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Cultiver la sensibilité

Il était encore très tôt lorsque l'avion décolla. Les passagers étaient tous chaudement vêtus, car il faisait très froid et il ferait encore plus froid quand nous prendrions de l'altitude. Mon voisin de siège déclara, dans le bruit des moteurs, que ces orientaux étaient très brillants, très logiques et qu'ils avaient derrière eux une culture millénaire, mais à quel avenir pouvaient-ils prétendre?

Les occidentaux, pas contre, qui eux n'avaient rien de brillant, à quelques exceptions près, étaient tellement actifs et produisaient tant et tant, de véritables fourmis. Mais pourquoi faisaient-ils tous autant d'histoires et se massacraient-ils au nom de différences politiques et religieuses, en divisant les pays? Qu'ils étaient donc fous! L'histoire ne leur avait rien appris. Il remercia Dieu d'être un penseur, bien éloigné de tout cela. Celui qui n'était maintenant au pouvoir s'était révélé n'être qu'un politicien et non pas le grand homme d'État qu'on espérait, mais c'est ainsi qu'allait le monde. Il était étrange de voir comment, bien des siècles plus tôt, un petit groupe avait civilisé l'Occident tandis qu'un autre avait suscité une suite d'explosions créatrices dans tout l'Orient, donnant ainsi une signification plus profonde et entièrement nouvelle à la vie. Mais que restait-il de tout cela? L'homme était devenu un être à l'esprit étroit, misérable et perdu.


Car après tout, lorsque l'esprit est assujetti à une autorité, il rétrécit - ce qui est également arrivé aux capacités mentales des penseurs et des savants, ajouta-t-il avec un sourire. Lorsqu'elle est liée à la tradition, la philosophie cesse d'être créatrice et significative. La plupart des penseurs vivent dans leur propre univers, un univers dans lequel ils fuient et leurs facultés mentales sont aussi desséchées que les fruits de l'an dernier. Mais la vie est ainsi faite, n'est-ce pas? - pleine d'infinies promesses qui se terminent dans la douleur et la frustration. La vie de l'esprit, au demeurant, a quand même ses propres récompenses.


Le ciel était d'un bleu clair et léger mais voici que des nuages s'amoncelaient, sombres et chargés de pluie. Nous volions entre deux couches nuageuses et tout était clair à cet endroit. Il n'y avait pas de soleil, rien qu'un espace dépourvu de nuages. De lourdes gouttes de pluie tombaient de la couche supérieure sur les ailes argentées. L'avion était secoué et il faisait froid, mais nous allions bientôt atterrir. Le voyageur assis à côté de moi s'était endormi: sa bouche se tordait et ses mains s'agitaient nerveusement. Dans quelques minutes nous ferions en voiture le long trajet de l'aéro- port, traversant des forêts et des champs verdoyants.


Comme les deux personnes qui l'accompagnaient, elle était professeur, très jeune et très enthousiaste.


— Nous avons toutes réussi nos examens, dit-elle, et nous avons reçu une formation de professeur - c'est peut- être en cela que nous avons un problème, ajouta-t-elle avec un sourire. Nous enseignons dans une école pour jeunes enfants et adolescents, et nous aimerions parler avec vous des problèmes propres à l'adolescence, lorsque le besoin sexuel se fait sentir. Nous avons naturellement lu tout ce qu'on a écrit sur la question, mais il y a une différence entre lire et parler des choses. Nous sommes toutes mariées et quand nous considérons le passé nous comprenons combien tout irait mieux si nous avions eu quelqu'un pour nous parler des questions sexuelles et pour nous aider à comprendre la phase délicate de l'adolescence. Mais nous ne sommes pas venues pour parler de nous, même si nous avons nos propres problèmes - qui n'en a pas?


Les enfants, déclara la seconde jeune femme, abordent cette période délicate sans la moindre préparation, et ne trouvent que fort peu d'aide et de compréhension. Et même s'ils ont de vagues connaissances sur le sujet, ils sont pris et emportés par le besoin sexuel. Nous voulons aider nos étudiants à y faire face, à le comprendre et à ne pas en devenir esclaves. Mais avec les films, la publicité et les magazines sexuellement agressifs, il est difficile même aux adultes de réfléchir à la question. Je n'essaye pas d'être comme il faut et je ne suis pas prude mais tout le problème est là, et nous devons trouver le moyen de le comprendre et de le résoudre de façon pratique.


