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La discipline

Nous avions traversé des encombrements très denses et la voiture venait de quitter la grande route pour se diriger vers un chemin couvert. Descendant de voiture, nous empruntâmes un sentier qui serpentait à travers les palmiers et qui longeait une rizière de riz vert, presque mûr. Qu'elle était belle cette rizière entourée de palmiers. La soirée était fraîche et un vent léger en faisait frissonner le lourd feuillage. Soudain, au détour du chemin, apparut un lac. Il était très long, étroit et profond et entouré de palmiers si proches l'un de l'autre qu'il semblait presque impossible de franchir leur barrage.


Le vent jouait sur l'eau et quelques murmures provenaient des rives du lac. Quelques jeunes garçons se baignaient, nus, libres et sans honte. Leurs corps étaient brillants et magnifiques, bien faits, minces et souples. Ils nageaient jusqu'au milieu du lac, puis revenaient et repartaient à nouveau. Le sentier conduisait à un village et sur le chemin du retour la pleine lune faisait des ombres profondes. Les jeunes garçons étaient partis, le clair de lune faisait miroiter les eaux et les palmiers semblaient des colonnes blanches dans l'obscurité remplie d'ombres.


Il était venu d'assez loin, dans le seul but de découvrir comment maîtriser l'esprit. Il dit qu'il s'était délibérément retiré du monde et qu'il vivait très simplement avec quelques parents, consacrant son temps à la domination de l'esprit. Il avait pratiqué une certaine discipline pendant quelques années, mais son esprit n'était pas encore entièrement maîtrisé, car il était toujours prêt à vagabonder, comme un animal tenu en laisse. Il avait jeûné, mais sans succès ; il avait fait des expériences au niveau de la nourriture et cela avait été un peu plus concluant, mais il n'avait pas réussi à trouver la paix. Son esprit était sans cesse en train de projeter des images, d'évoquer des scènes passées, des sensations et des incidents, ou bien alors il pensait à la grande tranquillité qu'il observerait le lendemain. Mais ce lendemain ne se produisait jamais et tout cela commençait à devenir cauchemardesque. En de très rares occasions, l'esprit se tenait tranquille, mais cette tranquillité devenait bientôt un souvenir, quelque chose du passé.


Ce sur quoi on a triomphé doit sans cesse être reconquis. Le refoulement est une forme de victoire, comme la substitution et la sublimation. Et le désir de vaincre ne peut donner lieu qu'à d'autres conflits. Pourquoi vouloir maîtriser, calmer l'esprit ?


— J'ai toujours été intéressé par les questions religieuses. J'ai étudié diverses religions, et toutes affirment que pour trouver Dieu, l'esprit doit être parfaitement tranquille. Depuis toujours j'ai voulu connaître Dieu, la constante beauté du monde, la beauté de la rizière et du pauvre village. Ma carrière était des plus prometteuses, j'allais souvent à l'étranger et, dans cet ordre d'idées, tout fonctionnait très bien. Mais un beau matin, j'ai tout afin de trouver cette tranquillité de l'esprit. J'ai entendu ce que vous disiez à ce sujet et je suis venu.


Afin de découvrir Dieu, vous tentez de maîtriser l'esprit. Mais le calme de l'esprit est-il un moyen d'aller vers Dieu ? Le calme est-il le prix à payer pour que s'ouvrent les portes du ciel ? Vous voulez acheter votre chemin jusqu'à Dieu, ou la vérité, ou quoi que ce soit d'autre. Pouvez-vous vraiment acheter l'éternel par le biais de la vertu, de la renonciation, ou de la mortification ? Nous croyons que si nous faisons certaines choses, que nous pratiquons la vertu, que nous tendons vers la chasteté, que nous nous retirons du monde, nous serons ainsi capables de mesurer l'infini. Et tout n'est plus alors qu'une sorte de marchandage, n'est-ce pas? Votre vertu n'est plus qu'un moyen pour parvenir à votre fin.


