La chasteté
Le riz mûrissait, prenait une teinte verte et dorée, sous le soleil couchant. Les longs sillons étroits étaient remplis d'eau, qui reflétait la lumière assombrie du couchant. Les rizières étaient entourées de palmiers parmi lesquels on voyait de petites maisons, sombres et isolées. Le chemin serpentait paresseusement entre les rizières et les palmiers. C'était un chemin très musical: un garçon jouait de la flûte, la rizière à ses pieds. Une impression de bonne santé et de propreté émanait de lui, de son corps délicat et bien proportionné. Il ne portait qu'un linge immaculé autour des reins, le soleil couchant éclairait son visage et ses yeux souriaient.
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Il faisait ses gammes et lorsqu'il en avait assez de cet exercice, il jouait quelque chose. Il y prenait vraiment plaisir, et son plaisir était communicatif. Bien que je fusse assis assez près de lui, il ne cessa pas un seul instant de jouer. La lumière du couchant, la mer verte et dorée de la rizière, le soleil au travers des palmiers, et ce jeune garçon qui jouait de la flûte, tout cela conférait à la soirée un charme très particulier. Le garçon cessa de jouer et vint s'asseoir à mes côtés ; aucun de nous ne prononça un mot, mais son sourire avait quelque chose de céleste.
Sa mère l'appela d'une petite maison cachée dans les palmiers, il ne répondit pas immédiatement, mais au troisième appel il se leva, sourit et s'en fut. Un peu plus loin, le long du chemin, une petite fille chantait en s'accompagnant d'un instrument à cordes, et elle avait une assez jolie voix. Quelque part dans la rizière quelqu'un reprit la chanson d'une riche voix de gorge, et la petite fille s'arrêta et écouta la voix mâle qui chantait. Il faisait presque nuit. Les étoiles du soir commençaient à scintiller, et les grenouilles lançaient leurs appels.
Comme nous voulons posséder tout à la fois, la noix de coco, la femme et le paradis! Nous voulons monopoliser, et il semble que les choses acquièrent plus de valeur lorsqu'on les possède. Lorsque nous disons « c'est à moi », le tableau en devient plus beau, plus estimable, on dirait qu'il exprime plus de délicatesse, qu'il est plus profond et plus riche de sens. Il y a une curieuse forme de violence dans la possession. Dès que l'on dit « c'est à moi », la chose en question devient quelque chose à quoi l'on tient, que l'on défend et il y a dans cet acte même une résistance qui suscite la violence.
La violence est toujours à la recherche du succès ; la violence est la réussite du moi. Réussir, c'est toujours échouer. Arriver est une mort et le voyage est éternel. Triompher, être victorieux dans cet univers, c'est perdre la vie. Et avec quelle obstination nous poursuivons un but! Mais le but est éternel, tout comme l'est le conflit qu'implique sa poursuite. Le conflit est un triomphe constant, et ce que l'on a conquis doit être sans cesse reconquis. Le vainqueur vit dans la peur, et dans les affres de la possession. Le vaincu, qui désire ardemment la victoire, perd ce qu'il a gagné et devient ainsi semblable au vainqueur. Lorsque notre bol est vide, notre vie est immortelle.
Ils étaient jeunes mariés mais n'avaient pas encore d'enfants. Ils semblaient si jeunes, tellement éloignés du monde des affaires, tellement timides. Ils désiraient discuter tranquillement, sans se presser et sans avoir l'impression qu'ils faisaient attendre les autres. Ils formaient un couple charmant, mais il y avait une certaine tension dans leurs regards ; ils souriaient facilement mais l'on devinait une certaine anxiété sous le sourire. Ils semblaient frais et dispos, mais on percevait une certaine lutte intérieure. L'amour est une chose étrange qui se flétrit si vite, la flamme est si rapidement étouffée par la fumée! Cette flamme n'est ni vôtre ni mienne, elle est tout simplement flamme, claire et suffisante ; elle n'est ni personnelle ni impersonnelle, et n'appartient ni à hier ni à demain. Elle a une chaleur qui guérit et un parfum qui n'est jamais identique. On ne peut la posséder, la monopoliser ni la tenir dans sa main. Si elle est retenue, elle brûle et détruit, et la fumée envahit notre être, de sorte qu'il ne reste plus de place pour la flamme.
Il disait qu'ils étaient mariés depuis deux ans, et qu'ils vivaient tranquillement aux alentours d'une ville assez importante. Ils avaient une petite ferme, dix ou quinze hectares de riz et de fruits et un peu de bétail. Il était intéressé par l'amélioration de la race et elle travaillait de temps à autre dans un hôpital. Leurs journées étaient bien remplies, mais ce n'était pas l'hyper-occupation de la fuite. Ils n'avaient jamais essayé de fuir devant quoi que ce soit - sauf devant certaines de leurs relations, qui étaient très conservateurs et plutôt ennuyeux. Ils s'étaient mariés en dépit de l'opposition de leurs familles et ils vivaient par leurs propres moyens, n'étant que très peu aidés. Avant leur mariage, ils avaient beaucoup parlé et décidé de ne pas avoir d'enfants.
