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L'individu et l'idéal

— Ici, en Inde, notre vie est plus ou moins bouleversée ; nous essayons d'en faire à nouveau quelque chose, mais sans savoir par où commencer. Je comprends l'importance des actions de masse, mais aussi ses dangers. J'ai poursuivi un idéal de non-violence, mais du sang a été versé et la souffrance existe. Depuis la Partition, ce pays a du sang sur les mains et nous sommes en train de constituer des forces armées.

Nous parlons de non-violence et nous nous préparons à la guerre. J'ai l'esprit aussi confus que les leaders politiques. En prison, je lisais beaucoup, mais cela ne m'a pas aidé à clarifier ma position. Pourrions-nous procéder par ordre et approfondir une chose après l'autre? Tout d'abord, vous insistez beaucoup sur l'individu. Mais l'action collective n'est-elle pas nécessaire?


L'individu est essentiellement le collectif, et la société est la création de l'individu. L'individu et la société sont étroitement liés, n'est-ce pas? On ne peut les séparer. C'est l'individu qui crée la structure de la société et c'est la société ou l'environnement social qui modèle l'individu. Mais bien que l'environnement conditionne l'individu, ce dernier peut toujours se libérer, échapper à son arrière-plan. C'est l'individu qui fa- brique cet environnement dont il devient précisément l'esclave ; mais il est également en son pouvoir de le rejeter et de créer un autre environnement social qui n'appauvrisse ni son esprit ni son âme. L'individu est important en ce sens qu'il a la possibilité de se libérer du conditionnement et de comprendre la réalité et c'est cela seul qui est important. L'individualisme qui met toute son âpreté dans son propre conditionnement ne pourra bâtir qu'une société fondée sur la violence et l'antagonisme. L'individu n'existe qu'au travers d'une relation, sinon il n'est rien.


Et c'est le manque de compréhension de cette relation qui suscite le conflit et la confusion. Si l'individu ne comprend pas sa relation aux autres, à la propriété, aux idées et aux croyances, le simple fait de plaquer sur lui un modèle collectif ou de n'importe quel type va à l'en- contre du but recherché. Une soi-disant action de masse sera nécessaire pour susciter une nouvelle structure ; mais cette nouvelle structure est en fait l'invention de quelques-uns et la masse est hypnotisée par les slogans les plus récents et les promesses d'une nouvelle utopie. La masse reste identique à ce qu'elle était auparavant mais elle a maintenant de nouveaux dirigeants, de nouvelles formules, de nouveaux prêtres et de nouvelles doctrines. La masse est constituée par vous et par moi, elle se compose d'individus.


La masse, en fait, n'existe pas. C'est un terme commode sur lequel jouent l'exploiteur et le politicien. La majorité est poussée à l'action, à la guerre, par une minorité. Et cette minorité représente les désirs et les impulsions de la majorité. C'est la transformation de l'individu qui est essentielle, mais cette transformation ne se pose pas en termes de structures. Les structures conditionnent toujours et l'être condition- né est sans cesse en conflit avec lui-même et, partant, avec la société. Il est relative- ment facile de remplacer une forme de conditionnement par une autre. Par contre, si l'individu parvient à se libérer de toutes les formes de conditionnement, c'est totale- ment différent.


— Tout cela demande une réflexion profonde et attentive, mais je crois que je commence à comprendre. Vous mettez l'accent sur l'individu, mais celui-ci, dans la société, n'est pas une puissance séparée et antagoniste. Mais passons au second point. J'ai toujours travaillé au nom d'un idéal, et je ne comprends pas votre désaccord. Pourriez-vous me l'expliquer?


Notre morale actuelle est fondée sur le passé ou le futur, sur le traditionnel ou sur ce qui devrait être. Ce qui devrait être, c'est l'idéal en opposition à ce qui a été, le conflit entre le futur et le passé. La non-violence est l'idéal, ce qui devrait être, et ce qui a été est la violence. Le ce qui a été est une projection du ce qui devrait être ; l'idéal est une fabrication maison, c'est la projection de son propre contraire, le réel. L'antithèse est une expansion de la thèse, et le contraire renferme les éléments de son propre contraire. Étant violent, l'esprit projette ce qui lui est opposé, c'est-à-dire l'idéal de la non-violence.


