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L'évaluation

Dans la vie, la méditation est un acte très important. C'est peut-être celui qui a la signification la plus vaste et la plus profonde. C'est une senteur qu'il n'est guère facile de capturer, pas plus qu'on ne peut l'acquérir au prix d'efforts et d'exercices. Un système ne peut produire que le fruit de ce qu'il propose et tout système, toute méthode reposent sur l'envie et l'avidité.

Ne pas être capable de méditer, c'est ne pas être capable de voir la lumière du soleil, les ombres foncées, les eaux étincelantes et la jeune pousse. Mais comme ils sont rares, ceux d'entre nous qui voient tout cela! La méditation n'a rien à nous offrir. Il n'est pas question de se présenter les mains jointes pour la mendier. La méditation ne nous évite aucune douleur. Elle rend toutes choses absolument claires et simples, mais pour percevoir cette simplicité, l'esprit doit s'être libéré, sans raison ni motifs particuliers, de tout ce qu'il a pu rassembler en vue de raisons et de motifs précis. Là est toute la question de la méditation. C'est par la méditation qu'on se purifie du connu. Rechercher le connu, sous une forme ou une autre, c'est un jeu auto-illusoire, et celui qui médite devient alors le maître, l'acte simple de la méditation n'est plus. Le méditant ne peut agir que dans le domaine du connu ; or, s'il veut que l'inconnu soit, il doit cesser d'agir. L'inconnaissable ne vous sollicite pas, et vous ne pouvez pas non plus le solliciter. Il va et vient comme le vent, et vous ne pouvez pas le capturer et l'emmagasiner pour votre bénéfice, pour votre usage personnel. L'inconnaissable n'a aucune valeur utilitaire, mais sans lui la vie est d'un vide infini.


La question n'est pas de savoir comment méditer, quel système il faut suivre, mais bien plutôt ce que c'est que la méditation. Le « comment » ne peut que reproduire ce que la méthode offre, mais le fait même de s'interroger sur la méditation ouvrira la porte à la méditation. Et cette interrogation ne réside pas à l'extérieur de l'esprit, mais à l'intérieur même du mouvement de l'esprit. Poursuivre cette interrogation met toute l'importance sur le fait de comprendre celui qui cherche, et non pas ce qu'il cherche. Car ce qu'il cherche n'est jamais que la projection de ses propres désirs, de ses contraintes, de ses besoins. Lorsque l'on comprend cela, toute quête cesse, ce qui est en soi profondément significatif. L'esprit ne cherche alors plus à atteindre ce qui peut être au-delà de lui, il n'y a plus de mouvement extérieur suivi de sa réaction intérieure, et lorsque toute quête a véritablement cessé, un mouvement de l'esprit a lieu qui n'est ni extérieur, ni intérieur. Il n'est pas possible de mettre fin à la quête par la volonté, ou par un processus complexe de conclusions. Cesser de chercher témoigne d'une grande compréhension. Et c'est cette fin de la quête qui est à la source de la tranquillité de l'esprit.


L'esprit capable de concentration n'est pas nécessairement capable de méditer. C'est l'auto-intérêt qui suscite la concentration, comme d'ailleurs toutes les autres formes d'intérêt, mais ce genre de concentration implique un motif, une cause, qu'ils soient conscients ou inconscients, car il y a toujours quelque chose à obtenir ou à mettre de côté, un effort à faire pour comprendre, pour réussir à passer de l'autre côté. L'attention motivée est liée au désir d'acquisition. L'attention qui suscite un mouvement vers quelque chose ou qui s'en éloigne provient de la séduction du plaisir ou de la répulsion de la douleur, mais la méditation, c'est cette attention extraordinaire dans laquelle nul ne fait d'efforts et où il n'y a pas de but à atteindre. L'effort fait partie du processus d'acquisition, c'est la somme des expériences accumulées par celui qui fait l'expérience. L'expérimentateur pourra se concentrer, faire attention, être vigilant, mais pourtant tous ses désirs d'une expérience devront cesser totalement, car l'expérimentateur est lui aussi une accumulation du passé. C'est la félicité que la méditation.


