Savoir et tradition
Combien d'entre vous ont remarqué l'arc-en-ciel hier soir? je me le demande. Il était là juste au-dessus de l'eau, soudain offert à nos yeux. C'était un spectacle magnifique, apportant un grand sentiment de joie, et donnant conscience de l'immensité et de la beauté de la terre. Pour faire partager une telle joie, il faut avoir une certaine connaissance des mots, du rythme et de la beauté du langage juste, n'est-ce pas? Mais ce qui est beaucoup plus important, c'est le sentiment lui-même, l'extase qui accompagne l'intense appréciation de quelque chose de beau ; et il est impossible d'éveiller en soi ce sentiment en cultivant simplement le savoir ou la mémoire.
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Nous avons pourtant besoin de connaissances pour communiquer, pour échanger des propos sur un sujet ; et pour cultiver le savoir, la mémoire est nécessaire. Sans le savoir requis, vous ne pouvez pas piloter un avion, construire de grandes routes, prendre soin des arbres, vous occuper d'animaux, et effectuer les nombreuses autres taches qui incombent à l'homme civilisé. Produire de l'électricité, travailler dans les diverses branches de la science, venir en aide à l'humanité grâce à la médecine, etc. - dans tous ces domaines, le savoir, l'information, la mémoire sont indispensables, et leur maîtrise implique de recevoir la meilleure éducation possible. Voilà pourquoi il importe d'avoir des enseignants de premier ordre, techniquement parlant, pour vous donner l'information adéquate et vous aider à cultiver des connaissances approfondies sur divers sujets.
Mais en fait, si le savoir est bien nécessaire à un certain niveau, il devient un obstacle à un autre niveau. Pour ce qui est de l'existence physique, il y a énormément de connaissances disponibles, et elles ne cessent de s'accroître. Il est essentiel d'avoir de telles connaissances et de les utiliser au bénéfice de l'homme. Mais n'y a-t-il pas une autre espèce de savoir qui, au niveau psychologique, devient un obstacle à la découverte de ce qui est vrai? Le savoir est après tout une forme de tradition, n'est-ce pas? Et la tradition consiste à cultiver la mémoire. La tradition est essentielle dans les choses d'ordre mécanique, mais quand on l'utilise comme moyen de guider l'homme sur le plan intérieur, elle devient un obstacle à la découverte de choses bien plus grandes.
Nous comptons sur le savoir, sur la mémoire, dans tout ce qui est d'ordre mécanique et dans notre vie quotidienne. Sans ce savoir, nous ne pourrions pas conduire une voiture, nous serions incapables de faire quantité de choses. Mais le savoir est un obstacle quand il devient une tradition, une croyance qui guide l'esprit, la psyché, l'être intérieur ; et il est également facteur de division: avez-vous remarqué que dans le monde entier les gens sont divisés en groupes, qui se désignent eux-mêmes comme hindous, musulmans, bouddhistes, chrétiens et ainsi de suite? Qu'est-ce qui les divise? Pas les investigations scientifiques, ni les connaissances en agriculture, ni les techniques de construction ou de pilotage des avions. Non, ce qui divise les gens, c'est la tradition, ce sont les croyances qui conditionnent l'esprit d'une certaine manière.
Le savoir est donc une entrave lorsqu'il devient une tradition qui façonne ou conditionne l'esprit pour le plier à un schéma particulier, car alors non seulement le savoir divise les gens et fait naître entre eux une hostilité, mais il empêche aussi la découverte fondamentale de ce qu'est la vérité, ce qu'est la vie, ce qu'est Dieu. Pour découvrir Dieu, l'esprit doit être libéré de toute tradition, de toute accumulation, de tout savoir susceptibles de lui servir de bouclier psychologique.
L'éducation a pour rôle de donner à l'étudiant des connaissances à profusion dans les divers domaines où l'humanité déploie ses efforts mais elle doit en même temps libérer son esprit de toute tradition, afin qu'il soit en mesure d'enquêter, de s'enquérir, de découvrir. Faute de quoi l'esprit devient mécanique, accablé par l'engrenage du savoir. S'il ne se libère pas en permanence des accumulations liées à la tradition, l'esprit est incapable de découvrir le suprême, cette chose éternelle. Mais il doit évidemment acquérir des connaissances et une information toujours plus larges afin d'être à même de prendre en charge tout ce dont l'homme a besoin et qu'il doit produire.