— Mais la discipline est nécessaire pour plier l'esprit car sans cela il n'existe pas de paix. Je ne suis pas parvenu à une discipline suffisante ; mais c'est ma faute et non celle de la discipline.


La discipline est un moyen qui justifie la fin. Mais la fin est inconnue, la vérité est inconnue, il est impossible de la connaître ; si elle est connue, elle n'est plus la vérité. De même, si vous parvenez à mesurer l'infini, ce n'est plus alors l'infini. Notre mesure est seulement verbale, et le mot n'est pas la réalité. La discipline est un moyen. Mais les moyens et la fin ne sont pas deux choses opposées, n'est-ce pas ? Il est évident que les moyens et la fin ne font qu'un. Les moyens sont la fin, et seulement la fin. Il n'est aucun autre but en dehors des moyens. La violence comme moyen d'atteindre la paix n'est que la perpétuation de la violence. Seuls les moyens sont importants, et non la fin, car la fin est déterminée par les moyens. Il est impossible de séparer, d'isoler la fin des moyens.


— Je vais écouter ce que vous dites et essayer de comprendre. Si je n'y réussis pas, je vous poserai des questions.


Vous vous servez de la discipline, la maîtrise, comme d'un moyen en vue de parvenir à la tranquillité, n'est-ce pas ? La discipline implique que l'on se conforme à un modèle, vous exercez un contrôle sur votre esprit afin d'être ceci ou cela. La discipline, de par sa nature même, n'est-elle pas violence ? Le fait d'exercer une discipline sur vous-même peut vous procurer du plaisir, mais ce plaisir-là n'est-il pas une forme de résistance qui ne peut qu'engendrer d'autres conflits ? La pratique de la discipline n'est-elle pas une forme de défense ? Et ce que l'on défend est toujours attaqué. La discipline n'implique-t-elle pas que l'on supprime ce qui est afin de parvenir au but recherché ? Le refoulement, le déplacement et la sublimation requièrent des efforts plus grands et ne donnent lieu qu'à de nouveaux conflits.

Vous réussirez peut-être à refouler une maladie mais elle continuera à se manifester sous différentes formes jusqu'à ce qu'elle soit extirpée, qu'elle ait totalement disparu. La discipline est le refoulement, l'étouffement de ce qui est. C'est une forme de violence, et ainsi, par le biais d'un « mauvais » moyen, nous espérons parvenir à un « bon » résultat. Et au travers de la résistance, comment peut-on parvenir au libre et au juste?

La liberté est au commencement et non à la fin, le but est le premier pas, le moyen est la fin. C'est le premier pas qui doit être libre et non le dernier. La discipline implique la contrainte, subtile ou brutale, extérieure ou imposée par soi-même. Et là où est la contrainte est également la peur. La peur, la contrainte sont utilisées comme moyens pour parvenir à une fin, cette fin étant l'amour. Mais la peur peut-elle conduire à l'amour ? L'amour n'existe que lorsque toute peur, à quelque niveau qu'elle soit, est abolie.


— Mais comment l'esprit pourrait-il fonctionner sans une certaine forme de contrainte, une certaine forme de conformité ?


L'activité même de l'esprit est un obstacle à sa propre compréhension. N'avez- vous jamais remarqué qu'il n'y a compréhension que lorsque l'esprit, en tant que pensée, ne fonctionne pas ? La compréhension n'intervient qu'à la fin du processus de la pensée, dans cet intervalle entre deux pensées. Vous dites que l'esprit doit être parfaitement immobile et vous voulez pourtant le faire fonctionner. Si nous parvenons à la simplicité dans la vigilance, nous parviendrons à la compréhension. Mais notre approche est si complexe qu'elle empêche la compréhension. Et de toute évidence, notre problème n'est pas la discipline, le contrôle de la pensée, le refoulement, la résistance, mais au contraire le processus de la pensée et sa propre fin. Que voulons-nous dire lorsque nous déclarons que l'esprit s'égare ? Tout simplement que l'esprit est sans cesse attiré par une chose ou par une autre, par une association ou une autre et qu'il est en permanente agitation. Est-il possible que la pensée soit abolie ?


