L'amour en question
Un petit canard remontait le large canal comme un voilier, seul et gonflé de sa propre importance. Le canal serpentait dans la ville et continuait dans la campagne. On ne voyait pas d'autres canards, mis celui-ci faisait du bruit pour quatre. Ceux qui l'entendirent n'y prêtèrent pas attention mais le canard ne s'en émut pas. Il n'avait pas peur et il avait l'impression d'être quelqu'un de très important sur ce canal. Il lui appartenait.
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Au sortir de la ville, la campagne était agréable, verts pâturages et vaches noires et blanches bien grasses. Les nuages étaient groupés sur l'horizon et le ciel semblait bas, très proche de la terre, avec cette lumière que seule cette partie du monde semble posséder. Le paysage était aussi plat que la main et la route ne montait que pour passer les ponts qui enjambaient les canaux. C'était une soirée délicieuse. Le soleil se couchait sur la mer du Nord et les nuages furent soudain de la couleur du soleil couchant. De grandes traînées de lumière, bleue et rose, traversaient le ciel.
Elle était l'épouse d'un homme très connu, qui avait un rôle très important dans le gouvernement, et qui était presque au sommet. Bien vêtue et d'allure calme, il se dégageait d'elle cette étrange impression de pouvoir et de richesse, cette assurance de ceux qui ont une longue habitude d'être obéis et d'obtenir ce qu'ils veulent. A deux ou trois choses qu'elle dit, il était évident que son mari était le cerveau de leur couple et qu'elle en avait les commandes. Ils avaient réussi ensemble leur ascension sociale, mais au moment même où ils allaient pouvoir accéder à une position suprêmement élevée et encore plus puissante, il était tombé très gravement malade. A ce point de son récit elle put à peine continuer et ses larmes coulèrent. Elle était arrivée avec une assurance souriante qui s'était rapidement effacée. Elle s'adossa à son fauteuil et resta quelques instants silencieuse avant de reprendre son récit.
— J'ai lu quelques-unes de vos causeries et j'y ai même assisté une ou deux fois. Au moment où je vous écoutais, ce que vous disiez représentait énormément de choses. Mais toutes ces choses s'enfuient rapidement et aujourd'hui que j'ai un très gros problème, j'ai pensé à venir vous voir. Je suis sûre que vous comprenez ce qui s'est passé. Mon mari est très malade, et tout ce pourquoi nous avons vécu et travaillé est en train de s'écrouler. Le parti et tout cela continuera, mais... Bien qu'il y ait nombre d'infirmiers et de docteurs, je me suis occupée moi-même de lui et, depuis des mois je ne dors presque pas. Je pense et repense sans cesse à tout ceci, et je suis malade d'anxiété. Nous n'avons pas d'enfants, comme vous le savez, et nous étions tout l'un pour l'autre. Et maintenant...
Voulez-vous vraiment parler sérieusement et aller au fond des choses?
— Je me sens si perturbée et si désespérée que je ne crois pas être capable de penser sérieusement, mais il faut que je parvienne à voir clair en moi.
Est-ce votre mari que vous aimez, ou bien ce qu'il est possible d'obtenir à travers lui?
— J'aime... Elle était trop interloquée pour continuer.
Ne croyez pas que ma question soit brutale, je vous en prie. Mais il vous faudra répondre à cette question, sinon la douleur ne cessera pas. C'est en découvrant la vérité de cette question que l'on découvrira peut-être ce qu'est l'amour.
— Dans l'état où je suis, je suis incapable de réflexion.
Mais cette mise en question de l'amour ne vous est-elle pas venue à l'esprit?
— Si, peut-être, mais très brièvement ; j'avais toujours tellement de choses à faire avant qu'il soit malade. Et maintenant, bien sûr, toute pensée est douloureuse. L'ai-je aimé à cause de sa situation et du pouvoir qu'il représentait, ou bien l'ai-je aimé tout simplement? Pour l'instant, je suis trop troublée et mon cerveau refuse de fonctionner. Si vous le permettez, j'aimerais revenir, peut-être quand j'aurai accepté l'inévitable.
Je me permettrai de vous faire remarquer que l'acceptation est elle aussi une forme de mort.
Plusieurs mois passèrent et elle revint. Les journaux avaient beaucoup parlé de sa disparition et maintenant il était lui aussi oublié. Sa mort avait laissé des traces sur le visage de sa femme, et bientôt l'amertume et la colère apparurent dans son discours.
