La haine et la violence
Il était encore très tôt ; le soleil ne se lèverait pas avant au moins une heure. La Croix du Sud était très visible et étrangement belle au-dessus des palmiers. Tout était immobile, les arbres sombres et figés et même les petites créatures de la terre étaient silencieuses. Une pureté et une bénédiction baignaient le monde endormi.
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La route traversait un massif de palmiers, dépassait une grand pièce d'eau et allait encore plus loin, jusqu'aux maisons. Chacune avait un jardin, certains bien entretenus et d'autres négligés. Il y avait un parfum de jasmin dans l'air, que la rosée rendait plus puissant encore. On ne voyait pas encore de lumières dans les maisons, les étoiles brillaient, mais vers l'est, le jour commençait à poindre. Un cycliste passa en bâillant et disparut sans avoir tourné la tête. Quelqu'un faisait démarrer sa voiture et laissait chauffer le moteur, puis on entendit un appel impatient de l'avertisseur. La route, au-delà des maisons, longeait une rizière et tournait sur la gauche, vers la ville gigantesque.
Un sentier qui partait de la route suivait une petite voie d'eau. Les palmiers sur ses rives se reflétaient dans l'eau claire et tranquille et un grand oiseau blanc était déjà au travail, essayant d'attraper un poisson. Il n'y avait encore personne sur ce sentier qui bientôt serait très animé car les villageois l'utilisaient comme raccourci pour rejoindre la route principale. Derrière la voie d'eau, une maison isolée, avec un grand arbre dans un joli jardin. L'aube n'était pas encore tout à fait là, et l'étoile du matin était encore très légèrement visible au-dessus de l'arbre ; la nuit retenait encore le jour. Une femme, sous cet arbre, était assise sur un tapis, accordant un instrument à cordes posé sur ses genoux. Elle se mit ensuite à chanter en sanscrit.
C'était un chant profondément religieux et tandis que les mots emplissaient l'atmosphère matinale, toute l'ambiance environnante semblait se modifier, comme chargée d'une étrange et pleine signification. Puis elle entonna un chant réservé à cette heure matinale. C'était quelque chose d'enchanteur. Elle n'avait absolument pas conscience que quelqu'un l'écoutait, mais elle se moquait également que cela pût se produire, totalement absorbée par son chant. Elle avait une belle voie, très pure, et elle prenait un intense plaisir à ce qu'elle faisait, de façon grave et sérieuse. On entendait à peine l'instrument à cordes, mais sa voix, claire et forte, portait jusqu'à l'autre rive. Les mots et les sons vous remplissaient l'être, et partout régnait la joie de la grande pureté.
Il était venu avec quelques amis, dont certains semblaient de toute évidence être ses partisans. Homme fort, basané et très musclé, il semblait plein de santé et devait avoir une grande activité physique. Il sortait du bain et ses vêtements étaient d'une rigoureuse propreté. Dès que nous commençâmes à parler, on eût dit que ses lèvres re- couvraient la totalité de son visage: une sorte de furie intérieure semblait le dévorer et sa tête puissante aux cheveux épais avait le port altier du dédain et de l'autorité. Son sourire n'était pas naturel, et il semblait évident qu'il ne riait pas avec tout le monde. Ses yeux, directs et dépourvus de réserve, témoignaient d'une foi absolue en ce qu'il disait. Il émanait de lui quelque chose évoquant curieusement la puissance.
— J'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur d'aborder directement le sujet, car je n'aime pas tourner autour du pot, je préfère aller directement au fait. Je fais partie d'un groupe numériquement important qui veut détruire la tradition brahmanique et remettre le Brahmane à sa place. Il nous a impitoyablement exploités et c'est maintenant notre tour. Il nous a asservis, nous a fait nous sentir stupidement inférieurs et servilement dépendants de ses dieux. Nous allons brûler ces mêmes dieux. Nous ne voulons plus que ses paroles souillent notre langue, qui est bien plus ancienne que la sienne. Nous avons l'intention de l'exclure de toute position d'importance, et nous de- viendrons pour ce faire plus habiles et plus rusés que lui. Il nous a privés de toute éducation, mais nous nous vengerons.
Pourquoi tant de haine pour d'autres êtres humains? N'avez-vous jamais exploité personne? N'opprimez-vous pas certains de vos semblables? N'empêchez-vous pas les autres de recevoir une éducation correcte? Ne faites-vous pas des plans en vue de faire accepter par d'autres vos propres dieux et vos valeurs? La haine est identique, qu'elle soit en vous ou chez le soi-disant Brahmane.
Je crois que vous n'avez pas compris. On ne peut opprimer les gens qu'un certain temps. Le jour des tyrannisés est arrivé. Nous allons nous soulever et renverser la domination du Brahmane. Nous sommes bien organisés et nous ferons tout ce qu'il faut pour que cela réussisse. Nous ne voulons plus de leurs dieux ni de leurs prêtres. Et nous voulons être leurs égaux ou les dépasser.
Ne vaudrait-il pas mieux parler plus sérieusement du problème des relations humaines? Il est tellement facile de discourir dans le vide, de lancer des slogans, d'hypnotiser les autres et soi-même avec des paroles mensongères. Nous sommes des êtres humains, quand bien même nous nous qualifions parfois différemment. Ce monde est le nôtre, et n'appartient ni aux Brahmanes ni aux Russes ni aux Américains. Nous nous torturons avec ces divisions ineptes. Le Brahmane n'est pas plus corrompu que n'importe quel homme en quête de pouvoir et de position, ses dieux ne sont pas plus faux que ceux que vous-mêmes ou d'autres pouvez avoir. Renverser une image dans le seul but d'en mettre une autre à la place semble si totalement ridicule, que cette image soit concrète ou mentale.
