L'envie et la solitude
Sous cet arbre, ce soir-là, tout était tranquille. Un lézard répétait sur un rocher encore chaud. La nuit pourtant serait fraîche et le soleil ne se lèverait pas avant de longues heures. Les bœufs s'en revenaient lentement et lourdement des champs lointains où les hommes les employaient. Un hibou au cri rauque hurlait depuis le sommet de la colline. Il en était ainsi presque chaque soir, et les hululements s'espaçaient avec l'approche de la nuit. Mais parfois, il arrivait aussi que ce hululement résonne en pleine nuit. Les hiboux s'interpellaient dans la vallée, et leurs cris profonds semblaient renforcer le silence et la beauté de la nuit. C'était une soirée magnifique et la nouvelle lune se couchait derrière les collines sombres.
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La compassion n'est pas difficile lorsque le cœur n'est pas rempli des fourberies de l'esprit. C'est l'esprit avec ses peurs et ses demandes, ses attachements et ses refus, ses déterminations et ses besoins, qui détruit l'amour. Et qu'il est donc difficile de rester simple par rapport à cela! Vous n'avez nul besoin des philosophies et des doctrines pour être gentil et aimable. Ceux qui, dans le pays, ont l'efficacité et la puissance, feront en sorte que tous soient vêtus et nourris, bénéficient de logements et d'assistance médicale. Cela est inévitable, compte tenu de l'accroissement rapide de la production, et c'est la fonction d'un gouvernement bien organisé et d'une société équilibrée.
Mais ce n'est pas générosité provient d'une source toute différente, une source au-delà de toute mesure. Et l'ambition et l'envie la détruisent aussi sûrement que le feu brûle. Il faut toucher cette source, mais on doit l'aborder les mains vides, sans prières et sans sacrifices. On ne peut trouver cette source dans aucun livre et nul gourou ne peut la désigner. Et on ne peut l'atteindre en cultivant la vertu, bien que la vertu soit nécessaire, ni grâce à ses capacités et à son obédience. Lorsque l'esprit est serein, sans le moindre mouvement, elle apparaît. La sérénité n'a pas de motif, elle ignore l'envie du plus.
C'était une jeune femme que la souffrance rendait très lasse. Ce n'était pas la douleur physique qui la ravageait, mais quelque chose d'un autre ordre. Elle avait réussi grâce aux médicaments, à contrôler la douleur physique mais elle n'avait jamais rien pu faire contre la lancinante torture de la jalousie. Elle fit remarquer que cette jalousie était en elle depuis l'enfance, ce qui à cette époque ne prêtait pas encore à conséquence et qu'on excusait en souriant, mais maintenant c'était devenu une véritable maladie. Elle était mariée et avait deux enfants, et la jalousie détruisait toutes ses relations.
— On dirait que je ne suis pas seulement jalouse de mon mari et de mes enfants, mais également de quiconque semble avoir quelque chose que je n'ai pas, un plus vaste jardin ou une plus jolie robe. Tout cela peut paraître ridicule, mais c'est pour moi un calvaire. Dernièrement, j'ai consulté un psychanalyste et cela m'a apporté un apaisement momentané. Et puis tout a recommencé.
Cette société dans laquelle nous vivons n'encourage-t-elle pas l'envie? La publicité, la compétition, la comparaison, le culte du succès et tout ce que cela implique - est-ce que toutes ces choses n'encouragent pas l'envie? Car c'est le besoin d'un plus qui constitue la jalousie, n'est-ce pas?
— Mais...
Considérons d'abord l'envie en tant que telle et non les problèmes particuliers qu'elle suscite en vous, auxquels nous reviendrons plus tard. Êtes-vous d'accord?
— Tout à fait.
L'envie est un sentiment que l'on encourage et que l'on respecte, n'est-ce pas? L'esprit de compétition est valorisé et développé depuis notre enfance. On vous répète de toutes les façons que vous devez faire mieux que le voisin ; l'exemple du succès, le héros et ses actes valeureux, c'est cela que l'on ne cesse de nous enfoncer dans la tête. La société actuelle repose sur l'envie, et sur le désir d'accumulation. Si vous n'êtes pas tenté par les biens de ce monde mais que vous suiviez l'enseignement d'un quelconque maître religieux, on vous promet de la même façon une bonne place dans l'autre monde. C'est ainsi que nous sommes élevés, et le désir de réussir est profondément ancré en nous.
On recherche la réussite de différentes façons, la réussite en tant qu'artiste, en tant qu'homme d'affaires, en tant que croyant. Tout cela procède de l'envie, mais ce n'est qu'à partir du moment où l'envie se manifeste de façon pénible et douloureuse que nous essayons de nous en débarrasser. Aussi longtemps qu'elle reste une forme de compensation agréable, l'envie nous semble faire partie de notre nature. Car nous ne voyons pas que c'est dans ce plaisir même qu'est la douleur. L'attachement procure en effet du plaisir mais cela engendre également la jalousie et la douleur, et ce n'est pas l'amour. C'est dans ce champ d'activité que nous vivons, souffrons et mourons. Et ce n'est que lorsque cette action qui se referme sur elle-même provoque une douleur insupportable que nous luttons pour y échapper.