Le savoir, qui consiste à cultiver la mémoire, est utile et nécessaire à un certain niveau, mais il devient un obstacle a un autre niveau. Bien faire la distinction - en voyant où le savoir est destructeur et doit être écarté, et où il est essentiel et doit pouvoir fonctionner avec le minimum entraves - est le commencement de l'intelligence.
Mais à l'époque actuelle qu'arrive-t-il à l'éducation? On vous dispense diverses formes de savoir, n'est-ce pas? Lorsque vous irez à l'université, vous deviendrez peut-être ingénieur, médecin, avocat, vous pourrez avoir une licence en mathématiques ou dans une autre branche du savoir, ou suivre des cours d'économie familiale et apprendre à tenir une maison, à cuisiner, etc. Mais personne ne vous aide à vous libérer de toutes les traditions afin que dès le départ votre cerveau soit frais, enthousiaste et donc capable de faire en permanence des découvertes inédites. Les philosophies, les théories et les croyances acquises par vous dans des livres, et qui deviennent votre tradition, sont vraiment pour l'esprit des entraves, car il les utilise comme moyen d'assurer sa propre sécurité psychologique, et il est par conséquent conditionné par elles. Il est donc indispensable à la fois de libérer l'esprit de toute tradition et de cultiver les connaissances, la technique: telle est la fonction de l'éducation.
La difficulté est de libérer l'esprit du connu afin qu'il puisse découvrir en permanence ce qui est inédit. Un grand mathématicien a raconté avoir travaillé des jours durant sur un problème sans trouver la solution. Un matin, en faisant sa promenade habituelle, il vit soudain la réponse. Que s'était-il passé? Son esprit, étant au repos, était libre d'envisager le problème, et le problème lui-même révéla la réponse. Certes, il faut être bien informé du problème, mais l'esprit doit être libéré de cette information pour trouver la réponse.
En général, nous apprenons des faits, nous rassemblons des informations ou des connaissances, mais l'esprit n'apprend jamais à être calme, silencieux, à se libérer de toute l'agitation de la vie, à s'arracher au terrain où les problèmes prennent racine. Nous devenons membres de certaines sociétés, nous adhérons à une philosophie, nous nous consacrons à une croyance, ce qui est parfaitement inutile, car tout cela ne résout pas nos problèmes humains, c'est au contraire la source d'encore plus de souffrance et de plus grands malheurs. Ce qu'il faut, ce n'est pas une philosophie ou une croyance, mais que l'esprit ait la liberté d'enquêter, de découvrir et d'être créatif.
Vous bachotez pour réussir aux examens, vous amassez beaucoup d'informations que vous mettez par écrit pour avoir un diplôme, dans l'espoir de trouver un emploi et de nous marier: cela suffit-il? Vous avez acquis un savoir, une technique, mais, votre esprit n'est pas libre, vous devenez donc esclave du système en vigueur - ce qui signifie que vous n'êtes pas un être humain créatif. Certes, vous pouvez avoir des enfants, peindre quelques tableaux, ou écrire de temps à autre un poème, mais ce n'est assurément pas cela la créativité. Le premier impératif, c'est la liberté d'esprit, et ensuite la technique peut être mise à contribution pour permettre à cette créativité de s'exprimer.
Mais la maîtrise technique n'a aucun sens sans cette liberté d'esprit, sans cette extraordinaire créativité qui va de pair avec la découverte de ce qui est vrai. Malheureusement, pour la plupart d'entre nous, cette créativité reste lettre morte, car nous avons encombré notre esprit de connaissances, de traditions, de souvenirs, et des discours tenus par Shankara, Bouddha, Marx ou d'autres encore. Si par contre votre esprit est libre de découvrir ce qui est vrai, vous verrez surgir une abondante et incorruptible richesse, source d'une immense joie. Alors toutes nos relations - avec les êtres, les idées et les choses - prennent une tout autre signification. – Jiddu Krishnamurti