La clarté dans l'action
C'était une délicieuse matinée, très pure après les pluies. Il y avait de tendres petites feuilles toutes neuves aux arbres, et la brise venue de la mer les faisait danser. L'herbe était verte et gonflée de suc, et le bétail s'empressait de la manger avidement, car quelques mois plus tard il n'en resterait plus un brin. Les parfums du jardin emplissaient la pièce, et les enfants criaient et riaient. Les cocotiers portaient leurs belles noix dorées, et les feuilles des bananiers, larges et doucement balancées, n'étaient pas encore déchirées par la vieillesse et par le vent. Que la terre était belle, et quel poème de couleurs! Après le village, derrière les grandes maisons et les bosquets, il y avait la mer, pleine de lumière et de vagues tumultueuses. Au large était un petit bateau: quelques troncs assemblés, et un homme qui péchait, solitaire.
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Elle était très jeune, et était mariée depuis peu, mais les années avaient déjà laissé leur marque sur elle. Elle dit qu'elle était d'une bonne famille, qu'elle était cultivée et qu'elle travaillait beaucoup ; elle avait été reçue à sa licence ès lettres avec mention, et elle avait en effet l'air ouvert et intelligent. Elle parlait avec facilité, puis brusquement elle se taisait, prise d'une sorte de timidité. Elle avait besoin de se confier à quelqu'un, car elle disait qu'elle n'avait jamais Parlé à personne des problèmes qui l'angoissaient, même pas à ses Parents. Petit à petit, elle arriva à exprimer avec des mots sa peine intime.
Les mots ne transmettent une signification qu'à un certain niveau ; mais ils déforment, ils ne donnent jamais pleinement la signification de leur symbole, et ils trompent sans le vouloir. Elle voulait exprimer beaucoup plus que les mots ne le lui permettaient, et elle y réussissait ; elle ne pouvait pas parler de certaines choses, quelque effort qu'elle fît pour cela, mais ses silences mêmes traduisaient ses souffrances et les affronts insupportables d'une relation qui n'était plus qu'un simple contrat. Son mari l'avait profondément blessée puis laissée à sa solitude, et ses jeunes enfants étaient à peine des compagnons pour elle. Que devait-elle faire ? Us vivaient maintenant séparés ; devait-elle retourner vers lui ?
La respectabilité a un étrange pouvoir sur nous ! Qu'en dira-t-on ? Peut-on vivre seul, surtout une femme, sans être l'objet de propos malveillants ? La respectabilité est le manteau de l'hypocrite ; nous commettons par la pensée tous les crimes possibles et imaginables, mais apparemment nous sommes irréprochables. Elle recherchait la respectabilité et elle ne savait que faire. Lorsque tout est pur et clair à l'intérieur, tout ce qui peut arriver est bien. Lorsqu'il y a cette clarté intérieure, ce qui est bien n'est pas ce qui comble le désir, mais tout ce qui est est bien. Le contentement vient avec la compréhension de ce qui est. Mais comme il est difficile d'être clair, pur et lucide !
« Comment pourrais-je voir lucidement ce que je dois faire ? »
L'action ne suit pas la lucidité: la lucidité est l'action. Vous vous souciez de ce que vous devez faire, et non d'être lucide. Vous êtes déchirée entre la respectabilité et ce que vous devriez faire, entre l'espérance et ce qui est. Le double désir de respectabilité et de quelque action idéale engendre le conflit et la confusion, et ce n'est que lorsque vous êtes capable de regarder en face ce qui est qu'il y a la lucidité. Ce qui est n'est pas ce qui pourrait ou devrait être, qui n'est que le désir déformé et conformé à un modèle particulier ; ce qui est est le réel, non le désirable mais le fait.
