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L'ambition

L'enfant avait crié toute la nuit, et la pauvre mère avait fait tout ce qu'elle avait pu pour le calmer. Elle lui chantait des chansons, le grondait, le caressait, le berçait, mais rien n'y faisait. Le bébé devait faire des dents, et ce fut une rude nuit pour toute la famille. Mais maintenant l'aube commençait à effleurer la cime des grands arbres, et l'enfant se calmait. Il y avait une immobilité très particulière à cette heure où le ciel s'éclaire graduellement.

Les branches mortes se découpaient nettement contre le ciel, grêles et nues ; un enfant appelait, un chien aboyait, un camion passait en pétaradant, et un nouveau jour venait de naître. La mère sortit en tenant l'enfant dans ses bras, soigneusement enveloppé, traversa le village et attendit au bord de la route le passage de l'autobus. Elle emmenait sans doute son enfant chez le docteur. Elle avait les traits tirés et la mine défaite après cette nuit blanche, mais le bébé dormait profondément.


Bientôt le soleil inonda les arbres et la rosée étincelait de mille feux dans l'herbe fraîche. Au loin un train passa en sifflant, et là-bas les montagnes étaient encore voilées de brouillard et de froid. Un oiseau prit son vol dans un grand froissement d'ailes ; il était en train de couver et nous l'avions dérangé. Il n'avait pas dû nous entendre venir car il n'avait pas eu le temps de recouvrir ses œufs de feuilles sèches. Il y en avait une douzaine. Bien qu'ils ne fussent pas recouverts, ils étaient à peine visibles, tant ils étaient bien cachés ; l'oiseau s était perché sur une branche à quelque distance de là, et surveillait son nid. Quelques jours plus tard nous vîmes la mère avec sa nichée, et le nid était vide.


Il faisait frais dans le sentier qui traversait la forêt et se dirigeait vers le sommet de la colline, et l'osier était en fleur. Il avait beaucoup plu quelques jours auparavant, et la terre enfonçait sous les pas. Il y avait des champs de pommes de terre et très loin dans la vallée se tenait la ville. C'était une belle matinée, dans la lumière dorée. Au delà de la colline, le sentier menait de nouveau à la maison.


Elle était très intelligente. Elle avait lu tous les livres les plus récents, avait vu les dernières pièces et connaissait bien la dernière philosophie à la mode. Elle s'était fait psychanalyser et semblait avoir lu beaucoup d'ouvrages traitant de psychologie, car elle connaissait le jargon. Elle tenait à rencontrer tous les personnages importants, et elle avait rencontré par hasard quelqu'un qui l'avait amenée.


Elle s'exprimait avec facilité et employait le mot juste. Elle s'était mariée, mais elle n'avait pas eu d'enfants ; et on sentait que tout cela était loin derrière elle, et qu'elle suivait maintenant une route toute différente. Elle devait être riche, car il y avait autour d'elle cette atmosphère particulière aux riches. Elle commença tout de suite par demander: « De quelle façon aidez-vous le monde dans la crise actuelle ? »


Elle devait avoir un certain nombre de questions en réserve comme celle-ci. Puis elle posa d'autres questions avec plus d'empressement, sur les moyens d'empêcher la guerre, les effets du communisme et l'avenir de l'homme. Les guerres, les désastres et les souffrances croissantes dans le monde ne sont-elles pas le produit de notre vie quotidienne ? Ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes, responsables de cette crise ? L'avenir est dans le présent ; l'avenir ne sera pas différent si nous ne comprenons pas le présent. Mais ne pensez-vous pas que nous sommes tous responsables de ce conflit et de cette confusion ?


« Peut-être bien ; mais où mène cette constatation de notre responsabilité ? Quelle valeur a ma modeste action dans l'immense destruction qui s'accomplit ? De quelle manière ma pensée peut-elle affecter la stupidité générale de l'homme ? Ce qui se passe dans le monde est de la stupidité pure, et mon intelligence n'a aucun pouvoir sur elle. Et puis songez au temps que nécessiterait une action individuelle pour agir efficacement sur le monde. »


Le monde est-il différent de vous ? L'édifice social n'a-t-il pas été bâti par des gens comme vous et moi? Pour provoquer un changement radical dans cet édifice, ne devons-nous pas, vous et moi, nous transformer radicalement nous-mêmes ? Comment peut-il y avoir une profonde révolution des valeurs si cela ne commence pas par nous? pour agir sur la crise actuelle, devons-nous chercher une nouvelle idéologie, un nouveau système économique ? Ou devons-nous commencer par comprendre le conflit et la confusion à l'intérieur de nous-mêmes, qui, dans sa projection, est le monde ? Les nouvelles idéologies apportent-elles de l'unité entre l'homme et l'homme ?