— C'est exactement mon propos. Je veux abolir la pensée. Je vois maintenant la futilité de la discipline. Je distingue parfaitement toute la fausseté et la stupidité que cela comportait et je n'irai pas plus loin dans ce sens. Mais comment puis-je mettre un terme à la pensée ?


Encore une fois, écoutez sans préjugés, sans tirer de conclusions, qu'il s'agisse des vôtres ou de celles de quelqu'un d'autre ; écoutez dans le seul but de comprendre et non dans celui de critiquer ou d'adhérer à ce que vous entendez. Mais vous, le penseur, êtes-vous une entité séparée de vos pensées ? Êtes-vous totalement différent de vos idées ? Ou êtes-vous plutôt exactement ce que sont vos pensées ?


La pensée peut fort bien placer le penseur à un niveau très élevé et lui donner un nom, le séparer de lui-même, mais le penseur fait pourtant partie intégrante du processus de la pensée, n'est-il pas vrai? Il n'y a que la pensée et c'est la pensée qui crée le penseur. La pensée donne forme au penseur, comme entité permanente et séparée. La pensée se voudrait mobile, en changement continuel, et elle donne ainsi naissance au penseur en tant qu'entité permanente et différente d'elle. Le penseur fait alors travailler la pensée et dit: « Il faut que je mette fin à la pensée. » Mais il n'y a que le processus de la pensée, car nul penseur ne diffère de sa pensée. La compréhension de cette vérité est vitale, il ne s'agit pas d'une simple répétition de mots. Seules les pensées existent, et non pas un penseur qui émet des idées.


— Mais comment la pensée a-t-elle débuté, à l'origine?


Par la perception, le contact, la sensation, le désir et l'identification: « Je veux », « je ne veux pas » et ainsi de suite. C'est assez simple, n'est-ce pas ? Notre problème, c'est « comment mettre un terme à la pensée ? » N'importe quelle forme de contrainte, consciente ou inconsciente, est parfaitement inutile, car cela implique un contrôleur, quelqu'un qui applique la discipline et comme nous l'avons vu, une telle entité est inexistante. La discipline est un processus de condamnation, de comparaison ou de justification. Et lorsqu'il apparaît clairement que le penseur n'existe pas en tant qu'entité séparée, celui qui discipline, alors ne restent que les pensées et le processus de la pensée.


La pensée est la réponse de la mémoire, de l'expérience, du passé. Et ceci doit également être compris, non pas au niveau verbal, mais cela doit être vécu, expérimenté. Ce n'est qu'alors qu'apparaît la vigilance passive dans laquelle n'est pas le penseur, une attention de laquelle la pensée est totalement absente. L'esprit, la totalité de l'expérience, la conscience qui est toujours dans le passé, n'est tranquille que lorsqu'il ne se projette pas ; et cette projection est le désir de devenir.


L'esprit est vide seulement quand la pensée n'est plus. La pensée ne peut être abolie que par la vigilance passive de toute pensée. Il n'entre dans cette vigilance ni observateur ni censeur ; et sans le censeur, ne demeure que l'expérience directe. Dans l'expérience directe, n'entrent ni celui qui fait l'expérience ni ce qui est expérimenté. Ce qui est expérimenté est la pensée qui donne naissance au penseur. Ce n'est que quand l'esprit vit directement l'expérience qu'apparaît la tranquillité, le silence qui n'est pas fabriqué, que l'on ne peut comparer. Et c'est seulement dans cette tranquillité que le réel peut être. La réalité n'est pas temporelle et ne peut se mesurer. - J.K.


Note 7 - La discipline - Commentaire sur la vie tome 2

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