La fuite devant ce qui est?
C'était un jardin très agréable, avec des pelouses vertes et libre d'accès, des fourrés en fleurs, et totalement clos par des arbres aux vastes frondaisons. Une route longeait l'un de ses côtés et l'on entendait souvent des conversations bruyantes, surtout dans la soirée, lorsque les gens rentraient chez eux. A part cela, ce jardin était très tranquille. L'herbe était arrosée matin et soir et à chaque fois un grand nombre d'oiseaux parcourait la pelouse à la recherche de vers. Ils étaient tellement absorbés par cette recherche qu'ils pouvaient sans la moindre crainte s'approcher très près, même si quelqu'un était assis sous les arbres.
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Deux oiseaux vert et or avec des queues carrées dont s'échappait une plume longue et délicate, venaient régulièrement se percher dans les massifs de roses. Ils avaient exactement la couleur des feuilles tendres et il était presque impossible de les distinguer. Leurs têtes étaient plates et leurs yeux étirés et étroits, leurs becs sombres. Ils fonçaient sur le sol dans un mouvement circulaire, attrapaient un insecte, et retournaient se percher sur la branche oscillante d'un rosier. C'était un spectacle des plus agréables, empreint de liberté et de beauté. On ne pouvait s'approcher d'eux, ils étaient trop craintifs, mais si l'on restait assis sous un arbre sans bouger, on pouvait les voir s'ébattre, le soleil jouant sur leurs ailes vaporeuses et dorées.
Souvent une grosse mangouste émergeait des épais fourrés, son museau rouge haut levé et ses yeux vifs attentifs au moindre mouvement. Le premier jour, elle sembla très ennuyée de voir quelqu'un assis sous l'arbre, mais elle s'habitua vite à la présence humaine. Elle traversait tout le jardin sans se presser, sa longue queue aplatie sur le sol. Elle longeait parfois les côtés de la pelouse, près des fourrés, et elle était alors beaucoup plus attentive, humant et reniflant sans cesse. Un jour toute la famille apparut, la grosse mangouste en tête, suivie par son épouse un peu plus petite et derrière elle, deux petits, tous les uns derrière les autres. Les petits s'arrêtèrent deux ou trois fois pour jouer, mais lorsque la mère, sentant qu'ils n'étaient plus derrière elle, tourna brusquement la tête, ils s'empressèrent de reprendre leur place.
Au clair de lune, le jardin était un lieu enchanté, les arbres immobiles et silencieux projetant de longues ombres noires sur la pelouse et les fourrés tranquilles. Après longtemps de remue-ménage et de caquetage, les oiseaux s'endormaient enfin dans le feuillage sombre. Il n'y avait plus personne sur la route, mais de temps à autre, on pouvait entendre au loin une chanson, ou quelqu'un qui jouait de la flûte en retournant au village. A cette exception près, le jardin était très silencieux, rempli de doux murmures. Pas une feuille ne bougeait, et les arbres se découpaient sur le ciel argenté et brumeux.
Il n'entre pas d'imagination dans la méditation. On doit même la mettre à l'écart car l'esprit où pénètre l'imagination ne peut que susciter l'illusion. L'esprit doit être clair, et immobile, et seule la lumière de cette clarté peut révéler l'intemporel.
C'était un très vieil homme à la barbe blanche, et la robe safran du sannyasi recouvrait à peine son corps maigre. Son discours et ses manières étaient empreints de douceur, mais ses yeux étaient remplis de douleur - la douleur de la quête vaine. A l'âge de quinze ans, il avait quitté sa famille et renoncé aux choses de ce monde et il avait parcouru l'Inde pendant de longues années, visitant des ashrams, étudiant, méditant, éternellement en quête. Il avait vécu quelques temps dans l'ashram de ce chef spirituel et politique qui avait tant fait pour la liberté de l'Inde, et était également resté un certain temps dans un autre ashram du sud du pays, réputé pour la beauté de ses chants. Et là, avec un saint qui vivait dans le silence et bien d'autres moines, il avait lui aussi cherché en silence. Il avait vécu dans d'autres ashrams, à l'ouest et à l'est, cherchant, interrogeant, discutant. Dans le nord du pays, il avait connu les neiges et les cavernes glacées, et il avait médité près des eaux chantantes du fleuve sacré. Partageant la vie d'ascètes, il avait souffert physiquement, et avait fait de longs pèlerinages aux temples sacrés. Il connaissait fort bien le sanscrit, et chanter lors de ses pérégrination l'avait rendu heureux.
