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Le conformisme et la liberté

La tempête avait commencé tôt le matin par des éclairs et des coups de tonnerre, et il tombait maintenant une pluie fine et régulière ; il avait plu toute la journée et la terre rouge absorbait cette pluie. Le bétail s'était réfugié sous un grand arbre, là où était également un petit temple blanc. Le tronc de l'arbre semblait énorme, dans le champ vert qui l'entourait. Il y avait une ligne de chemin de fer de l'autre côté du champ, et les trains peinaient sur la légère pente, lançant un coup de sifflet triomphal lorsqu'ils l'avaient franchie. Si l'on marchait le long de la voie, on voyait de temps à autre un gros cobra aux anneaux magnifiques, coupé en deux par un train. Les oiseaux s'occupaient bien vite des restes et très rapidement il ne restait plus trace du serpent.

Il faut beaucoup d'intelligence pour vivre seul ; et vivre seul tout en restant malléable est très difficile. Vivre seul, sans refermer sur soi les murs de la gratification, demande une extrême vigilance, car la vie solitaire encourage la paresse, et les habitudes réconfortantes qui sont très difficiles à perdre. La vie solitaire favorise l'isole- ment et seuls les sages peuvent vivre seuls sans que cela se retourne contre eux ou contre les autres. La sagesse est solitaire, mais le chemin solitaire ne conduit pas à la sagesse. L'isolement c'est la mort et l'on ne trouve pas la sagesse dans le retrait.


Aucun chemin ne conduit à la sagesse, car tous les chemins séparent, excluent. De par leur nature même, les chemins ne peuvent conduire qu'à l'isolement, même si cet isolement est appelé l'unité, l'entier, l'un et ainsi de suite. Un chemin est quelque chose qui exclut, le moyen exclut également et la fin est semblable au moyen. Le moyen n'est pas séparé de la fin, du ce qui devrait être. La sagesse vient de la compréhension de notre relation à un champ, à un passant, à une pensée qui passe. Se refermer sur soi-même, s'isoler dans un but de recherche, c'est mettre d'ores et déjà un terme à toute découverte. La relation débouche sur une solitude qui n'est pas l'isolement. Il faut qu'existe la solitude, non pas celle de l'esprit qui se ferme, mais celle de la liberté. L'homme complet est seul, et l'homme inachevé recherche l'isolement.


Elle avait été écrivain, et ses livres avaient eu une large audience. Elle dit qu'il lui avait fallu de nombreuses années avant de pouvoir venir en Inde, car lorsqu'elle s'était mise en route elle n'avait pas la moindre idée de sa destination, et c'est seule- ment après toutes ces années que cela lui était devenu évident. Son mari et toute sa famille s'intéressaient aux questions religieuses, de façon très approfondie, mais elle avait cependant décidé de les quitter, et elle était venue dans l'espoir de trouver un peu de paix.


Elle ne connaissait absolument personne dans ce pays lorsqu'elle arriva, et la première année fut très pénible. Elle se rendit tout d'abord dans un ashram dont elle avait entendu parler. Le gourou qui le dirigeait était un doux vieillard qui avait eu certaines expériences religieuses sur lesquelles il vivait maintenant et qui répétait sans cesse des formules en sanscrit que ses disciples comprenaient. Elle fut bien accueillie dans cette retraite et il lui sembla facile de s'adapter à ses règles.


Elle y resta plusieurs mois mais ne trouva pas la paix et elle annonça son départ. Les disciples furent horrifiés qu'elle puisse seulement envisager de quitter un tel maître. Mais elle partit quand même. Elle se rendit ensuite dans un autre ashram, dans les montagnes, et y resta un certain temps, tout d'abord très heureuse car l'endroit était magnifique, parmi les arbres, les torrents et la vie naturelle. La discipline était assez stricte mais elle n'en fut pas gênée ; mais là encore il s'agissait de morts-vivants. Les disciples avaient le culte d'un savoir mort, d'une tradition fossilisée et d'un maître momifié.


Lorsqu'elle partit, ils furent tout aussi choqués et la menacèrent d'affres spirituelles. Elle se rendit alors dans une retraite fort connue où l'on répétait différentes assertions religieuses tout en pratiquant régulièrement des méditations imposées, mais elle découvrit bientôt qu'elle était prise au piège et que cela la détruisait. Ni le maître ni les disciples ne voulaient la liberté, bien qu'ils ne cessent d'en parler. Leur seule préoccupation était d'entretenir le centre et de garder des disciples au nom du gourou. Elle partit à nouveau pour aller ailleurs, où la même histoire se répéta à quelques détails près.


- Je vous assure que j'ai été dans la plupart des ashrams sérieux, et tous ne pensent qu'à vous garder, à vous broyer afin que vous entriez dans le système de pensée qu'ils appellent la vérité. Pourquoi veulent-ils tous que l'on se conforme à une discipline particulière, à un mode de vie établi par le maître ? Comment se fait-il qu'ils n'accordent jamais cette liberté qu'ils promettent tous ?


Le conformisme est satisfaisant, il confère la sécurité au disciple et le pouvoir au disciple comme au maître. Le conformisme renforce l'autorité, qu'elle soit séculière ou religieuse, et engendre l'ennui, qu'ils appellent la paix. Si l'on veut éviter de souffrir par le biais d'une certaine forme de résistance, pourquoi ne pas suivre ce chemin, même s'il est un peu douloureux ? Le conformisme anesthésie l'esprit en conflit. Nous souhaitons qu'on nous rende apathiques, insensibles ; nous essayons de nous fermer à la laideur et ce faisant nous ne voyons pas non plus la beauté. Se conformer à l'autorité des morts ou des vivants procure une intense satisfaction.


