L'individu et la société
Il disait que l'État, avec sa législation et son organisation de plus en plus sévère, absorbait l'individu presque partout dans le monde, et que le culte de l'État remplaçait maintenant le culte de Dieu. Dans Presque tous les pays l'État pénétrait jusque dans l'intimité des citoyens ; on leur disait ce qu'il fallait lire et ce qu'il fallait penser. L État avait partout l'œil sur les citoyens, et c'était un œil tout puisant » un œil quasi divin, et l'État assumait maintenant les fonctions de l'Église. C'était la nouvelle religion. Autrefois l'homme était l'esclave de l'Église, mais maintenant il était l'esclave de l'État. Autrefois c'était l'Église qui contrôlait son éducation, et maintenant c'était l'État ; et aucun ne se souciait de la libération de l'homme.
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Quelle est la nature des relations entre l'individu et la société? Évidemment la société existe pour l'individu, et non l'inverse. La société existe pour que l'individu puisse se développer, pour que l'individu soit libre et qu'il ait la possibilité d'éveiller toutes les facultés de son intelligence. Cette intelligence n'est pas seulement le fruit d'une technique ou du savoir ; elle doit aussi être en contact avec cette réalité créatrice qui n'est pas perceptible à la surface de l'esprit. L'intelligence n'est pas le résultat d'une accumulation, mais la liberté en face des réalisations et des succès. L'intelligence n'est jamais statique ; elle ne peut pas être imitée et étalonnée, et par conséquent elle ne s'enseigne pas. L'intelligence doit être découverte dans la liberté.
La volonté collective et son action, qui est la société, n'offre pas cette liberté à l'individu car la société, n'étant pas organique, est toujours statique. La société a pour but le bien de l'homme ; elle ne possède en propre aucun mécanisme indépendant. Les hommes peuvent s'emparer de la société, la guider, la façonner, ou exercer sur elle leur tyrannie, selon leurs états psychologiques, mais la société n'est pas le maître de l'homme. Elle peut l'influencer, mais l'homme finit toujours par la renverser. Il y a conflit entre l'homme et la société parce que l'homme est en conflit avec lui-même ; il y a conflit entre ce qui est statique et ce qui est vivant. La société est la manifestation extérieure de l'homme. Le conflit entre lui et la société est le conflit qui se déroule à l'intérieur de lui-même. Ce conflit, extérieur et intérieur, existera toujours tant que l'intelligence suprême n'est pas éveillée.
Nous sommes des individus et nous sommes des entités sociales ; nous sommes des hommes et nous sommes des citoyens, nous sommes isolés dans notre devenir, et nos plaisirs et nos peines sont solitaires. Pour que soit la paix, nous devons com- prendre les rapports exacts entre l'homme et le citoyen. Certes, l'État préférerait que nous soyons entièrement citoyens, mais c'est là la stupidité des gouvernements. De notre côté nous voudrions remettre l'homme entre les mains du citoyen, car il est plus facile d'être un citoyen que d'être un homme.
Être un bon citoyen, c'est remplir une fonction efficace dans le cadre d'une société donnée. L'efficacité et l'adaptation que la société réclame du citoyen et qu'elle lui enseigne le rendent impitoyable, et il est alors capable de sacrifier l'homme au citoyen. Un bon citoyen n'est pas nécessairement un homme bon ; mais un homme bon est obligé d'être un bon citoyen, de quelque société ou pays qu'il soit.
De par sa nature bonne, ses actions ne seront pas antisociales, il ne fera rien qui puisse porter préjudice à un autre homme. Il vivra en bonne intelligence avec les autres hommes bons: il ne recherchera pas le pouvoir car il n'a pas d'autorité ; il pourra faire preuve d'efficacité sans brutalité. Le citoyen cherche à sacrifier l'homme ; mais l'homme qui est tourné vers la recherche de l'intelligence suprême esquivera naturellement les stupidités du citoyen. Aussi l'État sera-t-il contre l'homme bon, l'homme de l'intelligence ; mais un tel homme est libre en face de tout gouvernement et de toute patrie.
L'homme intelligent créera une société bonne ; mais un bon citoyen ne donnera jamais naissance à une société dans laquelle l'homme de l'intelligence suprême aura sa place. Le conflit entre le citoyen et l'homme est inévitable si le citoyen prédomine ; et toute société qui fait délibérément fi de l'homme est condamnée. La réconciliation entre le citoyen et l'homme ne se produit que lorsque les mécanismes psychologiques de l'homme sont compris. L'État, la société présente, ne s'occupe pas de l'homme intérieur ; elle ne s'intéresse qu'à l'homme extérieur, au citoyen.
Elle peut négliger l'homme intérieur, mais elle écrase toujours l'homme extérieur, détruisant ainsi tout l'appareil conçu pour le citoyen. L'État sacrifie le présent au futur, se réservant toujours l'alibi du futur ; il considère que le futur seul importe, et non le présent. Mais pour l'homme intelligent, le présent est de la plus haute importance, le maintenant, et non pas le demain. Ce qui est ne peut être compris que si le futur s'évanouit. La com- préhension de ce qui est engendre la transformation dans le présent immédiat, dans 1'instant. C'est cette transformation qui est de la plus haute importance, et non de ré- concilier le citoyen et l'homme. Lorsque cette transformation se produit, le conflit entre l'homme et le citoyen cesse aussitôt. - Jiddu Krishnamurti