C'est cela, dit la troisième, nous voulons une solution pratique, quoi que cela veuille dire, mais nous ne savons pas grand-chose nous-mêmes. On trouve maintenant des films d'éducation sexuelle qui montrent du début à la fin comment naissent les enfants et tout le reste. Mais c'est un sujet si vaste que l'on hésite à s'y attaquer. Nous voulons apprendre aux enfants ce qu'ils doivent savoir sur la sexualité, sans provoquer de curiosité malsaine, et sans renforcer leur curiosité déjà forte au point de les encourager à faire des expériences. C'est un peu comme marcher sur une corde raide, et les parents, à quelques exceptions près, ne nous aident pas beaucoup. Ils sont timorés et ne souhaitent que la respectabilité. Tout cela fait que ce n'est pas seulement un problème de l'adolescence car cela inclut les parents et tout l'environnement social, et cet aspect-là n'est pas non plus à négliger. Il y a aussi le problème de la délinquance.


Tous ces problèmes ne sont-ils pas étroitement liés? Il n'existe pas de problème isolé, et il n'est pas possible de résoudre un seul problème, ne croyez-vous pas? Mais de quoi souhaitez-vous que nous parlions?


— Notre problème le plus immédiat est de savoir comment aider l'enfant à comprendre la période de l'adolescence, sans pour autant l'encourager à passer à l'acte dans sa relation avec le sexe opposé.


Quelle est votre façon actuelle d'aborder le problème?


— Nous bafouillons et tournons autour du pot, nous parlons vaguement de la nécessité de maîtriser ses émotions, de discipliner ses désirs - et bien sûr nous avons toujours recours aux bons exemples, aux héros de la vertu, s'écria la première enseignante. Nous les exhortons à comprendre l'importance qu'il y a à suivre ses idéaux, à mener une vie saine et modérée, à respecter l'ordre social et tout ce qui s'ensuit. Cela a un effet stabilisant sur certains enfants, sur d'autres cela n'en a aucun et quelques-uns ont peur. Mais je suppose que la peur s'efface bien vite.


— Nous leur parlons du processus de reproduction, en leur donnant des exemples pris dans la nature, ajouta la seconde, mais dans l'ensemble, nous sommes très prudentes et conservatrices.


Quel est donc le problème?


— Comme l'a dit mon amie, le problème est de savoir comment aider l'étudiant à faire face au besoin sexuel de l'adolescence et non pas à en être complètement bouleversé.


L'instinct sexuel se manifeste-t-il seulement à l'adolescence, ou existe-t-il sous une forme plus simple et plus libre au cours des années qui précèdent l'adolescence? Ne doit-on pas aider l'enfant à comprendre sa sexualité dès son plus jeune âge et non pas à une certaine période assez tardive de son développement?


— Vous avez raison, dit la troisième. Il est manifeste que l'instinct sexuel s'exprime de différentes façons et très tôt chez l'enfant, mais nous n'avons pour la plupart ni le temps ni l'envie de nous en occuper avant l'adolescence, c'est- à-dire lorsque le problème peut se poser en termes assez aigus.


Si l'enfant atteint l'adolescence sans avoir reçu une bonne éducation, il est évident que la question de la sexualité sera revêtue d'une importance extrême et risquera d'échapper à toute forme de contrôle.


— Que veut dire recevoir une « bonne » éducation?


Cela veut dire que l'éducation repose sur le fait de cultiver la sensibilité, et il est nécessaire de cultiver celle-ci, non seulement au cours de la période qu'on appelle adolescence, mais tout au long de la vie. N'êtes-vous pas d'accord?


— Pourquoi accorder tant d'importance à la sensibilité? demanda la première enseignante.


Être sensible, c'est ressentir l'affection, c'est avoir conscience de la beauté, de la laideur. Et le fait de cultiver cette sensibilité ne fait-il pas partie du problème dont vous parlez?


— Je ne l'avais pas remarqué, mais maintenant que vous en parlez, je vois bien que les deux choses sont liées.


Avoir reçu une bonne éducation, ce n'est pas simplement avoir étudié l'histoire ou la physique, c'est surtout être sensible aux choses de la terre - les animaux, les arbres, les ruisseaux, le ciel et les autres humains. Mais nous négligeons tout cela, ou nous l'étudions comme l'un des éléments d'un projet, quelque chose à apprendre et à mettre de côté pour l'utiliser quand l'occasion se présentera. Et cette sensibilité qui existe en général chez l'enfant est habituellement étouffée par le bruit de la soi-disant civilisation. L'environnement social de l'enfant l'oblige bien vite à rentrer dans le monde du respectable et du conventionnel. La gentillesse, l'affection, le sentiment de la beauté, la sensibilité à la laideur - tout cela est perdu et le besoin sexuel biologique demeure.


