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Être intelligent, c'est être simple

La mer était d'un bleu profond, et le soleil couchant embrasait les nuages bas. Un garçon de treize ou quatorze ans, vêtu d'un pagne humide, se tenait près d'une voiture, frissonnant et faisant semblant d'être muet. Il mendiait, et son numéro était excellent. Dès qu'il eut quelques pièces, il s'en alla en courant sur le sable. Les vagues venaient doucement mourir sur la plage sans effacer complètement les traces de ses pas. Les crabes faisaient la course avec les vagues, évitant de se trouver sur votre chemin. Ils se laissaient emporter par une vague, et par le mouvement des sables, puis réapparaissaient, prêts à affronter le prochain rouleau d'écume. Assis sur deux larges bûches assemblées, un homme était allé pêcher en haute mer et il rentrait maintenant avec deux gros poissons.

Il était basané, brûlé au feu de mille soleils. Abordant avec adresse et agilité, il tira son radeau sur le sable sec, hors de l'atteinte des vagues. Il y avait un peu plus loin un bosquet de palmiers qui s'inclinaient vers la mer, et derrière eux, encore plus loin, la ville. A l'horizon, un paquebot semblait totalement immobile, et un vent léger venait du nord. C'était un moment de grande beauté et de calme, au cours duquel le ciel et la terre se rencontraient. On pouvait rester assis sur le sable à contempler le mouvement incessant des vagues, dont le rythme semblait se répercuter sur la terre. Votre esprit était vivant, mais pas à la façon de la mer à l'infini va-et-vient. Il était vif et passait d'un horizon à l'autre.


Sans hauteur ni profondeur, n'étant ni loin ni près, l'esprit n'avait pas de point central à partir duquel mesurer ou encercler la totalité. La mer, le ciel et la terre étaient bien là, mais il n'existait pas d'observateur. L'espace était immense et la lumière incommensurable. L'éclat du soleil cou- chant illuminait les arbres, baignait le village et s'étendait bien au-delà du fleuve, et cela était une lumière qui ne s'éteignait jamais et brillait éternellement. Et curieusement, elle ne produisait pas d'ombre, il n'était pas possible de voir votre ombre à partir d'elle. Vous n'étiez pas endormi, vous n'aviez pas fermé les yeux, car les étoiles étaient maintenant visibles. Mais que vos yeux soient ouverts ou fermés, la lumière était toujours présente. Il était impossible de la capter pour la mettre sur un autel.


Mère de trois enfants, elle avait une apparence de simplicité, tranquille et sans prétention. Lorsqu'elle se mit à parler, sa timidité nerveuse s'estompa, et elle devint attentive. Son fils aîné avait fait ses études à l'étranger et il était maintenant ingénieur électronicien ; le second avait un poste élevé dans une usine de textile et le cadet terminait tout juste ses études. C'étaient d'excellents enfants, dit-elle, et il était évident qu'elle était fière d'eux. Leur père était mort quelques années auparavant, mais il avait fait en sorte qu'ils reçoivent une bonne éducation sans avoir de difficultés pécuniaires. Il avait laissé à sa femme le peu qu'il pouvait posséder par ailleurs et comme elle avait des besoins minimes, elle était elle aussi à l'abri. Elle s'interrompit à ce point de son récit, éprouvant de toute évidence une certaine difficulté à exprimer ce qui occupait son esprit. Devinant ce dont elle voulait parler, je la questionnai avec une certaine hésitation.


Aimez-vous vos enfants ?


— Mais bien sûr que je les aime, répondit-elle rapidement, soulagée par cette entrée en matière. Quelle mère n'aimerait pas ses enfants ? Je les ai élevés dans l'amour et l'attention, et je me suis occupée toutes ces dernières années de leurs allées et venues, de leurs peines et de leurs joies et de tout ce qui incombe à une mère. Ce sont d'excellents enfants qui ont été très gentils avec moi. Ils ont fait de bonnes études et ils réussiront dans la vie. Ils ne laisseront peut-être pas un souvenir impérissable en ce monde, mais après tout, rares sont ceux qui le font. Nous habitons tous ensemble pour l'instant et lorsqu'ils se marieront je vivrai chez l'un d'eux, s'il veut bien de moi. J'ai naturellement ma propre maison, et je ne dépends pas d'eux économiquement. Mais la question que vous venez de poser est tellement étrange.


