L'acteur
La route serpentait entre les collines basses, interminablement, kilomètre après kilomètre. Les rayons brûlants du soleil de l'après-midi tombaient sur les collines dorées, et il y avait des ombres profondes sous les arbres éparpillés, qui soulignaient leur solitude. Il n'y avait pas la moindre habitation sur des kilomètres à la ronde ; ici et là, quelques bêtes à cornes isolées, et très rarement une voiture qui apparaissait sur cette route lisse et bien entretenue.
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Le ciel était très bleu au nord et aveuglant à l'ouest. Le paysage était curieusement très vivant, en dépit de son aridité désertique, et de son éloignement des joies et des peines humaines. Il n'y avait pas d'oiseaux, et on ne voyait aucun animal sauvage à l'exception des quelques écureuils qui détalaient sur la route. Nulle trace d'eau n'était visible, sauf en deux ou trois points où se réunissait le bétail. Avec les pluies, les collines allaient verdir, se faire douces et accueillantes, mais pour l'instant elles n'évoquaient que dureté et austérité et cette beauté de l'immobilité absolue.
C'était une soirée étrange, pleine et intense, et tandis que la route ondulait entre les collines vallonnées, le temps s'était aboli. Une pancarte indiquait que nous étions à trente kilomètres de la route principale allant au nord. Il faudrait environ une demi-heure pour la rejoindre : le temps et l'espace. Et pourtant, à ce moment-là, tandis que nous regardions la pancarte sur le bord de la route, toute notion de temps et d'espace avait cessé. Il était impossible de mesurer cet instant, il n'y avait ni fin ni commencement.
Le ciel bleu et les collines dorées et vallonnées étaient là, immenses et éternels, mais faisaient partie de cette intemporalité. Les yeux et l'esprit étaient attentifs à la route ; les arbres sombres et solitaires avaient quelque chose d'intense et d'éclatant et chaque brin d'herbe des collines se détachait nettement, simple et clair. La lumière de cette fin d'après-midi était comme immobile autour des arbres et sur les collines, et la voiture était la seule chose en mouvement. Le silence entre les mots procédait de cette immobilité illimitée. Cette route allait en rejoindre une autre et se terminer et toutes deux disparaîtraient en quelque lieu. Ces arbres immobiles et sombres fini- raient par tomber et leur poussière serait éparpillée et perdue ; les pluies feraient pousser à nouveau de l'herbe verte et tendre qui elle aussi disparaîtrait.
La vie et la mort sont indivisibles, et c'est dans leur division qu'intervient la peur. La séparation est le début du temps ; la peur d'une fin suscite la douleur du commencement. C'est dans cet engrenage que l'esprit est pris au piège et qu'il tisse la trame de nos jours. La pensée est le processus et le résultat du temps, et la pensée ne peut cultiver l'amour. C'était un acteur assez connu et dont la carrière s'annonçait brillante, encore suffisamment jeune pour s'informer et souffrir.
— Pourquoi joue-t-on? demanda-t-il. Pour certains, la scène est simplement un moyen d'existence, elle permet à d'autres d'exprimer leur propre vanité et pour d'autres, encore, le fait de jouer des rôles différents est une stimulation. La scène offre encore l'avantage de fuir les réalités de la vie. Je suis acteur pour toutes ces raisons, et peut-être aussi parce que - je dis cela avec hésitation - j'espère faire quelque chose de bien par le biais du théâtre.
Le fait de jouer ne renforce-t-il pas le moi, l'ego ? Nous prenons des poses, nous mettons des masques et peu à peu les poses et le masque deviennent habitude quotidienne, recouvrant de nombreux aspects de notre moi, tels que la contradiction, la voracité, la haine et ainsi de suite. L'idéal est une pose, un masque qui cache le fait, le réel. Peut-on bien faire par le biais de la scène?
— Vous pensez que c'est impossible?
Non, c'est une question et non un jugement. En écrivant une pièce, l'auteur a certaines idées et certaines intentions qu'il veut répercuter. L'acteur est le médium, le masque et le public est diverti ou éduqué. Mais cette éducation est-elle bonne ? Ou ne sert-elle qu'à conditionner l'esprit à un modèle, bon ou mauvais, intelligent ou stupide, mis au point par l'auteur ?
— Mon Dieu, je n'avais jamais pensé à cela. Je sais que je peux devenir un acteur très célèbre et avant de m'engager à fond, je me pose la question de savoir si le fait de jouer est vraiment ma vie. Gela exerce une curieuse fascination, parfois très destructrice et parfois très agréable. Vous pouvez prendre au sérieux le fait de jouer, mais cela ne l'est pas vraiment en soi. Comme j'ai tendance à être sérieux, je me suis demandé si c'est vraiment la carrière qui me convient. Il y a quelque chose en moi qui se révolte contre le côté absurde et superficiel du théâtre, et en même temps cela m'attire énormément. C'est pourquoi je suis perturbé, pour ne pas dire plus. Tout cela est lié à la notion de profondeur, de sérieux.
Quelqu'un peut-il décider de ce que doit faire quelqu'un d'autre ?
— Non, mais c'est en parlant avec quelqu'un que parfois les choses s'éclaircissent.
Remarquons tout d'abord que toute activité qui met l'accent sur le moi, sur l'ego, est destructrice, et suscite la douleur. C'est la question principale, n'est-ce pas ? Vous venez de dire que vous vouliez bien faire ; mais de toute évidence cela n'est pas possible lorsque, consciemment ou inconsciemment, on renforce et on entretient le moi par une carrière ou une activité quelconque.
— Mais toute action ne repose-t-elle pas sur la survie du moi?
Peut-être pas toujours. Extérieurement, il peut sembler qu'une action est une forme d'auto-protection, mais intérieurement cela peut être très différent. Ce que disent ou pensent les autres à ce niveau n'a pas grande importance, mais il est important de ne pas se mentir à soi-même. Et l'auto-illusion est chose facile en matière psychologique.
— Il me semble que si je m'intéresse vraiment à l'abnégation de soi, je devrais me retirer dans un monastère ou bien vivre en ermite.
Est-il nécessaire de mener une vie d'ermite pour faire abnégation du moi ? C'est ce concept que nous avons de la vie altruiste qui nous empêche de comprendre ce qu'est la vie où le moi n'est pas. Le concept est encore une forme du moi. Sans fuir dans les monastères, n'est-il pas possible d'être passivement attentif aux activités du moi ? C'est cette attention qui pourra donner lieu à une activité totalement différente qui n'engendre ni douleur ni souffrance.
— Certains métiers se pratiquent, à mon sens, au détriment d'une vie sensée et le métier d'acteur est du nombre. Je suis encore très jeune. Je peux quitter la scène, et après avoir parlé de tout cela, je suis déjà sûr de le faire. Mais alors, que vais-je faire ? J'ai certains talents qui peuvent mûrir et être d'utilité.
Le talent peut devenir une malédiction. Le moi peut se servir de lui-même et s'investir de certaines capacités, et le talent devient alors le moyen de glorification du moi. L'homme doué peut offrir ses talents à Dieu, ayant pris conscience de leur danger. Mais il est conscient de ses dons, car sinon il ne pourrait les offrir, et c'est cette conscience d'être ou d'avoir quelque chose qu'il nous faut comprendre. L'offrande de ce qu'on est ou de ce qu'on a, dans le but de trouver l'humilité, est en fait l'expression de la vanité.
Je commence à percevoir quelque chose, mais c'est extrêmement compliqué. - J.K.
Note 55 - L'acteur - Commentaire sur la vie tome 2