— C'est bien vrai, reconnut la troisième. Nous avons vraiment tendance à négliger tout cet aspect de la vie, n'est- ce pas? Et nous nous trouvons des excuses en disant que nous n'avons pas le temps, qu'il nous faut penser à nos études, et d'autres choses de ce style!


Le fait de cultiver la sensibilité n'est-il pas au moins aussi important que les livres et les diplômes? Mais nous avons le culte de la réussite et nous nous détournons de cette sensibilité qui est incompatible avec la recherche de la réussite.


— N'est-il pas nécessaire de réussir dans la vie?


Le désir de réussite engendre l'insensibilité et encourage les activités égocentriques et impitoyables. Comment l'homme ambitieux pourrait-il être sensible aux autres, ou ou aux choses de la terre? Il ne les considère que dans l'optique de sa réussite, comme moyens de parvenir au sommet. Cette sensibilité est fondamentale car de son absence naissent les problèmes sexuels.


— Mais comment cultiver la sensibilité de l'enfant?


« Cultiver » est un terme impropre mais puisque nous avons commencé à l'utiliser, continuons. On ne pratique pas la sensibilité, il ne suffit pas de dire aux jeunes d'observer la nature, ou de lire les poètes, ni rien de ce genre. Mais si vous êtes vous-même sensible à la beauté et à la laideur, si vous avez en vous le sens de la gentillesse, de l'amour, ne croyez-vous pas que vous serez en mesure d'aider vos étudiants à découvrir l'affection, à être prévenants et ainsi de suite. Car nous minimisons ou négligeons tout cela, en même temps que nous accueillons avec soulagement toute forme de diversion stimulante, et c'est ainsi que le problème devient particulièrement complexe.


— Vous avez parfaitement raison, mais je crains que vous n'ayez pas une vision exacte de nos difficultés. Nous avons des classes mixtes de trente ou quarante enfants, et quelle qu'en soit notre envie, nous ne pouvons pas nous adresser à chacun individuellement. C'est en outre très épuisant d'avoir des classes si nombreuses, et nous finissons par être tellement fatiguées que nous perdons toute la sensibilité qui pouvait nous rester.


Alors qu'allez-vous faire? La sollicitude, la tendresse, l'affection - ce sont là des éléments essentiels pour qui veut comprendre les besoins sexuels. Mais en étant sensible au problème, en en parlant, en le désignant de différentes façons, le professeur accumule la sensibilité et communique sa signification au jeune enfant. Et lorsque cet enfant devient adolescent, il sera en mesure de faire face aux besoins sexuels avec une compréhension plus vaste et plus profonde. Mais pour qu'un enfant reçoive une bonne éducation, il faut également éduquer les parents, qui constituent finalement la société.


— Le problème est complexe et vraiment immense, et que pouvons-nous faire, à nous trois, dans tout cela? Que peut faire l'individu?


C'est seulement en tant qu'individus que nous pouvons faire quelque chose. C'est toujours un individu, ici et là, qui a fini par véritablement ébranler la société et par susciter de grandes modifications dans la pensée et l'action. Pour être véritablement révolutionnaires, nous devons sortir du cadre de la société, c'est-à-dire des structures d'acquisition, d'envie et ainsi de suite. Toute réforme ayant lieu à l'intérieur de ce cadre finira par susciter davantage de confusion et de souffrance. La délinquance n'est rien d'autre qu'une révolte à l'intérieur du système et la fonction de l'éducateur, de toute évidence, c'est d'aider le jeune à sortir de ce cadre, c'est-à-dire à se libérer du désir d'acquérir et de la recherche du pouvoir.


— Je crois que nous ne servirons pas à grand-chose tant que nous n'éprouverons pas tout cela intensément. Et c'est là l'un de nos principaux problèmes: nous sommes tellement intellectuelles que nos sentiments sont comme paralysés. Ce n'est qu'à par- tir du moment où nous éprouvons très fortement que nous pouvons faire quelque chose. - Jiddu Krishnamurti


Note 26 - Cultiver la sensibilité - Commentaire sur la vie tome 3


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