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La sécurité

Le petit ruisseau coulait très doucement en longeant le sentier qui contournait les rizières, et il était couvert de lotus ; ils étaient d'un violet foncé avec le cœur doré, et ils se balançaient au-dessus de l'eau. Ils étaient très beaux, et tout enveloppés de leur parfum. Le ciel était couvert ; une petite pluie fine commençait à tomber, et l'on en- tendait tonner au loin. L'orage était encore éloigné, mais il se rapprochait de l'arbre sous lequel nous nous étions abrités. Puis une lourde pluie éclata, et les feuilles de lotus commençaient à retenir des gouttelettes d'eau. Lorsque la charge devenait trop lourde, la feuille s'inclinait, provoquant une petite cascade ; la feuille se redressait alors, et l'eau, imperceptiblement, l'alourdissait de nouveau.

L'orage était maintenant au-dessus de l'arbre, et les bêtes, effrayées, tiraient désespérément sur leur corde. Un veau noir, tout mouillé et frissonnant, jetait des appels plaintifs ; il brisa son lien et se réfugia dans une hutte voisine. Les fleurs de lotus se refermaient pour se protéger de la nuit ; il aurait fallu déchirer les pétales mauves pour atteindre le cœur doré. Ils resteraient ainsi tout repliés sur eux-mêmes jusqu'à ce que le soleil vînt à nouveau les effleurer. Même dans leur sommeil ils étaient beaux. L'orage s'éloignait en direction de la ville ; il faisait tout à fait nuit maintenant, et l'on entendait tout juste le murmure du ruisseau.


Le sentier conduisait au village, puis à la route qui nous ramenait à la ville pleine de bruit.


C'était un jeune homme bien nourri, qui avait un peu voyagé et avait été au collège. Il était nerveux et ses yeux étaient inquiets. Il était tard, mais il désirait parler ; il voulait que quelqu'un explorât son esprit pour lui. Il se décrivit d'une manière très simple, sans hésitation et sans prétention. Son problème était clair, mais pas pour lui ; il tâtonnait.


Nous n'écoutons ni ne découvrons ce qui est ; nous jetons nos idées et nos opinions à la face de l'autre, en essayant de faire pénétrer l'autre dans le cadre de notre pensée. Nos pensées et nos jugements nous importent beaucoup plus que de découvrir ce qui est. Ce qui est est toujours simple ; c'est nous qui sommes complexes. Nous rendons complexe ce qui est simple, ce qui est, et nous nous noyons dans cette complexité. Nous ne prêtons l'oreille qu'au bruit toujours croissant de notre confusion. Pour écouter, nous devons être libres. Non que nous ne devions pas avoir de distractions, car penser est une forme de distraction. Nous devons être libres pour être silencieux, et c'est alors seulement que nous pouvons entendre.


Il disait qu'au moment de s'endormir, il se redressait toujours sur son lit saisi de terreur. La chambre alors perdait toutes proportions. Les murs s'écartaient, il n'y avait plus de toit et le plancher disparaissait. Il avait peur et il transpirait abondamment. Cela durait depuis des années.


De quoi avez-vous peur?


« Je ne sais pas ; mais quand je me réveille ainsi, je vais vers ma sœur, ou vers mon père et ma mère, et je parle avec eux un moment pour me calmer, puis je re- tourne me coucher. Ils sont très compréhensifs, mais j'ai plus de vingt ans et cela devient un peu ridicule. »

Êtes-vous inquiet pour l'avenir?


« Oui, un peu. Nous avons de l'argent, mais l'avenir m'inquiète un peu. »


Pourquoi?


« Je voudrais me marier et assurer une vie confortable à ma future femme. »


Pourquoi vous inquiéter de l'avenir? Vous êtes très jeune, et vous pouvez travailler et lui assurer le nécessaire. Pourquoi vous préoccupez-vous tant de cela? Avez-vous peur de perdre votre position sociale?