Il dit qu'il avait étudié la philosophie et la psychologie, et qu'il avait lu tout Patan- jali. Il tenait la pensée chrétienne pour superficielle et réformiste, et s'était tourné vers l'Orient, pratiquant une certaine forme de yoga et connaissant bien la pensée hindoue.


— J'ai lu la plupart de vos livres et je crois que je les comprends jusqu'à un certain point. Je comprends notamment l'importance du fait de ne pas condamner, bien que je trouve que c'est très difficile. Mais par contre, je ne comprends rien quand vous déclarez « N'évaluez pas, ne jugez pas ». Car toute pensée, me semble-t-il, procède de l'évaluation. Notre vie, notre conception générale reposent sur le choix, sur les va- leurs, sur le bien et le mal et ainsi de suite. Sans ce système de valeurs, tout se désagrégerait et vous ne pouvez pas souhaiter cela. J'ai essayé de vider mon esprit de toute norme ou valeur, mais il s'est avéré que pour moi, en tout cas, c'était impossible.


La pensée est-elle possible sans la verbalisation, sans les symboles? Les mots sont- ils indispensables pour penser? S'il n'existait pas de symboles ni de référants, ce que nous appelons la pensée existerait-elle? Toute pensée est-elle verbale, ou la pensée peut-elle être sans les mots?


— Je l'ignore, je n'y ai jamais réfléchi. Mais pour ce que j'en sais, sans les images et les mots, la pensée n'existerait pas.


N'est-ce pas quelque chose que nous devrions essayer de découvrir maintenant, tandis que nous parlons? N'est-il pas possible de découvrir par soi-même si oui ou non la pensée peut être sans les mots et les symboles?


— Mais quel est le rapport de tout ceci avec l'évaluation?


L'esprit est constitué de références, d'associations, d'images et de mots. C'est de cet arrière-plan là que provient l'évaluation. Des mots comme Dieu, amour, socialisme, communisme et beaucoup d'autres jouent un rôle extraordinairement important dans notre vie. Du point de vue neurologique comme du point de vue psychologique, la signification des mots varie selon la culture dans laquelle nous sommes élevés. Pour un chrétien, certains mots et certains symboles ont une signification très précise et très importante et pour un musulman ce seront d'autres mots et d'autres symboles qui auront cette fonction. C'est à ce niveau que se situe l'évaluation.


— Peut-on dépasser ce niveau? Et même si cela était possible, pourquoi devrions- nous le faire?


La pensée est toujours conditionnée ; la liberté de pensée n'existe absolument pas. Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais cela n'empêche pas que votre pensée est et sera toujours limitée. L'évaluation est un processus de la pensée, du choix. Si l'esprit se satisfait, comme c'est le cas la plupart du temps, de rester prisonnier de limites, qu'elles soient étroites ou vastes, il n'entre alors pas dans ses intentions de se laisser déranger par un quelconque problème fondamental, car il a déjà sa récompense. Mais si par contre il tente de découvrir ce qu'il y a derrière la pensée, alors toute évaluation doit cesser ; le processus de la pensée doit prendre fin.


— Mais l'esprit lui-même fait partie intégrante de ce processus de la pensée, alors quels efforts ou quels exercices faut-il faire pour que ce processus prenne fin?


L'évaluation, la condamnation, la comparaison procèdent de la pensée et lorsque vous demandez par quels efforts ou quelle méthode on peut mettre un terme au processus de la pensée, n'essayez-vous pas d'obtenir quelque chose? Ce besoin d'appliquer une méthode ou de faire des efforts résulte de l'évaluation, et c'est encore un processus de l'esprit. Ce n'est ni en suivant une méthode ni en faisant des efforts que l'on peut mettre fin à la pensée. Et pourquoi faisons-nous des efforts, à votre avis?