— Je n'ai parlé de tout cela à personne, expliqua-t-elle, j'ai simplement abandonné toutes mes activités passées et je me suis retirée à la campagne. Cela fut terrible et j'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de vous en parler un peu. Toute ma vie j'ai été terriblement ambitieuse et avant mon mariage j'avais déjà toute une série de bonnes œuvres. Après mon mariage, et surtout à cause de mon mari, j'abandonnai les petites chamailleries des bonnes œuvres pour me lancer à corps perdu dans la politique. C'était un champ d'action et de lutte beaucoup plus vaste et je n'ai pas cessé un seul instant d'y trouver du plaisir, j'ai adoré les hauts et les bas de la politique, les intrigues et les jalousies.
Mon mari était un homme très brillant, à sa façon discrète, et avec mon ambition dévorante nous allions sans cesse plus haut. Comme nous n'avions pas d'enfants, je consacrai tout mon temps et toute mon énergie à favoriser la carrière de mon mari. Nous avons magnifiquement travaillé ensemble, en nous complétant d'une façon extraordinaire. Tout allait comme nous l'avions prévu, mais j'avais toujours une sorte de crainte que cela n'aille trop bien. Et puis un jour, il y a deux ans, comme mon mari se faisait examiner pour un problème mineur, le docteur lui dit qu'il avait une grosseur qu'il fallait immédiatement analyser. C'était un cancer. Nous avons réussi à garder le secret pendant quelques temps ; mais il y a six mois tout a recommencé, et ce fut vraiment une épreuve terrible.
La dernière fois que je suis venue vous voir, j'étais trop désespérée et trop mal en point pour pouvoir penser mais aujourd'hui je pourrai peut-être avoir une vision plus claire? Votre question m'a dérangée à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Vous vous souvenez peut-être que vous m'avez demandé si j'aimais mon mari ou si j'aimais ce qu'il me procurait. J'y ai beaucoup pensé depuis, mais n'est-ce pas un problème trop complexe pour qu'on puisse y répondre par soi-même?
Peut-être. Mais tant que l'on ne saura pas ce qu'est l'amour, il y aura toujours la douleur et les désenchantements. Il est difficile de découvrir où s'arrête l'amour et où commence la confusion, n'est-ce pas?
— Vous me demandez si mon amour pour mon mari n'était pas mêlé à mon amour du pouvoir et de la réussite. Est-ce que j'ai aimé mon mari parce qu'il m'a donné les moyens de réaliser mes ambitions? C'est en grande partie vrai, mais je l'ai aussi aimé pour lui-même. L'amour est un mélange de tant de choses.
Peut-on parler d'amour lorsque l'on s'identifie totalement à quelqu'un d'autre? Et cette identification n'est-elle pas une façon détournée de se donner de l'importance? Est-ce l'amour quand existe la douleur de la solitude, la douleur d'être privée des choses qui semblaient donner un sens à la vie? Être coupé des moyens de se réaliser, de toutes ces choses pour lesquelles le moi vivait, c'est le déni de l'orgueil et cela suscite le désenchantement, l'amertume et la douleur de l'isolement. Et ce serait cela l'amour?
— Vous essayez de me faire comprendre, n'est-ce pas, que je n'ai jamais aimé mon mari? Et je me trouve monstrueuse quand vous présentez les choses de cette façon. Mais il n'y a pas d'autre façon de les présenter, n'est-ce pas? Je n'avais jamais pensé à tout cela, et ce n'est qu'au moment où le coup m'atteignit que je connus la véritable douleur. J'étais naturellement très triste de n'avoir pas eu d'enfants, mais le fait d'avoir mon mari et son travail arrangeait bien les choses. Je suppose qu'ils ont tenu la place d'un enfant.
Il y a quelque chose de terrifiant dans la mort. Je me retrouve soudain toute seule, sans but auquel me consacrer, mise à l'écart et oubliée. Je com- prends maintenant la vérité de ce que vous dites, mais si vous m'aviez dit cela deux ou trois ans plus tôt, je ne vous aurais pas écouté. Je me demande d'ailleurs si même aujourd'hui je vous ai écouté, ou si je n'ai cherché que des raisons de me justifier? Pourrais-je revenir vous parler? - Jiddu krishnamurti
Note 28 - L'amour en question - Commentaire sur la vie tome 2