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Le politicien qui voulait bien faire

Il avait plu pendant la nuit, et la terre odorante était encore mouillée. Le sentier qui partait du fleuve menait à des arbres centenaires et à des manguiers. C'était un sentier qui avait été suivi par des milliers de pèlerins, car depuis plus de vingt siècles il était de tradition pour tous les bons pèlerins de prendre ce chemin. Mais ce n'était pas encore l'époque des pèlerinages et ce matin-là, seuls les villageois l'empruntaient. Dans leurs vêtements de couleurs vives, le soleil dans le dos et chargés de bottes de foin, de légumes ou de fagots qu'ils portaient sur la tête, ils étaient d'une grande beauté. Ils marchaient avec grâce et dignité, discutant en riant des affaires du village.

Des deux côtés du sentier, s'étendaient à perte de vue des champs verts de blé d'hiver, avec de larges carrés de pois et d'autres légumes pour le marché. C'était une matinée très agréable, le ciel était clair et bleu et il y avait comme une bénédiction sur ce pays. La terre semblait vivante, féconde, riche et sacrée. Il ne s'agissait pas de la sacralité des choses faites par l'homme, des temples, des prêtres et des livres. C'était la beauté de la paix totale et du silence total, dans laquelle on était baigné et les arbres, l'herbe et le puissant taureau en faisaient partie. Les enfants qui jouaient dans la poussière en avaient conscience, sans pourtant la connaître. Ce n'était pas une beauté passa- gère, elle était là, simplement, sans qu'il y ait ni début ni fin.


C'était un homme politique qui voulait bien faire. Il avait l'impression de différer de ses collègues, dit-il, car il était véritablement concerné par le bien-être du peuple, ses besoins, sa santé et son évolution. Il était ambitieux, naturellement, mais qui ne l'était pas? L'ambition l'aidait à être plus actif, car sans elle il serait paresseux, incapable de faire du bien aux autres. Il voulait devenir ministre et faisait tout pour cela, comptant bien qu'à sa nomination il veillerait à l'exécution de ses idées. Il avait parcouru le monde, visitant de nombreux pays pour étudier la structure des différents gouvernements et après avoir longuement réfléchi il avait mis au point un plan dont son pays pourrait bénéficier.


— Mais je ne sais si je pourrai le faire passer, dit-il avec une évidente consternation. Car voyez-vous, je n'ai pas été bien du tout, ces temps derniers. Les docteurs m'ont dit que je ne devais pas me fatiguer et qu'il faudrait peut-être m'opérer. Mais je ne parviens pas à accepter cette situation.


Puis-je vous demander pourquoi?


— Je refuse d'accepter l'éventualité d'être toute ma vie un infirme et de ne plus pouvoir faire ce que j'ai envie de faire. Je sais bien, au moins théoriquement, que je ne peux pas garder le même rythme indéfiniment, mais si je m'interromps, mon plan ne verra peut-être jamais le jour. Il faut aussi tenir compte du fait que je ne suis pas seul à être ambitieux et que de ce point de vue, c'est vraiment la jungle. J'ai assisté à plusieurs de vos réunions et cela m'a donné l'idée de venir parler avec vous.


Votre problème, d'après vous, est-il un problème de frustration? Il y a cette éventualité de longue maladie, avec la perte de popularité et d'action que cela implique et cela vous paraît inacceptable, car votre vie serait complètement vide si vous ne réussissez à accomplir vos projets. C'est bien cela?


— Je suis, comme je l'ai dit, aussi ambitieux que tout un chacun, mais je veux également faire œuvre humanitaire. Par ailleurs, je suis malade et je refuse cette maladie, ce qui crée un profond conflit en moi et je me rends compte que cela intensifie ma maladie. J'ai également une autre peur, qui ne concerne pas ma famille car tous sont à l'abri matériellement, mais je n'ai jamais été capable de nommer cette peur, même à moi-même.


Vous voulez parler de la peur de la mort?


— Oui, c'est sans doute cela, ou c'est plutôt la peur de ne pas pouvoir mener à bien ce que j'ai décidé de réaliser. C'est sans doute là ma crainte la plus profonde et je ne sais pas comment la calmer.


Cette maladie vous interdira-t-elle toute activité politique?


— Vous savez ce que c'est. Si je ne suis pas au centre des choses, on m'oubliera et mes projets n'aboutiront pas. Cela signifie que je serai virtuellement obligé de me retirer et j'y répugne énormément.


