top of page

Le temps et la continuité

La lumière du soir se reflétait sur l'eau, et la masse sombre des arbres se découpait sur le soleil couchant. Un autocar très chargé passa, suivi par une grosse voiture qui transportait des gens très élégants. Un enfant jouait au cerceau. Un femme qui portait un lourd fardeau s'arrêta pour l'équilibrer puis reprit son chemin d'un pas las.

Un garçon à bicyclette qui semblait pressé de rentrer chez lui, lança au passage un salut à quelqu'un. Quelques femmes apparurent et disparurent, un homme s'arrêta pour allumer une cigarette, lança l'allumette dans l'eau, regarda autour de lui et continua sa route. Personne ne semblait prêter attention à l'eau ni aux arbres sombres qui se détachaient sur le ciel. Une jeune fille parlait à un bébé qu'elle tenait dans ses bras et tentait de l'amuser en lui montrant les eaux sombres et miroitantes. Des taches de lumière commençaient à apparaître aux fenêtres des maisons et l'étoile du soir naviguait dans le ciel.


Il est une forme de tristesse dont nous avons fort peu conscience. Nous connais- sons la douleur et la souffrance de nos luttes et de nos confusions personnelles ; nous connaissons la futilité et l'amertume de la frustration, nous connaissons aussi la plénitude de la joie et son côté transitoire. Nous percevons très bien nos propres peines mais nous n'avons aucune conscience de la tristesse des autres. Comment le pour- rions-nous enfermés comme nous le sommes dans nos infortunes et nos ennuis personnels? Nos cœurs las et déprimés nous empêchent de percevoir la lassitude d'autrui. La tristesse est tellement exclusive, c'est un facteur d'isolement et de destruction. Que le sourire s'efface rapidement! Toutes choses semblent se terminer dans la douleur, cet ultime isolement.


Elle était très cultivée, compétente et directe. Elle avait étudié les sciences et la religion et s'était intéressée de très près à la psychologie. Bien que très jeune, elle avait été mariée - et avait, précisa-t-elle, connu les problèmes classiques de la vie conjugale. Elle avait maintenant repris sa liberté et elle désirait profondément dépasser le conditionnement habituel, en même temps que les limites de l'esprit. Ses études lui avaient permis d'entrevoir des possibilités allant bien au-delà de l'accumulation consciente et collective du passé. Elle avait assisté à plusieurs conférences et causeries, expliqua-t-elle, et en avait retiré l'impression que tous les grands maîtres étaient agis par une même source. Elle avait écouté avec beaucoup d'attention et en avait tiré beaucoup de bénéfices et elle venait maintenant parler du problème du temps et de l'inépuisable.


— Quelle est cette source au-delà du temps, cet état d'être qui n'est pas contenu dans le raisonnement de l'esprit? Qu'est-ce que l'intemporel, cette créativité dont vous parlez?


Est-il possible d'avoir conscience de l'intemporel? Quels critères permettent de le reconnaître, d'en prendre conscience? Comment le reconnaîtriez-vous? Comment le mesureriez-vous?


— On ne peut le juger qu'à ses effets.


Mais le fait de juger est d'essence temporelle, et les effets de l'intemporel peuvent- ils se mesurer dans le temps? La seule façon de permettre l'intemporel, c'est peut-être de comprendre ce que représente exactement le temps pour nous. Mais peut-on parler de l'intemporel? Même si nous en avons tous deux conscience, pouvons-nous en parler pour autant? Nous y réussirons peut-être, mais notre expérience ne sera pas l'intemporel. Car on ne peut parler de l'intemporel et en rendre compte qu'en utilisant des moyens temporels. Or les mots sont inadéquats et le temps ne permettra ja- mais de comprendre l'intemporel. Il faut que le temps soit aboli pour que soit l'état d'intemporalité. Essayons donc tout d'abord de déterminer ce qu'est pour nous le temps.


— Il y a trois sortes de temps: le temps comme devenir, le temps comme distance et le temps comme mouvement.


Le temps est psychologique autant que chronologique. Le temps comme devenir, c'est le petit qui devient grand ; le char à bœufs qui évolue jusqu'à l'avion à réaction, le nourrisson qui devient l'homme. L'espace extra-terrestre est en perpétuel devenir, et il en va de même pour la terre. C'est là quelque chose d'évident, qu'il serait absurde de nier. Mais le temps comme distance est un phénomène plus complexe.


— On sait qu'un être humain peut être en deux endroits à la fois - rester plusieurs heures au même endroit tout en étant, dans le même temps, quelques minutes ailleurs.


La pensée peut vagabonder effectivement fort loin tandis que le penseur demeure au même endroit.


— Ce n'est pas à ce phénomène que je fais allusion. Il a été reconnu qu'une per- sonne, une entité physique, pouvait être simultanément en deux endroits bien séparés. Mais revenons à la question du temps.


Hier qui se sert d'aujourd'hui comme d'un accès au lendemain, le passé qui pénètre par le présent dans le futur, tout cela ne forme qu'un seul mouvement du temps et non trois mouvements distincts. Nous connaissons le temps comme phénomène chronologique, comme évolution et devenir. Il y a la graine qui croît et devient arbre, et il y a aussi le processus du devenir psychologique.