Le maître sait et vous ne savez pas. Il serait idiot d'essayer de comprendre par vous-même puisque le maître sait, et c'est ainsi que vous devenez son esclave, car l'esclavage vaut mieux que la confusion. Le maître et l'esclave profitent de leur exploitation mutuelle. Vous n'allez pas dans un ashram pour y trouver la liberté, n'est-ce pas ? Vous y allez pour vous faire consoler, pour mener une vie renfermée de discipline et de croyance, pour adorer et être adorée à votre tour - tout ce qu'on appelle la recherche de la vérité. Ils ne peuvent offrir la liberté, car ce serait travailler à leur propre perte.


La liberté ne se trouve dans aucune retraite, dans aucun système ni aucune croyance, ni dans le conformisme et la peur que l'on appelle discipline. Les disciplines ne peuvent apporter la liberté, elles peuvent la promettre mais l'espoir n'est pas la liberté. L'imitation comme moyen de parvenir à la liberté est très exactement le déni de la liberté, car les moyens sont la fin ; le fait de copier ne peut produire que d'autres copies et non pas la liberté. Mais nous aimons nous faire des illusions, et c'est pour cela que la contrainte ou la promesse de la récompense existent sous des formes variées et subtiles, l'espoir est le déni de la vie.


- J'évite maintenant les ashrams comme la peste. J'y suis allée pour trouver la paix et on ne m'a offert que des contraintes, des doctrines autoritaires et de vaines promesses. Comme nous acceptons facilement les promesses du gourou ! Quels aveugles nous sommes ! Moi du moins, après toutes ces années, je n'ai plus aucun désir de rechercher leurs récompenses promises. Physiquement, comme vous le voyez, je suis épuisée, car j'ai été assez folle pour appliquer leurs formules à la lettre. Dans l'une de ces retraites, où le maître est en train d'accéder à la célébrité, lorsque je leur ai dit que j'allais vous voir, ils levèrent les bras au ciel et certains avaient même des larmes dans les yeux.


Ce fut vraiment le comble! Je suis ici parce que je veux vous parler de quelque chose qui me tient à cœur. J'en ai glissé un mot à l'un des maîtres et il me répondit que je devais contrôler ma pensée. Voilà. La douleur de la solitude m'est insupportable. Je ne parle pas de la solitude physique, que j'apprécie, mais de la profonde douleur intérieure d'être seule. Que puis-je y faire? Comment faire face à ce vide ?


Le fait de demander votre route fait de vous un disciple. A cause de cette douleur de la solitude, vous demandez de l'aide, et le simple fait de chercher un conseil ouvre la porte à la contrainte, l'imitation et la peur. Le « comment » n'a pas la moindre importance, essayons de comprendre la nature de cette douleur plutôt que de tenter de la vaincre, de l'éviter ou de la dépasser. Tant qu'il n'y aura pas compréhension totale de cette douleur due à la solitude, un combat incessant empêchera toute paix et tout repos. Et que nous en ayons conscience ou non, la plupart d'entre nous nous essaient par la violence ou la subtilité d'échapper à cette peur.


Cette douleur est reliée au passé, et non à ce qui est. Il faut prendre conscience de ce qui est, non pas verbalement, ni théoriquement, mais par l'expérience directe. Et comment découvrir ce qui est réellement si vous l'appréhendez avec un sentiment de douleur ou de crainte ? Pour le comprendre, ne devez-vous pas l'aborder librement, dépouillée de tout le savoir passé qui l'entoure ? Votre esprit ne doit-il pas être renouvelé, libéré des souvenirs et des réponses habituelles? Je vous en prie, ne demandez pas comment l'esprit peut se libérer afin de percevoir ce qui est nouveau, mais écoutez la vérité contenue en cela: Seule la vérité libère, et non pas votre désir d'être libre. Le désir et l'effort de se libérer sont en soi des obstacles à la libération.


Pour comprendre ce qui est nouveau, l'esprit, avec toutes ses conclusions et ses protections, ne doit-il pas cesser toutes ses activités ? Ne doit-il pas être immobile, sans chercher un moyen de fuir cette solitude, ni d'y remédier ? Ne faut-il pas plutôt observer cette douleur de la solitude, ainsi que ses mouvements de désespoir et d'espoir ? Est-ce que ce ne sont pas précisément ces mouvements qui suscitent la solitude et la peur qu'elle inspire ? Car l'activité même de l'esprit n'est-elle pas un processus d'isolement, de résistance ? Toute forme de relation mentale ne débouche-t-elle pas sur la séparation et le retrait ?


L'expérience elle-même n'est-elle pas un processus d'auto-isolement ? De sorte que le problème n'est pas la douleur de la solitude mais bien l'esprit qui projette ce problème. La compréhension de l'esprit est le début de la liberté. La liberté n'est pas une chose du futur, elle est au point de départ. L'activité de l'esprit ne peut être comprise que dans le processus de réponse devant toutes les formes de stimulation. La provocation et la réponse constituent la relation à tous les niveaux. Toutes les formes d'accumulation, qu'il s'agisse du savoir, de l'expérience, de la croyance, font obstacle à la liberté. Et ce n'est que dans la liberté que la vérité peut être.


- Mais l'effort n'est-il pas nécessaire pour parvenir à la compréhension ?


Avons-nous jamais compris quelque chose dans la lutte, le conflit ? La compréhension n'intervient-elle pas lorsque l'esprit est parfaitement immobile, lorsque l'action de l'effort a cessé ? L'esprit que l'on rend tranquille n'est pas immobile, c'est un esprit mort, insensible. Le désir détruit la beauté du silence. - J.K.


Note 23 - Le conformisme et la liberté - Commentaire sur la vie tome 2

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