De sorte que vous avez le choix entre accepter volontairement et de bonne grâce le fait de vous retirer, ou bien continuer avec autant de bonne grâce votre activité politique, tout en sachant la gravité de votre maladie. Dans les deux cas, la maladie peut fort bien anéantir vos ambitions. La vie n'est-elle pas étrange? Puis-je vous suggérer d'accepter l'inévitable sans amertume? Car avec le cynisme ou l'amertume, votre esprit fera empirer votre mal.


— J'ai tout à fait conscience de tout ceci mais je ne peux pas pour autant accepter - et encore moins de bon cœur, comme vous me le conseillez - ma condition physique. Je pourrais peut-être continuer à avoir certaines de mes activités politiques, mais ce n'est pas suffisant.


Croyez-vous que la réussite de vos ambitions de bien faire soit pour vous la seule façon de vivre, et que ce soit seulement par vous et par l'application de vos théories que votre pays sera sauvé? Vous êtes le centre de toute cette soi-disant œuvre humanitaire, n'est-ce pas? Vous n'êtes pas vraiment intéressé par le bien du peuple, mais par le bien tel qu'il sera exprimé par vous. C'est vous qui comptez, et non le bien du peuple. Vous vous êtes tellement identifié à vos théories et au soi-disant bonheur du peuple que vous confondez votre propre réalisation avec son bien-être. Vos théories sont peut-être excellentes et elles peuvent même, par un heureux hasard, être bénéfiques pour le peuple.


Mais vous tenez surtout à ce que l'on identifie votre nom à ce bien-être. La vie est étrange. La maladie vous a envahi et vous frustre dans la réalisation de votre nom et de votre importance. Et c'est cela qui crée le conflit en vous, et non pas la crainte que le peuple ne soit aidé. Car si vous l'aimiez vraiment au lieu de vous payer de mots, cela aurait son effet propre et spontané qui serait d'une importance significative. Mais vous n'aimez pas le peuple, il est seulement l'outil de vos am- bitions et de votre vanité. Faire le bien n'est jamais qu'une façon de vous glorifier. J'espère que le fait que je vous dise tout cela ne vous dérange pas?


— Je suis au contraire très heureux que vous ayez exprimé si clairement ce qui est tout au fond de moi. Cela m'a fait du bien. D'une certaine façon, j'avais senti tout cela mais je ne m'étais jamais autorisé à le regarder directement. Il est bon de se l'entendre dire de façon aussi nette, et j'espère être maintenant en mesure de comprendre mon conflit et de l'apaiser. Je verrai bien ce qui se passera, mais je me sens déjà légèrement dégagé de mes angoisses et de mes craintes. Mais la mort, qu'en est- il de la mort?


Ce problème est plus complexe et demande une profonde intuition, n'est-ce pas? Vous pouvez rationaliser au sujet de la mort, dire que tout est mortel, et que la feuille verte du printemps est chassée par le vent de l'automne, et ainsi de suite. Vous pouvez raisonner et trouver des explications à la mort, ou essayer de maîtriser par la volonté la peur de la mort, ou trouver une croyance qui se substitue à cette peur. Mais tout ceci est encore l'action de l'esprit. Et la soi-disant intuition relative à la vérité de la réincarnation, ou la vie après la mort, n'est peut-être rien d'autre qu'un désir de survie. Mais tous ces raisonnements, ces intuitions, ces explications, font partie du domaine de la pensée, n'est-ce pas? Toutes sont des activités de l'esprit en vue de triompher de la peur de la mort. Mais la peur de la mort ne se laisse pas si facilement vaincre.


Le désir de l'individu de se survivre au travers de la nation, de la famille, du nom et des idées, ou au travers des croyances, procède toujours de son propre désir de continuité, n'est-ce pas? Et c'est ce besoin, avec ses espoirs et ses résistances complexes, qui doit cesser volontairement, sans effort et de bon gré. Il nous faut mourir chaque jour aux souvenirs, aux expériences, au savoir et aux espoirs. L'accumulation des plaisirs et du repentir, la réunion des vertus doit cesser d'instant en instant. Ce ne sont pas là des mots, mais la déclaration d'une réalité. Ce qui continue ne peut jamais connaître la béatitude de l'inconnu. Ne pas accumuler, mais mourir chaque jour, chaque minute, c'est être intemporel. Mais aussi longtemps qu'existera le besoin de réaliser et ses conflits propres, il y aura toujours cette peur de la mort. - Jiddu Krishnamurti


Note 35 - Le politicien qui voulait bien faire - Commentaire sur la vie tome 2

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