Les croyances ne dressent-elles pas l'homme contre l'homme ? Ne devons- nous pas abattre nos barrières idéologiques - car toutes les barrières sont idéologiques - et considérer nos problèmes, non par le biais des conclusions et des formules, mais directement et sans préjugés ? Nous ne sommes jamais directement en relation avec nos problèmes, mais toujours par le truchement des croyances et des formulations. Nous ne pouvons résoudre nos problèmes que lorsque nous sommes directement en relation avec eux. Ce ne sont pas nos problèmes qui dressent l'homme contre l'homme, mais les idées que nous nous en faisons. Les problèmes nous unissent, mais les idées nous divisent.


Si ce n'est pas indiscret, pourquoi semblez-vous particulièrement touchée par cette crise ?


« Oh! je ne sais pas. Je vois tant de souffrance, tant de misère dans le monde, que je sens que je dois faire quelque chose pour cela. »


Cela vous touche-t-il réellement, ou avez-vous seulement l'ambition de faire quelque chose

?

« Si vous présentez les choses de cette façon, je suppose que c'est l'ambition de faire quelque chose où je réussirai. »


Ils sont si rares, ceux qui sont honnêtes avec leur pensée.


Nous voulons réussir, soit directement pour nous-mêmes, soit pour l'idéal, la croyance à laquelle nous nous sommes identifiés. L'idéal est notre propre projection, c'est le produit de notre esprit, et notre esprit travaille en fonction de ce qui l'a conditionné. Nous travaillons, nous souffrons et nous mourons pour ces projections. Le nationalisme, comme l'adoration de Dieu, n'est que la glorification de soi-même. C'est le soi qui est important, réellement ou idéologiquement, et non le désastre et la misère. En réalité nous ne désirons rien faire pour la crise ; ce n'est qu'un sujet de conversation pour les intellectuels, un champ d'activité pour les idéalistes.


Pourquoi sommes-nous ambitieux ?


« Si nous ne l'étions pas, rien ne se ferait dans le monde. Si nous n'étions pas ambitieux nous roulerions encore en chars à bœufs. L'ambition est un autre nom du progrès. Sans le progrès, nous irions à la ruine, à la mort. »


Ce progrès est aussi une source de guerres et de misères. L'ambition est-elle le progrès ? Pour l'instant, nous ne considérons pas le progrès, mais l'ambition. Pourquoi sommes-nous ambitieux? Pourquoi voulons-nous réussir, être quelqu'un? Pourquoi luttons-nous pour être supérieurs ? Pourquoi tout cet effort pour s'affirmer soi- même, directement ou par le truchement d'une idéologie ou de l'État ? Cette affirmation de soi n'est-elle pas la cause essentielle de notre conflit et de notre confusion ?


Sans ambition, péririons-nous ? Ne pouvons-nous survivre physiquement sans être ambitieux ? « Qui désire survivre sans succès, sans être reconnu ? »


Ce désir de succès, d'être applaudi, ne provoque-t-il pas le conflit, à l'intérieur comme à l'extérieur ? Serait-ce la ruine si nous n'avions pas d'ambition? Est-ce stagner que de n'avoir pas de conflit ? Nous pouvons nous droguer, nous endormir avec des croyances et des doctrines, et ainsi nous ne connaissons pas de conflits profonds. Pour la plupart d'entre nous, l'activité sous toutes ses formes est une drogue. C'est cela le dépérissement, la ruine, la décadence et la désintégration. Mais lorsque nous avons conscience du faux en tant que faux, cela amène-t-il la mort ? Avoir conscience que l'ambition sous toutes ses formes - que ce soit l'ambition du bonheur, de Dieu ou de la réussite - est le commencement du conflit tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, ne signifie certainement pas la fin de toute action, la fin de la vie.


Pourquoi sommes-nous ambitieux ? « Je m'ennuierais si je n'étais pas occupée à réaliser quelque chose, à atteindre un but. Autrefois j'étais ambitieuse pour mon mari, et je suppose que vous me direz que c'était pour moi-même à travers mon mari ; et maintenant je suis ambitieuse pour moi-même à travers une idée. Je n'ai jamais pensé à l'ambition, je me suis contentée d'être ambitieuse. »


Pourquoi sommes-nous intelligents et ambitieux ? L'ambition n'est-elle pas un besoin d'échapper à ce qui est ? Pourquoi avons-nous si peur de ce qui est ? A quoi sert de nous enfuir si ce que nous sommes est toujours là ? Nous pouvons réussir à nous échapper, mais ce que nous sommes est encore là, engendrant toujours conflit et misère. Pourquoi avons-nous tellement peur de notre solitude, de notre vide ? Toute activité tendant à fuir ce qui est ne peut que provoquer la douleur et l'antagonisme. Le conflit est la négation de ce qui est, la fuite devant ce qui est ; il n'y a pas d'autre conflit que cela. Notre conflit devient de plus en plus complexe et insoluble parce que nous ne regardons pas ce qui est en face. Il n'y a aucune complexité dans ce qui est, mais seulement dans toutes les évasions que nous recherchons. - J.K.


Note 79 - L'ambition - Commentaire sur la vie tome 1

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