Les facettes de l'individu
Nous ne sommes pas un, mais plusieurs. L'un ne peut être que lorsque la pluralité cesse. Jour et nuit cette multitude bruyante Ce heurte et s'entrechoque, et c'est cette incessante bataille qui fait la douleur de vivre. Si nous détruisons un de nos « moi », un autre vient prendre sa place, et ainsi de suite, tout au long de notre vie. Nous essayons de donner à l'un de nos « moi » une place prépondérante, de le faire régner sur tous les autres, mais bientôt ce moi se fragmente et se multiplie. La voix de la multitude est la voix de l'unique, et c'est cette voix qui prend le pouvoir et qui gouverne ; mais c'est toujours le babil d'une voix. Nous sommes les voix de la foule, et nous essayons de saisir la voix calme et sereine de l'unique. L'unique est la multitude s> la multitude se tait pour écouter la voix de l'unique. La multitude ne peut jamais trouver l'unique.
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Il ne s'agit pas de savoir comment entendre la voix unique, mais de comprendre de quoi est faite la multitude que nous sommes. La Partie ne peut pas comprendre le tout ; une entité particulière ne peut pas comprendre la multitude d'entités qui nous composent. Si l'une des facettes de notre moi essaie de contrôler, discipliner et modeler les autres facettes, elle ne réussira qu'à s'amenuiser et restreindre son champ d'activités propres.
On ne peut pas comprendre le tout par l'intermédiaire de la partie ; c'est pourquoi nous ne pouvons jamais comprendre. Si nous ne pouvons jamais voir le tout, si nous n'avons jamais conscience du tout, c'est que nous attachons une importance prépondérante à la partie. La partie se divise et devient la multitude. Pour avoir conscience du tout, du conflit de la multitude, il faut comprendre le désir. Toutes les activités sont la conséquence du désir. Le désir ne doit pas être sublimé ou supprimé: il doit être compris hors de celui qui comprend. Si l'entité qui comprend est là, alors c'est encore l'entité du désir. Comprendre hors du sujet qui fait cette expérience, c'est se libérer de l'un et du multiple.
Toute adhésion et tout refus, toute analyse et tout consentement ne font que fortifier la position du sujet de l'expérience. Celui-ci ne peut pas comprendre le tout. Celui qui fait une expérience la fait avec toutes ses expériences antérieures, et il n'est pas possible de comprendre dans l'ombre du passé. Dépendre du passé peut être un moyen d'agir, mais cultiver les moyens n'amène pas à la connaissance. Comprendre n'est pas donné à l'esprit, comprendre ne relève pas de la pensée ; et si l'on arrive à discipliner la pensée et à faire le silence en elle afin de saisir ce qui n'appartient pas à l'esprit, ce qui surgira sur l'écran du silence sera la projection du passé. Dans la conscience de tout cet enchaînement de phénomènes il y a un silence qui n'appartient pas à celui qui en fait l'expérience. C'est dans ce silence seulement que réside la connaissance.