— Pour la raison très simple que si nous ne faisions pas d'effort, ce serait la stagnation et la mort. Toutes les choses font des efforts, la nature entière lutte pour survivre.


Luttons-nous simplement pour survivre, ou bien est-ce pour survivre selon un certain modèle idéologique ou psychologique? Nous voulons devenir quelqu'un ; c'est l'action de l'ambition, du désir de réussir et de la peur, qui modèle nos luttes selon la structure d'une société qui n'a été créée que par l'ambition collective, le désir de réussir et la peur. Nous faisons des efforts pour obtenir ou pour éviter quelque chose. Si nous ne nous préoccupions que de la survie, nous aurions une attitude totalement différente. L'effort implique le choix. Or le choix équivaut à la comparaison, à l'évaluation, à la condamnation. La pensée est constituée par ces luttes et ces contradictions. Et une telle forme de pensée peut-elle jamais se libérer des barrières qu'elle reconstruit sans cesse?


— Mais dans ce cas il faut qu'une aide extérieure, appelez-la grâce divine ou ce que vous voudrez, intervienne et mette un terme aux processus d'auto-retranchement de l'esprit. Est-ce ce que vous voulez dire?


Que nous sommes donc pressés de parvenir à un état satisfaisant! Vous rendez-vous compte du fait que vous cherchez la réussite, que vous cherchez à libérer l'esprit d'un état particulier? L'esprit est captif dans une prison qu'il a lui-même édifiée, par ses propres désirs et ses efforts, et tous les mouvements qu'il peut faire, en quelque direction que ce soit, restent circonscrits dans les limites de cette prison. Mais l'esprit n'a pas conscience de cela, et il prie dans la douleur et le conflit, il cherche une aide extérieure qui le libérera. Il finit d'ailleurs par trouver ce qu'il cherche, c'est-à-dire le résultat de son propre mouvement. Et l'esprit est toujours en prison, mais c'est une nouvelle prison, qui le satisfait et le réconforte davantage.


— Mais au nom du ciel, que devons-nous faire? Si tous les mouvements, toutes les tentatives que fait l'esprit ne font que reculer les limites de sa prison, alors il nous faut abandonner tout espoir.


L'espoir est encore un mouvement de l'esprit pris dans le désespoir. L'espoir et le désespoir sont des mots dont le contenu émotionnel mutile l'esprit, avec leurs besoins apparemment opposés et contradictoires. N'est-il pas possible de rester dans cet état de désespoir, ou dans un état semblable, sans se précipiter pour atteindre l'idée opposée, ou sans s'accrocher désespérément à cet état que l'on appelle joyeux, plein d'espoir et ainsi de suite? Le conflit apparaît lorsque l'esprit fuit l'état dit douloureux et pénible pour atteindre un autre état dit d'espoir et de bonheur. Comprendre l'état dans lequel on est, ce n'est pas l'accepter. Car accepter comme refuser sont du domaine de l'évaluation.


— Je ne comprends toujours pas comment la pensée peut prendre fin sans qu'on l'y aide d'une façon ou d'une autre.


Toute action de la volonté, du désir, de la contrainte, est issue de l'esprit, cet esprit qui évalue, compare et condamne. Si l'esprit perçoit la vérité de ce fait, non pas par l'argumentation, la conviction ou la croyance, mais seulement en étant simple et attentif, alors la pensée prend tout naturellement fin. La fin de la pensée n'est pas le sommeil, ou l'éveil de la vie, ou un état de négation. C'est un état entièrement différent de ce que l'on peut connaître.


— Cette conversation m'a permis de comprendre que je n'avais pas beaucoup réfléchi à la question. Bien que j'aie beaucoup lu, je n'ai jamais fait qu'assimiler ce que les autres ont dit. Pour la première fois, j'ai l'impression d'expérimenter l'état de ma propre pensée et je suis peut-être enfin capable d'entendre autre chose que des mots. - Jiddu Krishnamurti


Note 49 - L'évaluation - Commentaire sur la vie tome 2


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