Pourquoi?
— Nous avions tous deux conscience de l'effroyable désastre du monde actuel, et donner naissance à de nouveaux bébés nous semblait une sorte de crime. Les enfants deviendraient presque inévitablement de simples bureaucrates, ou les esclaves d'une quelconque forme de système économico-religieux. L'environnement les rendrait stupides, ou bien habiles et cyniques. D'ailleurs, nous n'avions pas les moyens pécuniaires de les élever correctement.
Qu'entendez-vous par correctement?
— Pour élever correctement des enfants, il ne faut pas seulement les envoyer à l'école ici, mais aussi à l'étranger. Il faut cultiver leur intelligence, leur sens de la va- leur et de la beauté, et les aider à prendre la vie sous sa forme la plus noble et la plus heureuse, afin qu'ils puissent trouver la paix en eux-mêmes. Et naturellement il faut aussi leur apprendre certaines techniques qui ne détruiraient pas leur âme en faisant d'eux des machines. En outre, sachant combien nous sommes nous-mêmes stupides, nous avons tous deux jugé qu'il n'était pas nécessaire de transmettre à nos enfants nos propres réactions et nos conditionnements. Nous l'avons pas voulu donner naissance à des exemplaires de nous-mêmes modifiés.
Vous voulez dire que vous avez tous deux pensé tout cela avec toute cette logique brutale avant votre mariage? Vous avez jeté les bases d'un bon contrat. Mais peut-il être rempli aussi facilement qu'il fut formulé? La vie est un peu plus complexe qu'un accord verbal, n'est-ce pas?
— C'est ce que nous sommes en train de découvrir. Aucun de nous n'a parlé de tout ceci à quiconque avant ou depuis notre mariage et c'est là l'une de nos difficultés. Nous ne connaissions personne avec qui nous aurions pu parler en toute liberté. Car la plupart des gens plus âgés prennent un plaisir insolent à nous désapprouver ou à nous donner de petites tapes d'encouragement dans le dos. Nous avions entendu l'une de vos causeries et nous avons tous les deux eu envie de venir parler avec vous de notre problème. Il faut vous dire aussi qu'avant notre mariage, nous avons fait le vœu de n'avoir jamais de relations sexuelles l'un avec l'autre. Mais encore une fois, pourquoi?
— Nous sommes tous deux de tempérament religieux et nous voulions mener une vie spirituelle. Depuis mon enfance j'aspire à me détacher de ce monde, de mener la vie d'un sannyasi. J'avais pour habitude de lire énormément de livres religieux qui ne firent que raffermir mon désir. En fait, j'ai porté la robe safran pendant presque un an.
Et vous aussi?
— Je ne suis pas aussi douée ni cultivée que lui, mais j'ai aussi de forts éléments religieux dans mon passé. Mon grand-père avait un bon métier, mais il quitta sa femme et ses enfants pour devenir sannyasi et mon père voudrait lui aussi faire la même chose. Jusqu'à présent, ma mère a réussi à le retenir, mais un jour il finira par partir et j'ai moi-même cette envie de mener une vie religieuse.
Mais alors, puis-je vous demander pourquoi vous être mariés?
— Nous voulions avoir la compagnie l'un de l'autre, répondit-il, nous nous aimons et nous avions quelque chose en commun. Nous avons ressenti cela dès le début de notre vie commune, et il n'y avait pas de raison pour ne pas nous marier officiellement. Nous avons pensé à vivre ensemble sans nous marier et sans avoir de rapports sexuels, mais cela n'aurait créé que des ennuis supplémentaires. Après notre mariage, tout alla très bien pendant environ un an, mais notre envie l'un de l'autre se fit bientôt intolérable. Pour finir, c'était tellement insupportable que je préférais m'en aller. J'étais incapable de travailler, incapable de penser à autre chose et je faisais des rêves impétueux. Je devins taciturne et irritable, bien qu'il n'y eût jamais entre nous de mots déplaisants. Nous nous aimions et étions incapables de nous faire mal avec des mots et des actes, mais nous vœuumions l'un pour l'autre comme le soleil de midi, et nous avons fini par décider de venir en parler avec vous. Je suis littéralement incapable de continuer à respecter le vœu que nous avons fait. Vous ne pouvez pas savoir ce que nous avons souffert. Et vous?
— Quelle femme n'a pas envie d'avoir un enfant de l'homme qu'elle aime? J'ignorais que j'étais capable d'un tel amour, et j'ai eu moi aussi mes jours de torture et mes nuits de douleur. Je suis devenue hystérique, je pleurais à la moindre chose, et à certaines époques du mois, c'était un véritable cauchemar. J'espérais que quelque chose se produirait, mais même si nous en parlions, cela ne servait à rien. Ensuite, on construisit un hôpital près de chez nous, et on me demanda d'aller y travailler et je vœuntée de fuir tout cela. Mais cela ne servit à rien. Le voir si près de moi chaque jour... Elle pleurait maintenant, de tout son cœur. Et c'est pour cela que nous sommes venus vous voir. Que dites-vous de tout cela?
