L'interêt
C'était un directeur d'école qui avait plusieurs diplômes universitaires. Il s'était beaucoup intéressé à l'éducation, et avait également beaucoup fait pour diverses réformes sociales. Mais à présent, disait-il, bien qu'il soit encore jeune, il avait perdu le goût de la vie. Il continuait à exercer ses fonctions, mais de façon mécanique, accomplissant le train-train quotidien avec ennui et lassitude.

Il ne mettait plus le moindre enthousiasme dans ce qu'il faisait et l'impulsion qu'il ressentait dans le passé avait complètement disparu. Il avait été enclin à la religion et avait lutté pour introduire certaines réformes dans sa religion, mais cela aussi s'était tari. Toute action lui semblait dépourvue de valeur.
Pourquoi?
— Toutes les formes d'action débouchent sur la confusion et créent davantage de problèmes et de maux. J'ai essayé d'agir en réfléchissant intelligemment, mais cela entraîne invariablement le désordre. Les nombreuses activités dans lesquelles je me suis engagé ont toutes contribué à me déprimer, à me laisser anxieux et las, et elles ne m'ont conduit nulle part. A présent, je redoute d'agir et la crainte de susciter plus de mal que de bien m'a poussé à un retrait total, à l'exception d'un minimum d'actes indispensables.
Quelle est la cause de cette peur? Est-ce la crainte de faire du mal? Vous êtes-vous retiré de la vie par crainte de susciter davantage de confusion? Avez-vous peur de la confusion que vous pourriez susciter, ou de votre propre confusion interne? Si vous aviez une clarté intérieure qui donne lieu à des actes, auriez-vous peur alors de la confusion extérieure que votre action pourrait déclencher? Avez-vous peur de la confusion interne, ou de la confusion extérieure?
— Je n'avais jamais encore considéré les choses de cette façon, et je dois y réfléchir.
Craindriez-vous de susciter davantage de problèmes, si vous aviez une certitude lucide intérieure? Nous aimons échapper à nos problèmes, d'une façon ou d'une autre, et ce faisant nous ne réussissons qu'à les amplifier. Le fait d'exposer les problèmes peut embrouiller les choses, mais la capacité de résoudre les problèmes repose sur la clarté avec laquelle ils sont appréhendés. Si vous étiez clair et lucide, vos actes pourraient-ils être embrouillés?
— Je n'ai pas de certitudes, je ne suis pas clair. Je ne sais pas ce que je veux faire. Je pourrais adhérer à une quelconque doctrine de la gauche ou de la droite, mais cela n'engendrerait pas une clarté d'action. Il est fort possible de fermer les yeux devant les absurdités d'une doctrine particulière et de travailler à son avènement, mais le fait est que fondamentalement, il y a plus de mal que de bien dans les actions qui relèvent d'une doctrine. Si j'avais la moindre clarté intérieure, je ferais face aux problèmes et j'essaierais de les éclaircir. Mais ce n'est pas le cas. J'ai perdu toute impulsion d'agir.
Pourquoi avoir perdu cette impulsion? L'avez-vous perdue en épuisant une énergie limitée? Vous êtes-vous fatigué à faire des choses qui pour vous ne présentent pas de véritable intérêt? Ou bien n'avez-vous pas encore trouvé ce qui vous intéresse réellement?
— Voyez-vous, lorsque j'ai terminé mes études, j'étais très intéressé par les réformes sociales et je m'y suis consacré avec ardeur pendant plusieurs années. Puis je me suis rendu compte de la futilité de la chose, que j'ai abandonnée au profit de l'éducation. Je me suis vraiment consacré à l'éducation pendant de longues années, et rien d'autre ne comptait pour moi. Mais je finis par abandonner cela aussi, car tout devenait confus. J'étais ambitieux, non pas pour moi-même, mais je voulais que ce travail réussisse. Mais ceux avec lesquels je travaillais se querellaient sans cesse, ils étaient jaloux et animés par une ambition personnelle.
L'ambition est une chose étrange. Vous dites que vous n'étiez pas ambitieux pour vous-même, mais pour votre travail. Y a-t-il une différence entre les ambitions personnelles et les ambitions soi-disant impersonnelles? Vous ne trouveriez pas futile ou personnel de vous identifier à une idéologie et de travailler pour elle ambitieusement ; vous considéreriez que cette ambition est justifiée, n'est-ce pas? Mais l'est-elle vraiment? Car en fait, vous avez seulement substitué un terme à un autre, vous avez remplacé « personnel » par « impersonnel ». Mais l'impulsion, la motivation restent identiques. A la place de « je », vous avez mis les mots « travail », « système », « pays », « Dieu », mais c'est toujours de vous qu'il s'agit. L'ambition est toujours présente, impitoyable, jalouse, redoutable. Est-ce parce que le travail que vous faisiez n'a jamais abouti que vous l'avez abandonné? Mais, dans le cas contraire, auriez-vous continué?