Vraiment ?


— Voyez-vous, je n'ai encore jamais parlé de moi à quiconque, pas même à ma sœur, ou à mon défunt mari, et qu'on me pose une telle question est tellement étonnant - mais c'est cependant quelque chose dont je veux vraiment parler avec vous. Il m'a fallu beaucoup de courage pour venir vous voir, mais je suis heureuse de l'avoir fait et vous m'avez beaucoup facilité les choses. J'ai toujours été portée à l'écoute, mais non pas dans le sens que vous accordez à ce mot. J'avais pour habitude d'écouter mon époux et ses associés lorsqu'ils venaient à la maison, et c'est pourquoi j'étais silencieuse la plupart du temps. On apprend à écouter les autres, mais la presque totalité de ce que l'on entend n'est rien d'autre que ce que l'on savait déjà. Les hommes bavardent autant que les femmes, en dehors du fait qu'ils se plaignent de leur travail et de leur salaire insuffisant. Certains parlent de la promotion qu'ils souhaitent tellement et d'autres des réformes sociales, du travail au village ou de ce que le gourou a déclaré. Je les ai tous écoutés et je n'ai ouvert mon cœur à personne. Certains étaient plus habiles et d'autres plus stupides, mais en définitive aucun ne différait réellement de moi. J'aime la musique, mais je l'écoute d'une oreille différente. Il semble que je passe le plus clair de mon temps à écouter quelqu'un. Mais il y a également autre chose que j'écoute, quelque chose qui m'échappe sans cesse. Puis-je vous en parler ?


N'êtes-vous pas venue pour cela ?


— Si, je suppose que si. J'aurai bientôt quarante-cinq ans, voyez-vous, et j'ai passé la majeure partie de ces années à m'occuper des autres. Je me suis livrée à mille et une activité, au fil des jours. Il y a cinq ans que mon mari est mort, et depuis lors je me suis plus que jamais occupée des enfants. Et voilà qu'aujourd'hui, curieusement, je ne cesse de me trouver face à moi-même. Je suis venue vous écouter l'autre jour, avec ma belle-sœur, et vos paroles ont éveillé quelque chose en mon cœur, quelque chose qui avait toujours été là. Je ne parviens pas à mieux l'exprimer et j'espère que vous comprendrez ce que je veux dire exactement.


Puis-je vous aider ?


— Oh oui, je vous en prie.


Il est difficile d'être simple et de le rester en toutes choses, n'est-ce pas ? Nous faisons l'expérience d'une chose simple en soi, mais tout se complique très vite et il est malaisé de garder cette chose à l'intérieur des limites de sa simplicité originelle. N'avez-vous pas l'impression qu'il en est ainsi ?


— Si, d'une certaine façon. Il y a quelque chose de très simple au fond de mon cœur, et je ne parviens pas à en saisir la signification.


Vous avez déclaré que vous aimiez vos enfants. Quel est le sens du mot « amour » ?


— Je vous l'ai expliqué. Aimer ses enfants, c'est s'occuper d'eux, veiller à ce qu'ils ne souffrent pas et à ce qu'ils ne fassent pas trop d'erreurs. C'est les aider à avoir un bon métier, les voir se marier et ainsi de suite.


Est-ce tout ?


— Que peut faire d'autre une mère ?


Puis-je vous demander si l'amour de vos enfants suffit à combler la totalité de votre vie, ou seulement une partie ?


— Cela n'y suffit pas, reconnut-elle. Je les aime, mais cela n'a jamais rempli ma vie. Ma relation avec mon mari était différente. Il aurait pu remplir ma vie, lui, mais pas les enfants. Et maintenant que ce sont de jeunes hommes, il leur faut vivre leur propre vie. Ils m'aiment, et je les aime, mais la relation entre mari et femme est d'une autre nature et c'est en épousant la femme qui leur conviendra qu'ils connaîtront la plénitude la vie.