Vous n'avez probablement jamais abordé le problème de cette façon ; vous avez pensé ou calculé d'une manière retorse, pesant le pour et le contre, étudiant toutes les possibilités, ce qui vous a inévitablement mené à cette confusion qui fait que vous demandez maintenant ce que vous devez faire. Quelque décision que vous preniez dans la confusion où vous êtes, elle ne vous mènera qu'à une confusion plus grande encore. Voyez cela très simplement et directement ; alors vous serez capable d'observer ce qui est est sans déformation. L'implicite est sa propre action. Si ce qui est est lucide, vous verrez alors qu'il n'y a pas de choix, pas de décision, mais seulement l'action, et la question de savoir ce qu'il faut faire ne se posera plus ; une telle question ne se pose que lorsqu'il y a l'incertitude du choix. L'action ne dépend pas du choix ; l'action née du choix est l'action de la confusion.
« Je commence à voir ce que vous voulez dire: je dois être lucide en moi-même, sans me soucier de la respectabilité, sans calcul intéressé, sans esprit de marchandage. Je suis lucide, mais il est difficile de se maintenir au niveau de cette lucidité, n'est-ce pas ? »
Pas du tout. Se maintenir, c'est résister. Vous ne pouvez pas maintenir la lucidité et vous opposer à la confusion: vous faites l'expérience immédiate, directe, spontanée, de ce qu'est la confusion, et vous voyez que toute action née de la confusion ne peut engendrer que davantage de confusion. Lorsque vous percevez tout cela, non parce qu'une autre personne l'a dit mais parce que vous en faites vous-même l'expérience directe, immédiate, alors il y a la lucidité de ce qui est ; vous n'avez pas à vous maintenir au niveau de la lucidité, la lucidité est là.
« Je vois très bien ce que vous voulez dire. Oui, je suis lucide ; c'est très bien. Mais l'amour ? Nous ne savons pas ce que signifie l'amour. J'ai cru que j'aimais, mais je vois qu'il n'en est rien. »
D'après ce que vous m'avez dit, il ressort que vous vous êtes mariée par peur de la solitude, et aussi poussée par certains besoins physiques, certaines nécessités ; et vous vous êtes aperçue que tout cela n'était pas l'amour. Vous avez donné à cela le nom d'amour pour que cela ait une apparence respectable, mais en fait ce n'était que le moyen le plus commode pour réaliser vos désirs, pour assouvir vos appétits, et vous avez mis cela sous le manteau du mot « amour ».
Pour la plupart des Sens, c'est cela l'amour, avec toute sa fumée, toute sa confusion: la peur de l'insécurité, de la solitude, de la frustration, la peur de vieillir Seule, etc. Mais tout cela n'est qu'un processus de la pensée, qui n'est évidemment pas l'amour. La pensée tend à la répétition, et la répétition use la relation. La pensée est un processus destructeur, elle ne se renouvelle pas, elle ne peut que continuer; et ce qui a de la continuité ne peut pas être le nouveau, et manque de fraîcheur. La pensée est sensation, la pensée est sensuelle, la pensée est le problème sexuel.
La pensée ne peut mettre fin à soi-même afin d'être créatrice ; la pensée ne peut pas devenir autre chose que ce qu'elle est, c'est-à-dire la sensation. La pensée est toujours l'usé, le passé, l'ancien ; la pensée ne peut jamais être neuve. Comme vous l'avez vu, l'amour n'est pas la pensée. L'amour est lorsque le sujet pensant n'est pas. Le sujet pensant n'est pas une entité différente de la pensée ; la pensée et le sujet pensant sont un. Le sujet pensant est la pensée.
L'amour n'est pas sensation ; il est une flamme sans fumée. Vous connaîtrez l'amour lorsque vous ne vous identifierez plus au sujet pensant. Vous ne pouvez pas vous sacrifier, vous en tant que sujet pensant, à l'amour. Il ne peut y avoir aucune action délibérée en vue de l'amour, car l'amour n'est pas de l'esprit. La discipline, la volonté d'aimer, est la pensée de l'amour, l'idée de l'amour ; et l'idée de l'amour est une sensation. La pensée ne peut penser à l'amour, car l'amour est hors d'atteinte pour l'esprit. La pensée est continue, et l'amour est inépuisable. Ce qui est inépuisable est toujours nouveau, et ce qui a une continuité a toujours peur d'une fin. Ce qui finit connaît l'éternel commencement de l'amour. - J.K.
Note 71 - La clarté dans l'action - Commentaire sur la vie tome 1