Au-delà de toute mesure
Question : Je pense que je peux résoudre mes problèmes. Je n'ai pas besoin d’aide. J’ai l’énergie nécessaire pour le faire, mais, de plus, je viens pour recevoir — et si vous n’aimez pas ce mot, mettons pour partager — quelque chose qui est sans mesure pour l’homme, quelque chose de très profond et de très beau. Pouvez-vous partager cela avec moi?
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On peut résoudre ses problèmes sans l’aide des autres ; on les crée soi-même par rapport à un autre ; aussi subtils, superficiels ou importants qu’ils soient, ils peuvent être résolus si on applique son esprit et son cœur à les résoudre — c'est-à-dire si on n'est ni mou, ni paresseux.
Mais l’auteur de la question veut aller beaucoup plus loin. Il vient ici pour partager quelque chose qu’il qualifie « être sans mesure pour l’homme » selon le mot de Coleridge, quelque chose qui est au-delà de toute mesure, qu’on ne trouve pas dans les églises. Il faut d’abord être clair sur ce que nous entendons par mesure — car la personne qui a posé la question emploie l'expression « sans mesure ». La distance se mesure.
On peut mesurer ce qu'on appelle évolution progressive. Hier, on était une chose ; en rencontrant le présent, le passé se modifie et détermine le mouvement de l’avenir. Cela peut être mesuré. La pensée est un processus matériel mesurable : pensée superficielle, pensée plus profonde, pensée très profonde. Le plus et le moins peuvent toujours être mesurés. La comparaison est un procédé de mesure. L’imitation et le conformisme peuvent être mesurés.
Tant qu’il y a mesure, le cerveau ne peut fonctionner qu’à l’intérieur de celle-ci. L'entraînement et la coutume ont donné au cerveau, à l’esprit, l’habitude de mesurer. Existe-t-il quelque chose qu’on ne puisse mesurer ? L'esprit, le cerveau et le cœur ne font qu’un : leur structure tout entière peut-elle se libérer de cette mesure ?
Le cerveau, qui a évolué à travers le temps pendant des millions et des millions d'années est commun à toute l’humanité. Peut-être n’aimons-nous pas nous en rendre compte, habitués comme nous le sommes à l’idée que notre cerveau est individuel. Ce concept de l’individualité correspond à une tradition millénaire. Le cerveau n’arrête pas de mesurer : moins, plus, meilleur et mieux ; il fonctionne constamment selon ce modèle. Mais la personne qui questionne vient pour partager quelque chose d’incommensurable pour l'homme.
Alors, comment découvrir s'il existe une chose qui soit au-delà de toute mesure, c'est-à-dire hors du temps, car le temps est mesure ? Le temps est mouvement, la pensée aussi. Le temps est pensée. Celle-ci naît de la mémoire, de l’expérience, du savoir. C’est un processus matériel.
La vision pénétrante est une perception totale de tout le mouvement complexe de l'acte de mesurer. Vous ne pouvez avoir une telle vision que si vous percevez sans connaissance préalable, car si vous utilisez le savoir, vous comparez, vous mesurez. La vision pénétrante n’est pas mesurable. Lorsque cette vision sans mesure existe, non seulement on aperçoit tout le mouvement de comparaison, mais il se termine aussitôt. Vous n'avez pas besoin d'accepter ce que dit l’orateur, vous pouvez en faire l'essai.
Ainsi, qu’est-ce qui est au-delà de la mesure ? Afin de le savoir, il faut s’être libéré de la peur, des frayeurs, conscientes ou inconscientes, aux racines profondes. La peur peut être observée et résolue parce que sa racine — et non les diverses branches et les feuilles de son arbre — est le temps. On a peur du lendemain, ou bien de ce qui est déjà arrivé. Une douleur physique qu’on a éprouvée est passée, mais on continue à craindre qu’elle ne se reproduise. Psychologiquement, une mauvaise action, une action indigne fait naître la crainte. Sur le même plan psychologique, la peur est le temps : «j’ai peur de mourir. En ce moment, je suis en vie, mais je crains ce qui pourrait arriver »; voilà une mesure de temps. Les racines de la peur sont le temps et la pensée. Se pénétrer de cela marque la fin absolue de la peur.
A la fin de la peur correspondent la compréhension du temps et la disparition de l’affliction. Si l’esprit et le cerveau se débarrassent de la peine et de la crainte, alors, il se peut qu’on découvre autre chose. Mais nous voulons en être assurés, nous voulons une grande, comme pour une bonne montre : c’est la mentalité commerciale. Dans notre cas, il n'y a pas de garantie, c’est ce qui en fait la beauté. Il faut le faire pour ce que c’est, non pour une récompense. C’est très difficile pour la plupart des gens. Si on reçoit quelque chose en échange, c’est l’acte de mesurer.
Donc, l’esprit peut-il se libérer de tout besoin de mesurer — en particulier dans les relations avec les autres, ce qui est plus difficile ? Si on est libéré de toute mesure, alors il se passe quelque chose de totalement différent. Si en décrit ce qui a eu lieu au-delà de la mesure, cela redevient mesurable. Vous pouvez décrire la montagne, sa forme, sa ligne, les ombres ; vous pouvez la peindre, en faire un poème, mais tout cela n’est pas la montagne. Assis dans la vallée, nous disons : « parlez-nous de la montagne ». Nous ne nous y rendons pas. Nous voulons notre confort. Il existe quelque chose au-delà de toute mesure. - Jiddu Krishnamurti
Note 35 – Au-delà de toute mesure - Questions et réponses