N'avez-vous jamais souhaité que vos enfants reçoivent une éducation correcte, qui leur permettrait d'aider à ce qu'il n'y ait plus de guerre et de ne plus mourir pour une idée ou pour satisfaire la soif de pouvoir d'un quelconque Politicien ? L'amour que vous leur portez ne vous incite-t-il pas à les aider à mettre en place une société différente dans laquelle la haine, l'antagonisme, l'envie, n'auraient plus de raison d'être ?


— Mais que puis-je y faire, moi? Je n'ai pas moi-même reçu ce type d'éducation, comment pourrais-je aider à créer un nouvel ordre social ?


N'éprouvez-vous pas des sentiments profonds à ce sujet ?


— Non, je crains que non. Éprouvons-nous jamais, d'ailleurs, des sentiments profonds ?

L'amour n'est-il pas quelque chose de profond, de vital, d'urgent ?


— Il devrait en être ainsi, mais ce n'est pas le cas pour la plupart d'entre nous. J'aime mes fils, et je prie le ciel que rien ne leur arrive. Mais si cela se produit, que puis-je faire d'autre que de verser des larmes amères ?


Si l'amour est en vous, n'est-ce pas suffisamment puissant pour vous faire agir ? La jalousie, comme la haine, est déterminante et active, et suscite des actions violentes et tumultueuses. Mais la jalousie n'est pas l'amour. Savons- nous seulement ce qu'est l'amour ?


— J'ai toujours pensé que j'aimais mes enfants, même si ce n'était pas la grande affaire de ma vie.


Y a-t-il donc dans votre vie un amour plus important que celui de vos enfants ? Il n'avait pas été facile d'en arriver là, et elle se sentait gênée et mal à l'aise au fur et à mesure que nous en approchions. Elle resta quelques instants sans parler, et nous demeurâmes assis en silence.


— Je n'ai jamais vraiment aimé, reprit-elle d'un ton bas. Je n'ai jamais rien ressenti profondément. J'ai été très jalouse, c'était un sentiment très violent, qui me déchirait le cœur et me rendait féroce. J'ai hurlé, j'ai pleuré, j'ai fait des scènes et même, Dieu me pardonne, j'ai frappé. Mais tout cela est terminé. Le désir sexuel était lui aussi très puissant mais cela s'est atténué après chaque enfant et aujourd'hui je n'éprouve plus rien de semblable. Mes sentiments envers mes enfants ne sont pas ce qu'ils devraient être. Je n'ai jamais rien ressenti de façon profonde, à part la jalousie et la sexualité. Et cela ne mène pas très loin, n'est-ce pas ?


Pas très loin, en effet.


— Mais qu'est-ce donc que l'amour ? L'attachement, la jalousie, même la haine, je croyais que c'était cela, l'amour. Ainsi que les rapports sexuels, bien entendu. Mais je vois aujourd'hui que la sexualité n'est que l'infime partie d'un tout infiniment plus vaste. C'est cette immensité que je n'ai jamais connue, et c'est sans doute pourquoi le sexe avait une importance si dévastatrice, à une époque en tout cas. Lorsque cela s'est dissipé, j'ai pensé que j'aimais mes fils. Mais le fait est que je les ai aimés, pour autant que je puisse employer ce mot, de façon très réduite, et même s'ils sont de bons enfants, ils ne diffèrent en rien de milliers d'autres enfants. J'imagine que nous sommes tous médiocres et prêts à nous accommoder de choses mesquines, telles que l'ambition, la prospérité, l'envie. Nos vies sont petites et pauvres, que nous les passions dans un palais ou dans une masure. Tout cela est maintenant très clair pour moi, bien plus que cela le fut jamais, mais je dois vous dire que je n'ai pas d'instruction.


L'instruction n'a rien à voir ici. Les ignorants n'ont pas le monopole de la médiocrité. L'érudit, le savant, et celui qui est très doué peuvent eux aussi être médiocres. Se libérer de la médiocrité, de la petitesse n'est pas une affaire de classe ou de savoir.