«Un peu. Nous avons une voiture, des biens et une bonne réputation. Naturellement je ne voudrais pas perdre tout cela, et c'est peut-être ce qui me donne ces cauchemars. Mais ce n'est pas exactement cela. C'est la peur de ne pas être. Quand je me réveille dans cet état de terreur, j'ai le sentiment d'être perdu, de n'être personne, il me semble que je vais tomber en morceaux. »


Après tout, un nouveau gouvernement peut venir au pouvoir, et vous pouvez perdre tous vos biens ; mais vous êtes jeune et vous pouvez toujours travailler. Il y a des millions de gens qui perdent tout ce qu'ils ont, et cela peut vous arriver à vous aussi. En outre les choses de ce monde doivent être partagées, et non gardées égoïstement pour soi. A votre âge, pourquoi êtes-vous si préoccupé de ces choses, pourquoi avoir peur de perdre ce que vous avez?


« Voyez-vous, je désire épouser une jeune fille que j'aime, et j'ai peur que quelque chose nous empêche de nous marier. Pour l'instant il n'y a aucun empêchement, mais elle me manque, et je lui manque, et c'est peut-être là un autre motif de peur. »


Est-ce là la cause de votre peur? Vous dites qu'il n'y a aucune raison pour que votre mariage ne se fasse pas ; alors pourquoi avoir peur, et de quoi?


«Oui, c'est vrai, nous pouvons nous marier dès que nous le déciderons ; cela ne peut donc pas être cela la cause de ma peur, du moins pas maintenant. Je crois qu'en réalité j'ai peur de ne plus exister, de perdre mon identité, mon nom. »


Si vous ne vous souciiez pas de votre nom et que vous eussiez encore *os biens, votre réputation, et ainsi de suite, n'auriez-vous pas toujours peur? Qu'entendons-nous par identité? C'est s'identifier à un nom, des biens, une personne, des idées ; c'est être associé à quelque chose, c'est être considéré comme ceci ou cela, être étiqueté comme appartenant à un groupe particulier ou à un pays, etc. Vous avez peur de perdre votre étiquette, est-ce cela?


« Oui, autrement dit, qui suis-je? Oui, c'est cela. »


Ainsi vous êtes vos biens. Votre nom et votre réputation, votre voiture et vos autres biens, la jeune fille que vous allez épouser, les ambitions que vous avez-vous êtes toutes ces choses. Ces choses ainsi que certaines caractéristiques et certaines va- leurs constituent ce que vous appelez « je » ; vous êtes la somme de tout cela, et vous avez peur de le perdre. Comme pour tout le monde, il y a toujours la possibilité de perdre ce que l'on a ; une guerre peut venir, il peut y avoir une révolution ou un nouveau gouvernement de gauche. Quelque chose peut arriver qui vous privera de toutes ces choses, dans l'immédiat ou plus tard. Mais pourquoi avoir peur de l'insécurité?


L'insécurité n'est-elle pas dans la nature de toutes choses? Contre cette insécurité vous dressez un mur qui vous protégera ; mais ce mur peut être renversé ; il est déjà en train de crouler. Vous pouvez échapper à sa ruine pendant quelques temps, mais le danger de l'insécurité est toujours là, que vous le vouliez ou non. Ce qui est, vous ne pouvez pas l'éviter ; l'insécurité est toujours là. Cela ne veut pas dire que vous deviez vous y résigner, ni que vous deviez l'accepter ou la refuser ; mais vous êtes jeune, et pourquoi avoir peur de l'insécurité?


«Maintenant que vous présentez les choses de cette façon, je ne crois pas que ce soit de l'insécurité que j'aie peur. Ce n'est pas le travail qui m'effraie ; j'ai un emploi et je travaille huit heures par jour, et bien que je n'y prenne pas grand plaisir, je peux le supporter. Non, je n'ai pas peur de perdre mes biens, la voiture et ainsi de suite ; et ma fiancée et moi pouvons nous marier quand nous voudrons. Je vois maintenant que ce n'est pas de tout cela que j'ai peur. Alors qu'est-ce que c'est? »


Cherchons ensemble. Je pourrais peut-être vous le dire, mais cela ne viendrait pas de vous ; cela resterait sur le plan verbal, et cela ne vous servirait à rien. La découverte doit venir de vous, et c'est cela qui est important. La découverte est une expérience directe ; nous découvrirons ensemble.