On dit que l'idéal permet de triompher de ce qui lui est opposé, mais en est-il bien ainsi? L'idéal n'est-il pas une façon d'éviter, de fuir ce qui a été ou ce qui est? Le conflit entre le réel et l'idéal est de toute évidence un moyen de retarder la compréhension du réel, et ce conflit ne sert qu'à introduire un autre problème dont la fonction est de masquer le problème immédiat. Avoir un idéal, c'est se donner un moyen merveilleux et très respectable d'échapper au maintenant, au réel. L'idéal de la non-violence, comme l'utopie collective, est fictif. L'idéal, la notion de ce qui devrait être, nous permet de masquer et d'éviter ce qui est. La poursuite d'un idéal est une recherche de récompense.


Vous pouvez fort bien fuir les récompenses de ce monde parce que cela vous semble stupide et primitif, mais votre poursuite d'un idéal est elle aussi, à un autre niveau, une recherche de gratification, ce qui est tout aussi stupide. L'idéal est une compensation, un état fictif invoqué par l'esprit. L'esprit qui est violent, séparateur, et ne se préoccupe que de lui-même, projette une gratification compensatrice, cette fiction qu'il nomme l'idéal, l'utopie, le futur, et cherche vainement à l'atteindre. C'est précisément cette quête qui suscite le conflit, mais elle permet aussi d'ajourner agréablement le réel. L'idéal, ce qui devrait être, n'aide en rien à comprendre ce qui est, mais empêche au contraire la compréhension.


— Voulez-vous dire par là que nos dirigeants et nos professeurs ont eu tort de sou- tenir la notion d'idéal et de la répandre?


Qu'en pensez-vous?


— Si j'ai bien compris ce que vous dites...


Je vous en prie, la question n'est pas de comprendre ce qu'un autre peut dire, mais de découvrir ce qui est vrai. La vérité n'est pas une opinion ; la vérité ne dépend pas d'un leader ou d'un professeur. Le poids des opinions fait obstacle à la perception de la vérité. De deux choses l'une, ou bien l'idéal est une fiction de fabrication maison qui contient son propre contraire, ou bien il ne l'est pas. C'est l'un ou l'autre. Et cela ne dépend pas d'un quelconque professeur, c'est vous-même qui devez découvrir la vérité à ce sujet.


— Si l'idéal est illusoire, c'est une révolution par rapport à tout ce que je pense. Ainsi, selon vous, notre poursuite d'un idéal est totalement vaine?


C'est une lutte inutile, une supercherie vis-à-vis de soi-même forte plaisante, ne trouvez-vous pas?


— C'est assez ennuyeux, mais je suis bien obligé de reconnaître qu'il en est ainsi. Nous avons tellement l'habitude de considérer les choses comme établies que nous ne nous sommes jamais autorisés à regarder attentivement ce qui est dans notre main. Nous nous sommes menti à nous-mêmes et ce que vous venez de dire bouleverse complètement la structure de mes pensées et de mes actes. Ce sera une révolution dans l'éducation, et dans notre façon de vivre et de travailler. Je crois que je commence à voir ce qu'implique un esprit libéré de la notion d'idéal, du ce qui devrait être. Pour un tel esprit, l'action a une signification fort différente de celle que nous lui accordons aujourd'hui. L'action compensatrice n'est pas l'action, mais seulement une réaction - et nous nous vantons d'agir!... Mais sans l'idéal, comment s'occuper du réel, ou bien de ce qui a été?


La compréhension du réel n'est possible qu'à partir du moment où l'idéal, ce qui devrait être, est retiré de l'esprit, c'est-à-dire quand le faux est perçu en tant que faux. Ce qui devrait être est également ce qui ne devrait pas être. Aussi longtemps que l'es- prit appréhendera le réel en le compensant négativement ou positivement, il ne pourra y avoir compréhension du réel.