— Je crois que je saisis vaguement tout cela, mais que dois-je faire au juste?
Avant de chercher à savoir ce qu'il faut faire, essayons de savoir en quoi consiste le problème. Quel est-il?
— Je suis dévorée par la jalousie et je veux m'en libérer.
Vous voulez vous libérer des douleurs de la jalousie, mais vous voulez conserver cette curieuse forme de plaisir liée à la possession et à l'attachement, n'est-ce pas?
— Mais bien entendu! Vous ne voudriez quand même pas que je renonce à tout ce que je possède, n'est-ce pas?
Ne parlons pas de renonciation, restons-en au désir de posséder. Nous voulons posséder les gens de la même façon que les choses, et nous nous accrochons aux croyances comme aux espoirs. A quoi tient ce désir de posséder les êtres et les choses, cet attachement dévorant?
— Je l'ignore, je n'y ai jamais réfléchi. Il semble naturel d'être envieux, mais dans mon cas, c'est devenu un poison dans ma vie, un facteur de violente perturbation.
Nous avons effectivement besoin de certaines choses, telles que la nourriture, les vêtements et un lieu d'habitation, mais on les utilise en vue d'une satisfaction psychologique et cela donne lieu à de nombreux autres problèmes. Et dans le même ordre d'idées, le fait de dépendre psychologiquement de quelqu'un ne peut déboucher que sur l'anxiété, la jalousie et la peur.
— Oui, je suppose que dans cette optique je dépends effectivement de certaines personnes. C'est pour moi une nécessité, une sorte de compulsion, et sans eux je serais absolument perdue. Si je n'avais pas mon mari et mes enfants, je crois que je deviendrais folle, ou que je m'attacherais à quelqu'un d'autre. D'ailleurs je ne vois pas ce qu'il y a de mauvais dans l'attachement.
Nous n'essayons pas de savoir si c'est bon ou mauvais, mais nous tentons de déterminer ses causes et ses effets. Nous ne sommes pas en train de condamner ou de justifier la dépendance. Mais pourquoi dépend-on psychologiquement de quelqu'un d'autre? Le problème n'est-il pas là, et non pas dans le fait de découvrir comment se libérer des affres de la jalousie? La jalousie n'est que la conséquence, le symptôme et il est parfaitement inutile de ne s'occuper que du symptôme. Pourquoi dépendons- nous psychologiquement de quelqu'un d'autre?
— Je sais que je suis dépendante, mais je n'ai pas cherché à savoir pourquoi. Il m'a toujours semblé normal que nous dépendions tous de quelqu'un.
Il est certain que matériellement, nous dépendons tous les uns des autres, c'est naturel et inévitable. Mais tant que nous n'aurons pas compris notre dépendance psychologique par rapport aux autres, ne croyez- vous pas que les souffrances de la jalousie continueront? La question est véritablement: pourquoi ce besoin psychologique de l'autre?
— J'ai besoin de ma famille parce que je l'aime. Si je ne les aimais pas, cela me se- rait égal.
Voulez-vous dire que l'amour et la jalousie vont nécessairement de pair?
— Il me semble, car, si je ne les aimais pas je ne serais sûrement pas jalouse.
Dans ce cas, pour vous libérer de la jalousie il faut aussi que l'amour cesse, n'est-ce pas? Mais alors pourquoi vouloir vous libérer de la jalousie? Vous voulez conserver le plaisir de l'attachement et vous défaire de ses désagréments. Est-ce possible?
— Pourquoi pas?
L'attachement implique la peur, n'est-ce pas? Vous avez peur de ce que vous êtes, ou de ce que vous serez si l'autre vous quitte ou meurt, et c'est cette peur qui constitue l'attachement. Aussi longtemps que vous serez occupée par le plaisir de l'attachement, la peur est masquée et enfouie quelque part, mais malheureusement elle ne cesse pas pour autant d'exister. Et tant que vous ne serez pas libérée de cette peur, les affres de la jalousie continueront d'être agissantes.
— Mais de quoi ai-je peur?
La question n'est pas de savoir de quoi vous avez peur, mais plutôt de savoir si vous avez conscience de cette peur.
— Si vous me posez carrément la question, je suis bien obligée de le reconnaître. Eh bien oui, j'ai peur.
De quoi?
