La vision pénétrante
Question : On utilise à présent l’expression « vision pénétrante » pour décrire ce que l’on voit pour la première fois ou bien pour indiquer un changement de perspective. Nous connaissons tous cette vision pénétrante. Mais celle dont vous parlez semble être tout autre. Quelle est sa nature ?
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Si vous avez compris avec une vision pénétrante, toute votre vie quotidienne en sera affectée.
La première partie de la question se rapporte au genre d’expériences faites sur les singes. Accrochez un régime de bananes, et un singe prendra un bâton pour taper dessus et faire tomber les bananes ; on dit que le singe fait preuve de vision pénétrante. Un autre singe entasse des meubles l'un sur l'autre et atteint les bananes. On appelle cela aussi une vision pénétrante. Il y a aussi des expériences avec les rats ; on leur fait faire toutes sortes de tours : appuyer sur un bouton ou sur un autre afin d'obtenir à manger.
On appelle cela également une vision pénétrante. A force d’expériences, par tâtonnements, en essayant constamment un bouton ou l’autre, on finit par appuyer sur le bon, qui fait ouvrir la porte du piège. Ce processus qu’on appelle la vision pénétrante se fonde essentiellement sur le savoir, et c'est celui que nous suivons tous. Vous pouvez ne pas l’appeler vision pénétrante, mais c'est le processus réel de notre activité. Essayez cela, et si cela ne convient pas, essayez autre chose. Nous faisons cela tout le temps, pour des questions d'ordre médical, physique, sexuel et, prétendument, spirituel. Nous essayons, nous expérimentons et nous accomplissons : cela devient des connaissances acquises à partir desquelles nous agis sons. C'est ce qu'on appelle vision pénétrante.
Nous faisons allusion à une vision pénétrante totalement différente. Quand le singe appuie sur un bouton et produit un résultat, son cerveau a enregistré, mémorisé que ce bouton donne ce résultat ; cela devient automatique. Alors, l'expérimentateur change le bou ton. Le singe appuie sur le premier bouton, mais cela ne marche pas, de sorte qu’il est perturbé. C’est ce qui vous arrive. Par l'expérience, par l'essai, vous trouvez un mode de vie qui vous convient. Alors, on appelle cela avoir une vision pénétrante. Celle-ci se fonde sur la répétition du savoir. On acquiert ou on rejette le savoir. Cette vision pénétrante se fonde toujours sur le savoir, et celui-ci est le passé. Il n'y a pas de connaissance du présent ou du futur.
Le cerveau est habitué à un bouton, à un modèle ; il n'accepte pas de changement fondamental, il ne sait pas s'y retrouver, comme le singe ; si on intervertit constamment les boutons, il renonce ; il ne bouge plus ; il est paralysé et ne sait que faire. Vous pouvez constater que tout cela se passe en vous- mêmes : ne sachant que faire, vous vous précipitez pour demander conseil sur les boutons à pousser.
Nous parlons d'une question très sérieuse. Ce changement constant qui a lieu dans le monde entier entraîne un sentiment d'inaction paralysante. On ne peut rien faire. On peut aller dans un monastère, mais cela manque par trop de maturité, c’est trop puéril quand on se trouve face à quelque chose de terrible. Ainsi, à moins d'un changement dans les cellules mêmes du cerveau, le simple fait d'appuyer sur des boutons est le même processus qui se répète. A moins que le cerveau — qui se compose d'un million, un trillion ou je ne sais de cellules — ne subisse une transformation radicale, il ne fera que reproduire l’ancien modèle en se modifiant, hésitant, incertain, dans un état d’inaction paralysante ; se trouvant paralysé, il courra demander l'aide de quelqu'un. C'est ainsi que nous agissons.
Ces cellules du cerveau peuvent-elles se modifier sans opération chirurgicale, sans l'aide de nouveaux médicaments ou de nouveaux modes de recherche scientifique ? Sinon, nous continuerons à reproduire sans fin ce modèle de certitude, incertitude, certitude, incertitude.
Je dis que ces cellules peuvent changer. Ce mouve ment de la certitude à l’incertitude et vice versa est un modèle temporel. Le cerveau y est habitué — d'où toutes ces questions sur l'illumination, les systèmes, etc. L'orateur dit qu'elles peuvent changer, rationnellement et non de quelque manière illusoire, fantaisiste, romanesque. Le cerveau, l'esprit, et aussi les nerfs, le tout enfin peut s'observer soi-même. Ce qui signifie : pas de direction, pas de mobile. Quand il n'y a ni mobile, ni direction, le mouvement s'est déjà modifié. Le cerveau est accoutumé à fonctionner poussé par des mobiles, et quand l'observation se fait sans mobile, on a changé tout l’élan du passé. S’il n’y a ni mobile, ni direction, l'esprit se tait absolument. Il y a observation intérieure, et celle-ci est la vision pénétrante. Par conséquent, le modèle auquel les cellules du cerveau se sont habituées s'est brisé.
Nous avons été élevés à tendre vers des idéaux, les meilleurs étant les plus grands, les plus nobles. L'idéal est devenu plus important que « ce qui est ». « Ce qui est » et l'idéal s'opposent et engendrent forcément le conflit. Voyez ce que vous faites : la pensée crée l’idéal, soit afin de compenser «ce qui est », soit pour utiliser l’avenir en guise de levier afin de changer «ce qui est». Vous utilisez le non-fait pour vous occuper du fait. Cela ne donne par conséquent pas de résultat; cette façon de procéder ne peut amener aucun changement. C'est si simple à partir du moment où on s’en rend compte.
Débarrassez-vous de l'idéal, car il est sans valeur, et n’observez que le fait. Le rejet de l'idéal a modifié l'agencement des cellules du cerveau : celui-ci avait vécu selon le modèle antérieur qui, à présent, est brisé. On a vécu dans l'espoir de changer progressivement, puis on s'aperçoit que l'avance graduelle est en réalité l'action de répéter, modifier, répéter, modifier, répéter la même chose — sans entraîner, par conséquent, de changement fondamental. Lorsque vous vous en rendez compte, toute la structure du cerveau a changé : c'est la vision pénétrante. - Jiddu Krishnamurti
Note 34 – La vision pénétrante - Questions et réponses