— Je ne crois pas qu'il en ait été ainsi. Ce travail était en fait relativement réussi, comme peut l'être n'importe quel travail auquel on consacre du temps, de l'énergie et de l'intelligence. Si je l'ai abandonné, c'est qu'il ne menait nulle part. Il permettait un soulagement temporaire, mais ne débouchait en aucun cas sur un changement fonda- mental et durable.
Lorsque vous travailliez, vous aviez toute votre énergie. Que s'est-il donc passé? Qu'est-il arrivé à cette poussée, à cette flamme? Est-ce là le problème?
— Oui, je crois que le problème est là. J'ai toujours été habité par cette flamme, mais elle a aujourd'hui disparu.
Est-elle assoupie, ou a-t-elle été consumée par un mauvais usage qui n'a laissé que les cendres? Peut-être n'avez-vous pas découvert votre véritable intérêt. Éprouvez-vous de la frustration? Êtes-vous marié?
— Non, je n'ai pas l'impression d'être frustré, et je n'éprouve pas non plus le besoin d'une famille ou de la présence de quelqu'un en particulier. D'un point de vue pécuniaire, je me satisfais de peu. J'ai toujours été attiré par la religion au sens profond du terme, mais je suppose que dans ce domaine aussi j'ai voulu « réussir ».
Si vous n'éprouvez pas de frustration, pourquoi n'êtes-vous pas heureux du simple fait d'être en vie?
— Les années passent, et je ne veux pas végéter, pourrir sur place.
Prenons le problème différemment. Par quoi êtes-vous intéressé? Non pas ce qui « devrait » vous intéresser, mais ce qui vous intéresse réellement.
— Je ne pourrais le dire. Ne vous semble-t-il pas intéressant de le savoir? — Mais comment le pourrais-je?
Croyez-vous qu'il y ait une méthode, une façon de découvrir ce qui vous intéresse? Il est particulièrement important de trouver vous-même dans quelle direction vont vos intérêts. Jusqu'à présent vous avez essayé un certain nombre de choses, aux-quelles vous avez consacré votre énergie et votre intelligence, mais cela ne vous a pas entièrement satisfait. Ou bien vous vous êtes épuisé à faire des choses qui pour vous n'avaient pas vraiment d'intérêt, ou bien votre véritable intérêt est toujours assoupi, dans l'attente d'un réveil. Qu'en pensez-vous?
— Encore une fois, je ne sais pas. Ne pouvez-vous m'aider?
N'avez-vous pas envie de découvrir vous-même le fond du problème? Si vous vous êtes épuisé, le problème requiert une certaine forme d'approche ; mais si votre feu couve sous les cendres, il est important de le ranimer. De quel cas s'agit-il? N'éprouvez-vous point l'envie de découvrir vous-même ce qu'il en est, sans que je vous dise quoi que ce soit? La vérité de ce qui est constitue sa propre action. Si vous êtes complètement épuisé, c'est alors une question de guérison, de reconstitution, de mise en jachère créative.
Cette mise en jachère créative résulte du mouvement de la mise en culture et des semailles ; c'est une inaction en vue d'une action totale dans le futur. Il se peut aussi que votre intérêt véritable ne soit pas encore révélé. Écoutez attentivement et essayez de découvrir la vérité. Si l'intention de découvrir ce qu'il en est est présente, la vérité sera découverte, non pas par une recherche constante, mais en étant clair et appliqué dans votre intention.
Vous verrez alors que pendant les heures de veille il y a une attention constante qui vous permet de recevoir les moindres signes qui émanent de cet intérêt latent, et que les rêves jouent également leur rôle. En d'autres termes, c'est l'intention qui met en branle le mécanisme de la découverte. - Mais comment savoir si tel ou tel intérêt est authentique? J'ai eu jusqu'à présent plusieurs centres d'intérêts et tous se sont dissipés. Comment puis-je savoir si ce que je vais peut-être reconnaître comme mon véritable intérêt ne va pas également s'éteindre?
Il n'y a naturellement aucune garantie. Mais étant donné que vous avez conscience de cette perte d'intérêt, il y aura une attention accrue afin de découvrir le réel. Si je peux m'exprimer ainsi, vous ne recherchez pas votre véritable intérêt, mais en étant dans un état d'attention passive, votre véritable intérêt apparaîtra de lui-même. Si vous essayez de découvrir quel est votre véritable intérêt, il vous faudra en choisir un entre tous, vous évaluerez, vous calculerez, vous jugerez. Ce procédé renforce l'opposition, toutes vos énergies s'épuisent à vous demander si vous avez bien choisi, et ainsi de suite. Alors que, dans le cas d'une attention passive, lorsque vous ne faites aucun effort pour trouver, le mouvement de l'intérêt se dessine clairement dans cette attention. Faites-en l'expérience et vous verrez.
Si je ne me précipite pas, je crois que je commence à percevoir mon véritable intérêt. Je ressens une animation vitale, un nouvel élan. - Jiddu Krishnamurti
Note 11 - L'interêt - Commentaire sur la vie tome 2