— Depuis l'âge de quinze ans, j'ai été en quête de Dieu de toutes les manières possibles, mais je ne l'ai pas trouvé, et j'ai aujourd'hui plus de soixante-dix ans. Je suis venu vous voir comme j'ai été en voir d'autres, toujours dans l'espoir de Le trouver. Je dois Le trouver avant ma mort - à moins qu'il ne soit, en vérité, qu'une création mythique de l'homme.
Puis-je vous demander si vous pensez vraiment que l'on peut trouver l'incommensurable en le cherchant? Est-ce en suivant différentes voies, en s'imposant une discipline et en se torturant, en se sacrifiant et en se dévouant que celui qui cherche découvrira l'éternel? Car l'important, de toute évidence, n'est pas de savoir si l'éternel existe ou non, et nous reviendrons sur cette question plus tard. L'important, c'est de savoir pourquoi nous cherchons et ce que nous cherchons. Pourquoi cherchons-nous?
— Je cherche car, sans Dieu, la vie a bien peu de signification. Je Le cherche dans la douleur et la souffrance. Je Le cherche car je désire la paix. Et parce qu'il est la permanence, l'immuable, parce qu'il y a la mort et qu'il est immortel. Il représente l'ordre, la beauté et la bonté, c'est pour cela que je Le recherche.
Ce qui revient à dire que, comme nous nous lamentons sur la non-permanence, nous mettons tous nos espoirs dans la quête de ce que nous appelons la permanence. La motivation de notre quête, c'est de trouver un réconfort dans l'idéal de la permanence, or cet idéal est né de l'inconstance, il a été suscité par la douleur du change- ment constant. L'idéal n'est pas réel, alors que la douleur, elle, est réelle. Mais il semble que nous ne comprenions pas la réalité de la douleur et c'est pour cela que nous nous accrochons à l'idéal, à l'espoir de la non-douleur. C'est ainsi que naît en nous la dualité entre la réalité et l'idéal, et l'interminable conflit entre ce qui est et ce qui devrait être. Les raisons profondes de notre quête sont que nous voulons fuir l'inconstance et la douleur, pour ce que l'esprit croit être l'état de permanence, de la béatitude éternelle. Mais cette pensée même procède de la non-permanence, car elle est née de la douleur. Le contraire, aussi élevé soit-il, porte en lui les germes de son propre contraire. Et notre quête, finalement, n'est plus que le besoin de fuir ce qui est.
— Entendez-vous par-là que nous devrions cesser toute quête?
Si nous accordons la totalité de notre attention à la compréhension de ce qui est, la quête telle que nous la connaissons pourrait n'être plus nécessaire. Lorsque l'esprit est libéré de la souffrance, quel besoin aurait-on de chercher le bonheur?
— Mais l'esprit peut-il jamais être libéré de la souffrance?
Conclure que l'esprit peut ou ne peut pas être libéré, c'est mettre un point final à toute recherche et toute compréhension. Nous devons accorder toute notre attention à la compréhension de la douleur, mais cela est impossible si nous essayons de fuir cette douleur, ou si notre esprit s'attache à en rechercher les causes. Il faut qu'existe une attention totale, et non pas une préoccupation indirecte. Lorsque l'esprit ne cherche plus, lorsqu'il ne suscite plus de conflits entre ses désirs et ses besoins, lorsque la compréhension le rend silencieux, alors seulement l'incommensurable peut être. - Jiddu Krishnamurti (1895 -1986)
Note 3 - La fuite devant ce qui est? - Commentaire sur la vie tome 3