L'évolution est relativement compréhensible, nous la laisserons de côté pour l'instant. Le devenir psychologique implique la notion de temps. Je suis ceci et je deviendrai cela, en utilisant le temps comme moyen, comme passage d'un état à l'autre. Ce qui a été devient ce qui sera. Nous connaissons fort bien ce processus. Donc la pensée est temporelle, la pensée qui a été et celle qui sera, le ce qui est et l'idéal. La pensée est une production du temps et sans le processus de la pensée, le temps n'existerait pas. C'est l'esprit qui fabrique le temps, il est le temps.


— C'est parfaitement exact. C'est l'esprit qui fait le temps et c'est lui qui s'en sert. Hors du processus mental, le temps n'existe pas. Mais peut-on aller au-delà de l'es- prit? Existe-t-il un état qui ne soit pas mental?


Essayons de découvrir ensemble si un tel état existe. L'amour est-il de l'ordre de la pensée? Il nous arrive de penser à quelqu'un que nous aimons, lorsque l'autre est absent, nous pensons à lui, ou nous avons une image de lui, une photo. C'est la séparation qui suscite la pensée.


— Voulez-vous dire qu'en cas d'unicité temporelle la pensée cesse et fait place à l'amour?


L'unicité implique également la dualité, mais là n'est pas la question. L'amour est- il un processus de la pensée? La pensée procède du temps ; et l'amour est-il lié au temps? La pensée est limitée par le temps et vous vous demandez s'il est possible de se libérer de la qualité contraignante du temps.


— Cela doit être possible, car autrement il ne peut y avoir création. La création est impossible tant que fonctionne le processus de continuité. La création, c'est le nouveau, la vision nouvelle, l'invention, la découverte, la nouvelle formulation et non pas la continuation de ce qui était préalablement.


La continuité est la mort de la création.


— Mais comment mettre un terme à cette continuité?


Qu'entendons-nous pas continuité? De quoi est-elle faite? Qu'est-ce qui lie les moments entre eux, comme le fil les perles d'un collier? L'instant est neuf, mais ce nouveau est absorbé par l'ancien et c'est ainsi que se forme la chaîne de la continuité. Le nouveau peut-il vraiment exister en tant que tel, ou s'agit-il tout au plus de la récognition du nouveau par l'ancien? Si le nouveau est reconnu par l'ancien, est-il encore le nouveau?


L'ancien ne peut reconnaître que sa projection propre ; il prétend que c'est le nouveau mais c'est faux. Le nouveau n'est pas reconnaissable ; c'est un état de non-récognition, de non-association, dans lequel toute identification est impossible. L'ancien s'assure la continuité avec ses propres projections, mais il ne peut percevoir le nouveau. Le nouveau peut être traduit en termes anciens mais ne peut coexister avec lui. Faire l'expérience du nouveau n'est possible qu'en l'absence de l'ancien. L'expérience et la façon dont on l'exprime font partie du monde de la pensée, de l'idée. C'est la pensée qui traduit le nouveau dans le langage de l'ancien. C'est l'ancien qui fournit la continuité ; l'ancien est la mémoire, le mot qui tous deux sont d'essence temporelle.


— Mais comment mettre un terme à la mémoire? Est-ce possible?


Est-ce possible? Celui qui désire mettre un terme à la mémoire est également celui qui la fabrique, il n'est pas distinct de la mémoire. N'en est-il pas ainsi?


— Si, car celui qui fait l'effort est issu de la mémoire, de la pensée. La pensée est le produit du passé, conscient ou inconscient. Mais alors que faire?


Écoutez, je vous en prie, et vous ferez naturellement, sans effort, ce qui doit être fait. Le désir est pensée ; c'est le désir qui forge les chaînes de la mémoire. Le désir est effort, c'est l'action de la volonté. Le désir accumule. L'accumulation est une forme de continuité. Stocker l'expérience, le savoir, le pouvoir ou bien des objets suscite la continuité, et refuser ces mêmes choses c'est pratiquer une continuation négative. La continuation, qu'elle soit négative ou positive, est la même.


Le lieu de l'accumulation est le désir, le désir du plus ou du moins. Et le centre en est le soi, qui se situe à différents niveaux selon le conditionnement subi. Toute activité de ce centre ne peut que susciter une continuité plus étendue du soi. Tout mouvement de l'esprit est lié au temps et interdit toute création. L'intemporel n'est pas dans la qualité liée au temps de la mémoire. L'intemporel ne se mesure pas avec la mémoire, avec l'expérience. Et l'innommé apparaît seulement lorsque l'expérience, le savoir, a totalement cessé. Seule la vérité libère l'esprit de ses propres chaînes. - Jiddu Krishnamurti


Note 24 - Le temps et la continuité - Commentaire sur la vie tome 2

Commenti


Archives

G.S.N. - Groupe Serge Newman - Créateur du site Jiddu Krishnamurti - clscarre@gmai.com

bottom of page