La pensée débute-t-elle par la conclusion ?
Les collines, de l'autre côté du lac, étaient magnifiques, couronnées de montagnes aux sommets neigeux. Il avait plu tout au long du jour, mais soudain, miracle inattendu, les cieux s'étaient dégagés et tout s'était empli de vie, de joie et de sérénité. Les fleurs avaient des tons intenses, jaune, rouge et pourpre profond, et les gouttes de pluie semblaient sur elles de précieux joyaux. Les rues étaient à nouveau pleines de monde et, sur les bords du lac, des enfants criaient et riaient. Au travers de toute cette animation et de ces mouvements apparaissait une beauté enchanteresse et une étrange paix se répandait sur toutes choses.
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Nous étions plusieurs sur le grand banc au bord du lac. Un homme parlait à voix assez haute et il était difficile de ne pas entendre ce qu'il disait à son voisin. « Par une soirée de ce genre, j'aimerais être loin de tout ce bruit et ce désordre, mais mon travail me retient ici, et je déteste cela. » Des gens donnaient à manger aux cygnes, aux canards et à quelques mouettes égarées là. Les cygnes, d'un blanc très pur, étaient extrêmement gracieux. Il n'y avait plus la moindre ride sur l'eau, et les collines, de l'autre côté du lac, étaient presque noires ; mais les montagnes au-dessus d'elles rayonnaient dans le soleil couchant, et les nuages étincelants qui les entouraient semblaient intensément vivants.
— Je ne suis pas certain de vous comprendre, déclara mon visiteur, lorsque vous dites que le savoir doit être mis de côté si l'on veut comprendre la vérité. C'était un homme âgé, cultivé et ayant beaucoup voyagé. Il avait passé environ un an dans un monastère, reprit-il, et avait voyagé de par le monde, d'un port à l'autre, travaillant sur les bateaux, économisant de l'argent et accumulant un savoir. Je ne parle pas de ce savoir livresque, dit-il, mais bien de cette connaissance que les hommes ont réunie sans la coucher sur le papier, cette mystérieuse tradition qui est au-delà des parchemins et des livres sacrés. Je me suis un peu occupé d'occultisme, mais cela m'a toujours semblé stupide et superficiel. Un bon microscope est bien plus utile que les pouvoirs extralucides d'un homme qui voit des choses surnaturelles. J'ai lu certains des grands historiens, je connais leurs théories et leurs vues, mais... avec d'excellentes facultés mentales et la capacité d'accumuler le savoir, l'homme devrait pouvoir faire un bien immense. Je sais que ce n'est pas à la mode, mais j'ai un penchant secret à vouloir réformer le monde, et je suis passionné par la connaissance. J'ai toujours été quelqu'un de passionné, sous bien des aspects, et je suis maintenant dévoré par ce be- soin de savoir. J'ai lu l'autre jour quelque chose qui m'a beaucoup intrigué. Vous disiez qu'il fallait se libérer du savoir et j'ai décidé de venir vous voir - non pas en tant que disciple, mais en curieux.
Être le disciple de quelqu'un, si noble et savant soit-il, c'est en effet se fermer à toute compréhension, n'est-ce pas?
— Nous pouvons donc parler librement, avec un respect réciproque.
Puis-je vous demander ce que vous entendez par connaissance?
— Oui, c'est une excellente question. La connaissance, c'est la somme de ce que l'homme a appris par l'expérience, c'est tout ce qu'il a réuni par l'étude, au long de siècles de lutte et de souffrance dans les divers domaines de l'effort, tant scientifiques que psychologiques. Étant donné que même le plus grand des historiens interprète l'histoire selon son humeur et son érudition, un humaniste ordinaire comme moi peut traduire la connaissance en termes d'action, qu'elle soit « bonne » ou « mauvaise ». Bien que pour l'instant nous ne parlions pas de l'action, elle est cependant inévitablement liée au savoir, c'est-à-dire ce que l'homme a expérimenté ou appris par la pensée, par la méditation, par la douleur. La connaissance est immense ; elle n'est pas seulement consignée dans les livres, elle existe dans la conscience individuelle, comme dans la conscience collective ou raciale de l'humanité. L'information scientifique et médicale, le « savoir-faire » technique du monde matériel, est principalement enraciné dans la conscience de l'homme occidental, alors que dans la conscience de l'oriental on trouve plutôt la grande sensibilité du détachement de ce monde. La connaissance, c'est tout ceci, et cela recouvre non seulement ce que l'on connaît déjà, mais aussi ce que l'on découvre de jour en jour. Le savoir est un procédé additif et immortel, qui n'a pas de fin, et c'est peut-être cela cette immortalité que l'homme recherche. C'est pourquoi je ne peux comprendre que vous disiez que tout savoir doit être écarté si l'on veut comprendre la vérité.
La division entre le savoir et la compréhension est artificielle et n'existe pas réelle- ment. Mais pour être libéré de cette division, c'est-à-dire pouvoir percevoir la différence entre ces deux notions, il faut découvrir quelle est la plus haute forme de pensée, car il ne peut autrement régner que la confusion.
La pensée débute-t-elle par la conclusion? La pensée n'est-elle qu'un mouvement qui va d'une conclusion à une autre? La pensée existe-t-elle, si elle est positive? La plus haute forme de pensée n'est-elle pas la pensée négative? Car la totalité du savoir n'est-elle pas accumulation de définitions, de conclusions et d'assertions positives? La pensée positive, qui repose sur l'expérience, n'est jamais que le produit du passé et une telle pensée ne peut en aucun cas déboucher sur quelque chose de nouveau.