Car pour le comprendre il faut être en communion directe avec lui, votre rapport au réel ne peut avoir lieu au travers de l'écran de l'idéal, ou à travers celui du passé, de la tradition, de l'expérience. Le seul véritable problème c'est de se libérer de la mauvaise forme d'approche. Ce qui nous ramène à la compréhension des processus du conditionnement, et donc, finalement, de l'esprit. Le problème, c'est l'esprit lui- même et non les problèmes qu'il engendre. Résoudre les problèmes créés par l'esprit, c'est seulement concilier les effets, ce qui ne peut déboucher que sur une confusion et une illusion plus grandes.


— Mais comment comprendre l'esprit?


Il en va de l'esprit comme de la vie - non pas la vie idéale, mais la vie véritable faite de douleur et de plaisir, de fausseté et de clarté, de vanité et d'humilité affectée. Pour comprendre l'esprit, il faut avoir conscience du désir et de la peur.


— Attendez, cela devient un peu trop compliqué pour moi. Comment dois-je faire pour comprendre le fonctionnement de mon esprit?


Pour connaître l'esprit, ne faut-il pas d'abord avoir conscience de ses activités? L'esprit n'est qu'expérience, non seulement l'expérience actuelle mais également l'expérience accumulée. L'esprit est le passé dans sa réponse au présent, ce qui donne lieu au futur. C'est la totalité du processus mental qu'il faut comprendre.


— Mais par où commencer?


Par le seul commencement possible: la relation. La vie est relations ; être, c'est être en relations. Ce n'est que dans le miroir de la relation que l'esprit peut être com- pris, et vous devez commencer par vous regarder dans ce miroir.


— Vous voulez dire ma relation avec ma femme, avec mon voisin, etc.? N'est-ce pas là un processus très limité?


Ce qui peut sembler petit, limité, révèle pourtant l'insondable si l'on s'en approche directement. C'est comme un entonnoir, l'étroit débouche sur le très large. Lorsqu'on l'observe avec une attention passive, ce qui est limité rend compte de l'illimité. Tout comme à sa source la rivière est si petite qu'on la remarque à peine.


— Je dois donc commencer par moi-même et par mon entourage immédiat?


Exactement. Une relation n'est jamais petite ni étroite. Qu'elle implique une per- sonne ou plusieurs, la relation est un processus complexe, que vous pouvez appréhender d'une façon mesquine ou au contraire librement et franchement. Encore une fois, l'approche dépend de l'état d'esprit. Si vous ne commencez pas par vous-même, par quoi commencerez-vous? Car même si vous débutez par une activité périphérique, vous êtes en relation avec elle, et l'esprit est en son centre. Que vous commenciez par ce qui est proche ou par ce qui est loin, c'est vous qui êtes là. Sans la compréhension de vous-même, tout ce que vous pourrez faire sera lié à la confusion et à la douleur. Le début est la fin.


— J'ai erré très loin de par le monde, j'ai vu et j'ai fait nombre de choses, j'ai souffert et j'ai ri comme tant d'autres avant moi, et il m'a pourtant fallu retourner à moi- même. Je suis comme ce sannyasi qui partit à la recherche de la vérité. Il passa de nombreuses années à aller d'un maître à un autre, et chacun d'eux lui désigna un chemin différent. Très las, il finit par revenir chez lui, et c'est dans sa propre maison qu'il trouva le joyau! Notre folie m'apparaît enfin, à nous qui parcourons le monde en quête de cette félicité qui ne se peut trouver qu'en nos propres cœurs lorsque l'esprit est purgé de ses activités. Vous avez parfaitement raison. Je retourne à mon point de départ. Je commence par ce que je suis. - Jiddu Krishnamurti


Note 19 - L'individu et l'idéal - Commentaire sur la vie tome 2


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