Si vous n'avez pas peur de perdre aucune de ces choses, si vous n'avez pas peur de l'insécurité matérielle, alors de quoi avez-vous peur? Ne répondez pas tout de suite ; écoutez simplement, soyez attentif à la réponse. Êtes-vous bien sûr que ce n'est pas de l'insécurité matérielle que vous avez peur? Pour autant qu'on puisse être sûr de ces choses, vous dites que ce n'est pas de cela que vous avez peur. Si vous êtes sûr que ce n'est pas là une simple affirmation verbale, alors de quoi avez-vous peur?


« Je suis absolument sûr que je n'ai pas peur de l'insécurité matérielle ; nous pouvons nous marier et avoir le nécessaire. C'est d'autre chose que la simple perte de biens matériels que j'ai peur. Mais qu'est-ce que c'est? »


Nous trouverons, mais n'allons pas trop vite. Vous voulez réellement trouver, n'est-ce pas?


« Oui, surtout maintenant que nous avons déjà fait tout ce chemin. De quoi ai-je peur? »


Pour trouver, nous devons être calme, vigilant, et ne pas désirer trouver à tout prix. Si vous n'avez pas peur de l'insécurité matérielle, avez-vous peur d'une insécurité intérieure, ou de n'être pas capable de réaliser un but que vous vous êtes assigné? Ne répondez pas, écoutez simplement. Vous sentez-vous incapable de devenir quelqu'un? Vous avez probablement un idéal religieux ; avez-vous le sentiment que vous n'êtes pas capable de vivre conformément à cet idéal, ou de l'atteindre? Avez-vous un sentiment de désespoir, de culpabilité ou de frustration?


« Vous avez tout à fait raison. Depuis que je vous ai entendu, il y a des années de cela, j'étais encore un jeune garçon, mon idéal a été, si j'ose dire, d'être comme vous. Nous avons la religion dans le sang, et j'ai senti que je pouvais être comme cela ; mais il y a toujours eu au fond de moi la peur de ne jamais y arriver. »


Allons doucement. Quoique vous n'ayez pas peur de l'insécurité matérielle, vous avez peur de l'insécurité intérieure. Un autre trouve la sécurité dans la réputation, la célébrité, l'argent, et ainsi de suite, tandis que vous, vous désirez la sécurité intérieure que donne un idéal. Et vous craignez de n'avoir pas les capacités voulues pour devenir cet idéal. Pourquoi voulez-vous devenir ou atteindre un idéal? N'est-ce pas seulement pour vous sentir en sécurité? C'est ce refuge que vous appelez un idéal ; mais en réalité vous voulez être en sécurité, protégé? Est-ce cela?


« Oui, vous avez mis le doigt dessus, c'est exactement cela. »


Maintenant vous l'avez découvert, n'est-ce pas? Mais allons plus loin. Vous voyez la futilité de la sécurité matérielle, extérieure ; mais voyez-vous aussi combien il est vain de rechercher la sécurité intérieure en voulant devenir l'idéal? L'idéal est votre refuge, comme d'autres cherchent refuge dans l'argent. Voyez-vous réellement cela? « - Oui, je le vois. »


Soyez donc ce que vous êtes. Lorsque vous voyez la fausseté de l'idéal, il se détache de vous. Vous êtes ce qui est. De là, essayez de comprendre ce qui est - mais non en vue d'une fin particulière, car la fin, le but, l'objectif est toujours très loin de ce qui est. Ce qui est, c'est vous-même, non à une période particulière, non dans certaines conditions subjectives privilégiées, mais vous-même tel que vous êtes spontanément, instantanément, immédiatement. Ne portez pas de jugement ni de condamnation sur vous-même, et ne vous résignez pas à ce que vous voyez, mais soyez vigilant et attentif sans interpréter le mouvement de ce qui est. Ce sera difficile, mais vous en éprouverez aussi de la joie. Seul ce qui est libre connaît le bonheur, et la liberté vient avec la vérité de ce qui est. - Jiddu Krishnamurti


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