— Mais je n'ai pas beaucoup pensé, et je n'ai pas beaucoup éprouvé. Ma vie n'a été que désolation.


Quand bien même nous éprouvons intensément, c'est en général lié à des choses aussi petites que la sécurité de sa famille et la sienne propre, ou le drapeau, ou un quelconque leader politique ou religieux. Nos sentiments sont toujours dirigés pour ou contre quelque chose, et n'évoquent en rien le feu qui brûle clair, sans fumée.


— Mais qui nous donnera ce feu ?


Dépendre de quelqu'un d'autre, chercher un gourou, un leader, c'est enlever toute dimension solitaire, toute pureté à ce feu et c'est cela qui produit la fumée.


— Mais alors, s'il n'est pas possible d'être aidés, cela veut dire qu'il nous faut porter ce feu en nous dès le premier jour.


Absolument pas. Au premier jour, il n'y a pas de feu. Il faut l'entretenir, s'en occuper et éliminer avec discernement et compréhension toutes les choses qui étouffent ce feu et détruisent la clarté de sa flamme. Ce n'est qu'alors que rayonne ce feu que rien ne peut éteindre.


— Mais il faut pour cela de l'intelligence, et j'en suis dépourvue.


Mais non. En percevant par vous-même la petitesse de votre vie et le peu d'amour que vous éprouvez, en comprenant la nature de la jalousie et en commençant à prendre conscience de vous-même dans votre rapport au quotidien, le mouvement de l'intelligence se fait jour. L'intelligence est une question de travail acharné, de perception très rapide des stratagèmes subtils de l'esprit, et consiste également à affronter le fait réel avec une pensée claire qui ne passe ni par les préjugés ni par les conclusions. Pour allumer le feu de l'intelligence et pour qu'il continue à brûler, il faut de la vigilance et une extrême simplicité.


— Vous êtes gentil de dire que je suis intelligente. Mais le suis-je réellement ? demanda-t-elle avec insistance.


Il est bon de s'informer, mais non de revendiquer ce que vous avez ou n'avez pas. S'informer correctement est en soi le début de l'intelligence. Car vous maintenez l'intelligence cachée au fond de vous-même avec vos convictions personnelles, vos opinions, vos assertions et vos refus. La simplicité est le signe de l'intelligence - non pas le simple spectacle de la simplicité dans les choses extérieures et le comportement, mais la simplicité du non-être extérieur. Lorsque vous déclarez « je sais », vous suivez le chemin de la non-intelligence, et lorsque vous dites « je ne sais pas » et que c'est profondément exact, vous avait fait vos premiers pas sur la route de l'intelligence. Lorsqu'on ne sait pas, on regarde, on écoute, on s'informe. « Savoir », c'est accumuler, et celui qui thésaurise ne saura jamais rien: il n'est pas intelligent.


— Si je suis sur la route de l'intelligence parce que je suis simple et ne sais pas beaucoup de...


C'est n'être pas intelligent que de penser en termes de « beaucoup ». « Beaucoup » est un comparatif, et la comparaison repose sur l'accumulation.


— Vous avez raison. Mais, comme je disais, si l'on est sur la voie de l'intelligence du fait qu'on est simple et qu'on ne sait rien, alors l'intelligence semblerait être l'équivalent de l'ignorance.


L'ignorance est une chose et c'en est une autre que l'état du non-savoir. Elles n'ont aucun rapport. Vous pouvez être très instruit, doué, efficace et habile en même temps que parfaitement ignorant. L'ignorance va de pair avec la non-connaissance de soi. L'ignorant, c'est celui qui n'a nulle conscience de lui-même, qui ne sait rien de ses propres mensonges, de sa vanité, de ses envies, ni de tout le reste. La liberté réside dans la connaissance de soi. Vous pouvez tout savoir des merveilles de la terre et des cieux et n'être pas pour autant libéré de l'envie, de la souffrance. Dès lors que vous dites « je ne sais pas », vous commencez à apprendre. Apprendre n'est pas accumuler, qu'il s'agisse du savoir, des objets ou des relations. Être intelligent, c'est être simple. Mais être simple est extraordinairement difficile. - J.K.


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