— Vous déclarez que le savoir est le fait du passé et que la pensée provenant du passé fait inévitablement obstacle à la perception de ce que l'on peut nommer la vérité. Et pourtant, si le passé ne fonctionnait pas comme mémoire, nous ne pourrions pas reconnaître cet objet que nous avons décidé d'appeler une « chaise ». Le terme de « chaise » rend compte d'une conclusion à laquelle nous sommes arrivés d'un commun accord et toute communication cesserait si nous ne considérions pas que des conclusions de cet ordre sont établies une fois pour toutes. La majeure partie de notre pensée repose sur des conclusions, des traditions, sur l'expérience des autres et la vie serait impossible sans les plus évidentes et les plus inévitables de ces conclusions. Vous ne voulez certainement pas dire que nous devrions écarter toutes les conclusions, tous les souvenirs et les traditions?
Les voies de la tradition ne peuvent mener qu'à la médiocrité, et l'esprit prisonnier de la tradition ne peut percevoir ce qui est vrai. La tradition peut être d'hier, ou remonter à des centaines d'années. Il serait de toute évidence absurde qu'un ingénieur rejette le savoir technique qu'il a acquis de par les expériences de centaines d'autres ingénieurs ; et si l'on essayait de rejeter tout souvenir de notre vécu, cela indiquerait seulement un état névrotique. Mais le fait de réunir des faits n'aide en rien à com- prendre la vie. Le savoir est une chose et la compréhension une autre. Le savoir ne mène pas à la compréhension, mais la compréhension peut enrichir le savoir, et le sa- voir peut rendre efficace la compréhension.
— Le savoir est essentiel et ne doit pas être méprisé. Sans le savoir, la chirurgie actuelle et des centaines d'autres merveilles n'existeraient pas.
Nous ne faisons pas le procès du savoir, nous essayons seulement de comprendre le problème dans son entier. Le savoir n'est qu'une partie de la vie, et non la totalité, et lorsque cette partie revêt une importance capitale, comme cela menace de le faire actuellement, la vie devient alors superficielle et n'est plus que routine ennuyeuse de laquelle l'homme cherche à s'évader par toutes les formes de diversion et de superstition, avec les conséquences désastreuses que cela entraîne. Le savoir à lui seul, si vaste et si astucieusement réuni soit-il, ne pourra résoudre les problèmes humains ; et présumer qu'il le pourra c'est ouvrir la porte à la frustration et à la souffrance. Nous avons besoin de quelque chose de beaucoup plus profond. On peut très bien sa- voir que la haine est vaine, mais c'est pourtant une autre affaire que de s'en libérer. L'amour n'est pas une question de savoir.
La pensée positive, pour revenir sur ce sujet, n'a rien de commun avec la pensée. Ce n'est jamais que la continuité modifiée de ce qui a été pensé. Son aspect extérieur peut changer de temps à autre, selon les contraintes et les pressions, mais le fond de la pensée positive est toujours la tradition. La pensée positive suit le processus de la conformité, et l'esprit qui se conforme ne peut jamais être en état de découverte.
— Mais peut-on rejeter la pensée positive? N'est-elle pas nécessaire à un certain niveau de l'existence humaine?
Naturellement, mais là n'est pas la question. Nous essayons de découvrir si le sa- voir peut faire obstacle à la découverte de la vérité. Le savoir est essentiel, car sans lui il nous faudrait tout recommencer, à certains niveaux de notre existence. C'est là quelque chose de relativement clair et simple. Mais l'accumulation du savoir, si vaste soit-il, nous aidera-t-elle à comprendre la vérité?
— Mais qu'est-ce que la vérité? Est-ce un terrain commun où tous peuvent marcher? Ou bien est-ce une expérience subjective et individuelle?
Quel que soit le nom qu'on lui donne, la vérité doit sans cesse être nouvelle, vivante, et ces mots de « nouvelle » et de « vivante » ne servent qu'à décrire un état qui n'est ni figé ni mort, et qui ne représente pas un point fixe à l'intérieur de l'esprit humain. La vérité doit se découvrir (ans le renouvellement de chaque instant, ce n'est pas une expérience que l'on peut répéter, car elle n'a pas de continuité, c'est un état intemporel. La division entre l'un et le plusieurs doit cesser pour que soit la vérité. Ce n'est pas un état auquel on parvient, ni un point vers lequel l'esprit peut évoluer ou tendre. Si l'on conçoit la vérité comme une chose à obtenir, il devient alors nécessaire de cultiver le savoir et d'accumuler les souvenirs du passé, ce qui donne lieu aux gourous et aux disciples, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.
— Vous êtes donc contre les gourous et les disciples? La question n'est pas d'être contre quelque chose mais de percevoir clairement que le conformisme, qui est un désir de sécurité, empêche, avec les peurs qu'il engendre, de faire l'expérience de l'intemporel.
— Je crois que je comprends. Mais n'est-il pas excessivement difficile de renoncer à tout ce que l'on a réuni? Est-ce même, à la limite, possible?
Renoncer en vue d'obtenir n'est pas renoncer. Voir le faux en tant que faux, voir le vrai dans le faux et voir le vrai en tant que vrai - c'est cela qui libère l'esprit. - Jiddu Krishnamurti
Note 1 - La pensée débute-t-elle par la conclusion ? - Commentaire sur la vie tome 3