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Le connu et l'inconnu

Les ombres du soir s'allongeaient sur les eaux immobiles, et le fleuve devenait calme à la fin du jour. On voyait sauter des poissons hors de l'eau, et de grands oiseaux au vol lourd venaient se percher sur les arbres. Le ciel était d'un bleu argent et il n'y avait pas un nuage. Un bateau rempli de monde descendait le fleuve ; on entendait chanter et battre des mains ; au loin une vache mugissait. Les parfums du soir commençaient à se lever. Une guirlande de soucis passait lentement, au fil de l'eau, qui étincelait au soleil couchant. Que tout cela était beau: le fleuve, les oiseaux, les arbres et les gens dans le bateau!

Nous étions assis sous un arbre, près d'un petit temple, et quelques vaches maigres erraient çà et là. Le temple était propre et bien entretenu, et les fleurs étaient soignées et arrosées. Un homme disait ses prières du soir, d'une voix monotone et plaintive. Sous les rayons obliques du soleil, l'eau prenait la teinte des fleurs fraîchement écloses. Puis quelqu'un vint se joindre à nous et se mit à nous parler de ses expériences.


Il disait qu'il avait consacré plusieurs années de sa vie à rechercher Dieu, qu'il avait mené une existence très austère et avait renoncé à beaucoup de choses qui lui étaient chères. Il avait également donné son concours à diverses œuvres sociales, avait aidé à la construction d'une école, etc. Il s'intéressait à beaucoup de choses, mais c'était la recherche de Dieu qui le passionnait le plus ; et maintenant, après bien des années, Sa voix s'était fait entendre, et elle le guidait dans les petites choses comme dans les grandes. Il ne désirait rien pour lui-même, mais il obéissait à la voix intérieure de Dieu. Elle répondait toujours à ses( questions, bien qu'il altérât souvent la clarté de ses réponses ; il priait toujours pour la purification du vase, pour qu'il fût digne de recevoir.


Pouvons-nous trouver ce qui est au-delà de toute mesure? Cette chose qui est façonnée par le temps peut-elle rencontrer ce qui n'appartient pas au temps? Une règle ou des pratiques sévères peuvent-elles nous porter en face de l'inconnu? Y a-t-il un moyen d'atteindre ce qui n'a pas de commencement et pas de fin? Cette réalité peut- elle se laisser prendre dans le filet de nos désirs? Ce que nous attrapons n'est que la projection du connu ; mais l'inconnu ne peut être capturé par le connu. Ce qui est donné n'est pas l'innommable, et en nommant nous ne faisons que susciter des réponses conditionnées. Ces réponses, si nobles et agréables soient-elles, ne sont pas le réel. Nous répondons à des stimulants, mais la réalité n'offre aucun stimulant: elle est.


L'esprit va du connu au connu, et il ne peut pas atteindre l'inconnu. Vous ne pouvez pas penser à quelque chose que vous ne connaissez pas ; c'est impossible. Ce à quoi vous pensez vient du connu, du passé, que ce passé soit très reculé ou qu'il ne date que de la seconde précédente. Ce passé est pensé, modelé et conditionné par de nombreuses influences, il se transforme selon les circonstances et les nécessités, mais il demeure toujours une opération du temps.


La pensée ne peut qu'affirmer ou nier, elle ne peut ni chercher ni découvrir quelque chose de nouveau. La pensée ne peut pas rencontrer le nouveau ; mais quand la pensée se tait, alors il peut y avoir le nouveau... que la pensée transforme immédiatement en de l'ancien, en quelque chose qui a déjà été l'objet d'une expérience. La pensée modèle, modifie et colore toujours d'après l'expérience. La fonction de la pensée est de communiquer, mais non d'éprouver une expérience. La pensée ne peut que s'emparer de l'expérience pour la faire entrer dans les catégories du connu. La pensée ne peut pas pénétrer dans l'inconnu, de sorte qu'elle ne peut ni découvrir ni faire l'expérience de la réalité.


Les disciplines, les renoncements, les détachements, les rituels, les pratiques de la vertu, tout cela, si noble soit-il, n'est que le processus de la pensée ; et la pensée ne peut agir qu'en vue d'une fin, d'un but, d'une réalisation, toutes choses qui appartiennent au connu. La réalisation est la sécurité, la certitude du connu dont le moi s'entoure pour se protéger. Rechercher la sécurité dans l'inconnu, dans l'indicible, est un non-sens. La sécurité que l'on pourra trouver n'est qu'une projection du passé, du connu. C'est pour cela que l'esprit doit rester entièrement et profondément silencieux.


Mais ce silence ne peut pas s'obtenir par le sacrifice, la sublimation ou la suppression. Ce silence vient lorsque l'esprit ne cherche plus, lorsqu'il n'est plus engagé dans un devenir. Ce silence n'est pas cumulatif, il ne peut pas s'édifier par des pratiques. Ce silence doit être aussi inconnu de l'esprit que l'intemporel ; car si l'esprit fait l'expérience du silence, c'est qu'il y a une conscience qui résulte d'expériences antérieures, qui est déjà instruite d'un précédent silence ; et une expérience faite par la conscience, à quelque niveau que ce soit, n'est que la répétition d'une projection du moi. L'esprit ne peut jamais faire l'expérience de ce qui est nouveau ; aussi l'esprit doit-il demeurer entièrement immobile.


L'esprit ne peut être immobile que lorsqu'il n'est le lieu d'aucune expérience, c'est- à-dire lorsqu'il ne désigne et ne nomme rien, lorsqu'il ne classe rien et n'emmagasine rien dans la mémoire. C'est pourtant ce qui se passe en permanence à tous les niveaux de la conscience, et pas seulement à l'étage le plus élevé de l'esprit. Mais quand la surface de l'esprit est en repos, les couches plus profondes peuvent encore travailler. Ce n'est que lorsque la totalité de la conscience est immobile et silencieuse, libre de tout devenir, c'est-à-dire spontanément ouverte, qu'elle est accessible à l'incommensurable. Le désir de maintenir cette liberté, cette ouverture, donne une continuité à la mémoire, ce qui est un obstacle à la réalité. La réalité n'a pas de continuité ; elle est instantanée, toujours nouvelle, toujours originelle. Ce qui a une continuité ne peut jamais être créateur.


La pointe de l'esprit n'est encore qu'un instrument de communication, elle ne peut pas mesurer ce qui est sans mesure. On ne peut pas parler de la réalité ; et quand on en parle, ce n'est plus la réalité. C'est cela la méditation. - Jiddu Krishnamurti


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