Est-ce mener une vie religieuse que de se punir? La mortification du corps ou de l'esprit est-elle signe de compréhension? La torture de soi-même permet-elle d'accéder à la réalité? La chasteté est-elle refus? Pensez-vous que vous irez loin par la renonciation? Et croyez-vous que vous trouverez la paix dans le conflit? Le moyen n'est-il pas infiniment plus important que la fin? Il est possible que la fin soit, mais le moyen est. Le présent, ce qui est doit être compris et non pas étouffé par des déterminations, des idéaux ou d'habiles rationalisations. La douleur est un chemin qui ne conduit pas au bonheur.
Cette chose que l'on nomme passion doit être comprise et non refoulée ou sublimée, et il ne sert à rien de lui trouver un substitut. Quoi que vous fassiez, quoi que vous inventiez, cela ne fera que renforcer ce qui n'a été ni com- pris ni aimé. Aimer ce que l'on appelle la passion, c'est la comprendre. Aimer, c'est être en communion directe ; et il n'est pas possible d'aimer quelque chose qui vous irrite, si vous avez des idées ou des conclusions à ce sujet. Comment pourriez-vous comprendre et aimer la passion si vous avez précisément fait un vœu contre elle? Le vœu est une forme de résistance.
Et ce contre quoi vous résistez finit toujours par avoir raison de vous. La vérité ne se conquiert pas et ne se prend pas d'assaut ; elle vous glissera entre les doigts si vous tentez de la saisir. La vérité vient silencieuse- ment, sans que vous le sachiez. Ce que vous connaissez n'est pas la vérité, ce n'est qu'une idée, un symbole. L'ombre n'est pas le réel.
Votre problème, semble-t-il, est davantage d'arriver à la compréhension de vous- mêmes qu'à la destruction de vous-mêmes. Détruire est relativement facile. Vous avez un modèle d'action qui vous conduira, espérez-vous, à la vérité. Ce modèle est toujours de votre propre fabrication, qui est en fonction de votre propre conditionnement, de même que le but vers lequel vous tendez.
Vous fabriquez le modèle, puis vous faites le vœu de le réaliser. Ce n'est là qu'une ultime forme de fuite devant vous- mêmes. Vous n'êtes ni ce modèle d'auto-projection ni son processus. Vous êtes ce que vous êtes réellement, le désir et le besoin effréné. Et si vous souhaitez véritablement transcender cela et en être libéré, vous devez tout d'abord l'avoir compris, sans le condamner ni l'accepter ; mais c'est un art qui n'est possible que par le biais de l'attention mêlée de profonde passivité.
— J'ai lu certaines de vos causeries et je peux suivre ce que vous dites. Mais en fait, que nous conseillez-vous de faire?
Il s'agit de votre vie, de votre souffrance, de votre bonheur, comment quelqu'un d'autre oserait-il vous dire ce qu'il faut faire et ne pas faire? Les autres ne vous l'ont- ils pas déjà dit? Les autres sont le passé, la tradition, le conditionnement dont vous faites également partie. Vous avez écouté les autres, vous-même, et vous n'êtes pas sortis de cette conjoncture malheureuse ; et vous recherchez encore l'avis des autres, qui n'est que votre propre avis?
Vous écouterez, mais vous n'accepterez que ce qui est plaisant, en rejetant ce qui est douloureux, et chacun de ces procédés est un lien. Avoir fait vœu de chasteté, c'est le début de la souffrance, comme l'aurait été le fait de donner libre cours à la passion. Ce qui importe, c'est de comprendre le processus total de cet idéal, le fait de faire un vœu, la discipline, la douleur, qui sont tous des moyens profonds d'échapper à la pauvreté intérieure, à la douleur de cette insuffisance in- terne, à la solitude. La totalité de ce processus est vous-mêmes.
— Et au sujet des enfants?
Encore une fois, il n'est pas possible de répondre en termes de « oui » ou de « non ». La recherche d'une réponse par le biais de l'esprit ne conduit nulle part. Nous nous servons des enfants comme pions dans le jeu de notre vanité, et nous accumulons la souffrance ; nous les utilisons comme un autre moyen d'échapper à nous-mêmes. Lorsque les enfants ne sont pas des moyens, ils ont alors une signification qui n'est pas celle que vous, ou la société ou l'État pourraient leur donner. La chasteté n'est pas du domaine de l'esprit ; la chasteté est la nature même de l'amour. Sans l'amour, quoi que vous fassiez, la chasteté n'existe pas. Mais si l'amour est là, votre question trouve- ra réponse.
Ils restèrent dans la pièce, complètement silencieux, pendant longtemps. Les mots et les gestes avaient touché à leur fin. - Jiddu Krishnamurti
Note 13 - La chasteté - Commentaire sur la vie tome 2