— De me perdre dans l'immensité ; de ne plus compter, de ne plus être aimée ; de me retrouver misérablement seule. Je crois que c'est ça: j'ai peur d'être seule, de ne pas être capable de faire face à la vie en étant seule, c'est pourquoi je dépends de mon mari et de mes enfants, et que je m'accroche désespérément à eux. J'ai toujours peur qu'il ne leur arrive quelque chose. Parfois mon désespoir s'exprime sous la forme de la jalousie, d'une colère que je ne peux maîtriser, et de choses de ce genre. J'ai peur que mon mari me quitte pour une autre. Je suis malade d'angoisse. Croyez-moi, j'ai passé des jours entiers à pleurer. Toutes ces contradictions et cette tourmente constituent ce que nous appelons l'amour, et vous me demandez si c'est cela l'amour. L'amour est-il compatible avec l'attachement? Je vois bien que non. L'attachement est une chose laide, et parfaitement égoïste. Je ne cesse pas de ne penser qu'à moi. Mais que dois-je faire?
Le fait de vous condamner et de dire que vous êtes haineuse, laide et égoïste ne diminue en rien le problème. Cela, au contraire, le renforce. Il est important de comprendre cela. Les condamnations ou les justifications vous empêchent de regarder ce qui est derrière la peur, c'est une distraction active qui vous évite de voir en face ce qui se passe réellement. Lorsque vous dites, « je suis moralement laide et égoïste », ces mots impliquent une condamnation, et vous renforcez ainsi la caractéristique condamnatoire qui fait partie intégrante du moi.
— Je ne comprends pas très bien.
Lorsque vous condamnez ou justifiez un acte fait par votre enfant, est-ce que vous le comprenez? Vous n'avez ni le temps ni l'envie d'expliquer et pour obtenir un résultat immédiat vous dites « fais ceci » ou « ne fais pas cela », mais vous n'avez rien compris à la complexité de l'enfant. Et de la même façon, le fait de condamner, de justifier ou de comparer s'oppose à la compréhension de vous-même. Il vous faut avant tout comprendre cette entité complexe qui n'est autre que vous-même.
— Oui, je comprends.
Alors dans ce cas, abordez la question lentement, sans condamner ou approuver. Il vous semblera extrêmement difficile de ne pas condamner ni justifier, parce que depuis des millénaires nous avons l'habitude de rejeter et d'approuver. Soyez attentive à vos propres réactions tandis que nous parlons ensemble.
Le problème, donc, n'est pas la jalousie et la façon de s'en débarrasser, mais la peur. Qu'est-ce que la peur? Gomment naît-elle?
— Je veux bien reconnaître qu'elle existe, mais je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle est.
La peur n'existe pas en tant que phénomène isolé, elle n'est que par rapport à quelque chose d'autre, n'est-ce pas? Il existe un état que vous appelez la solitude, et dès que vous prenez conscience de cet état, la peur apparaît. Mais la peur n'existe pas par elle-même. Qu'est-ce qui vous fait peur?
— Sans doute ma propre solitude, comme vous le dites.
Pourquoi « sans doute »? N'en êtes-vous pas sûre?
— J'hésite à être sûre de quoi que ce soit, mais la solitude est vraiment l'un de mes plus profonds problèmes. Cela a toujours existé en arrière-fond, mais c'est seulement aujourd'hui et grâce à cette conversation que je suis obligée de le regarder en face, de reconnaître son existence. C'est comme un vide gigantesque, terrifiant, et auquel on ne peut échapper.
Est-il possible de regarder ce vide sans lui donner de nom, sans tenter de le décrire? Répertorier un état en lui mettant une étiquette ne signifie nullement que nous le comprenions. C'est au contraire un obstacle à la compréhension.
— Je vois ce que vous voulez dire, mais je ne peux pas m'empêcher de mettre des étiquettes. C'est une réaction quasiment instantanée.
Le fait de ressentir un sentiment et celui de lui donner un nom sont deux actes pratiquement simultanés, n'est-ce pas? Peut-il exister un intervalle entre le moment où l'on éprouve et celui où l'on nomme ce que l'on a éprouvé? Si l'on fait l'expérience directe de cet intervalle, on découvre que le penseur cesse d'être en tant qu'entité séparée et distincte de la pensée. Le processus de la verbalisation fait partie du moi, cette entité qui est jalouse et qui tente de masquer sa jalousie. Si vous comprenez réellement cette vérité, la peur cesse. Le fait de nommer a un effet psychologique et physiologique. Et ce n'est que lorsqu'on ne nomme pas qu'il est possible d'avoir parfaitement conscience de ce que l'on appelle le vide de la solitude. Car alors l'esprit ne se sépare pas de ce qui est.
— J'ai beaucoup de mal à comprendre tout cela, mais je crois en avoir assimilé une partie, et je vais laisser cette compréhension se développer. - Jiddu Krishnamurti
Note 50 - L'envie et la solitude - Commentaire sur la vie tome 2
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