— Il se peut qu'il en soit ainsi théoriquement, mais dans la vie quotidienne, nous devons regarder les choses en face. Les Brahmanes exploitent d'autres gens depuis des siècles, ils sont devenus très habiles et très rusés et ils ont maintenant toutes les positions clés. C'est ce pouvoir que nous allons leur prendre, et nous réussirons.
Vous ne pouvez pas leur prendre leur perspicacité, et ils continueront à la mettre au service de leur propre cause.
— Nous nous éduquerons, nous deviendrons plus habiles qu'eux, nous les prendrons à leur propre piège et nous pourrons ensuite créer un monde meilleur.
Ce ne sont pas l'envie et la haine qui peuvent susciter un monde meilleur. N'êtes-vous pas à la recherche du pouvoir et du prestige, plutôt qu'en train d'essayer de construire un monde dans lequel la haine, la violence et l'envie n'auraient plus cours? C'est le désir du pouvoir et du prestige qui corrompt l'homme, qu'il soit Brahmane, non-Brahmane ou réformateur passionné. Si l'on remplace un groupe constitué d'hommes ambitieux, envieux et brutaux par un autre groupe ayant les mêmes caractéristiques et formes de pensées - cela ne mène nulle part, de toute évidence.
— Vous vous occupez d'idéologie, et nous des faits. Vraiment? Qu'entendez-vous par faits?
— Dans la vie quotidienne, nos conflits et nos faims sont un fait. Pour nous, le plus important est d'obtenir ce qui nous est dû, de sauvegarder nos intérêts et d'avoir la certitude que l'avenir de nos enfants est assuré. Dans cette optique, la prise du pou- voir nous semble inévitable. Ce sont là des faits.
Voudriez-vous dire que la haine et l'envie ne sont pas des faits? — Peut-être que si, mais ce n'est pas cela qui nous occupe.
Il regarda les autres pour tenter de voir ce qu'ils pensaient, mais tous gardaient un silence respectueux. Eux aussi protégeaient leurs intérêts.
La haine ne dirige-t-elle pas le cours de l'action extérieure? La haine ne peut qu'engendrer davantage de haine. Et une société qui repose sur la haine, l'envie, une société dans laquelle différents groupes s'affrontent dans la compétition, chacun protégeant ses propres intérêts - une telle société sera toujours en guerre avec elle- même, ainsi qu'avec les autres sociétés. D'après ce que vous avez dit, vous n'avez gagné que l'espoir de voir votre groupe triompher, c'est-à-dire acquérir la possibilité d'exploiter, d'opprimer, de faire du mal, tout comme le groupe précédent l'avait fait dans le passé. N'est-ce pas tout à fait absurde?
— Si, en effet. Mais nous devons prendre les choses comme elles sont.
C'est exact en un sens. Mais il n'est pas nécessaire de les perpétuer. Il faut de toute évidence qu'intervienne une modification, mais certainement pas selon le même modèle de haine et de violence. N'avez-vous pas le sentiment qu'il en est ainsi?
— Un changement serait-il possible sans la haine et la violence?
Peut-on parler de changement si l'on emploie pour cela les mêmes moyens que ceux utilisés pour construire la société actuelle?
— En d'autres termes, vous affirmez que la violence ne peut qu'engendrer une société fondamentalement violente, si nouvelle apparaisse-t-elle à nos yeux. Et je vois bien que cela est exact.
Il se tourna à nouveau vers ses amis.
N'avez-vous pas l'impression que pour bâtir une société parfaitement bonne il faille employer également des moyens parfaitement bons? Et le moyen est-il différent de la fin? La fin n'est-elle pas contenue dans le moyen?
— Tout cela devient un peu trop compliqué. Je comprends que la haine et la violence ne puissent susciter qu'une société de violence et d'oppression. Cela au moins me paraît clair. Mais vous dites maintenant qu'il faut employer de bons moyens pour donner lieu à une bonne société. Quels sont ces bons moyens?
Les bons moyens sont l'action qui n'est pas le produit de la haine, de l'envie, de l'autorité, de l'ambition et de la peur. La fin n'est pas séparée des moyens. La fin est le moyen.
— Mais comment vaincre la haine et l'envie? Ce sont ces sentiments qui nous unissent face à l'ennemi commun. Et un certain plaisir découle de la violence, qui donne des résultats. Il n'est pas si simple de s'en débarrasser.
Pourquoi pas? Lorsque vous avez conscience que la violence ne peut qu'entraîner davantage de violence, est-il si difficile de l'abandonner? Et lorsque quelque chose suscite en vous une douleur profonde, quel qu'en soit le plaisir superficiel que vous en retirez, ne finissez-vous pas par le rejeter?
— Au niveau physique, c'est relativement simple, mais c'est beaucoup plus difficile avec les choses intérieures.
Cela n'est difficile que dans la mesure où le plaisir est plus déterminant que la douleur. Si la haine et la violence sont pour vous facteurs de plaisir, quand bien même elles engendrent une souffrance et une misère indicibles, vous les conserverez. Mais soyez au moins franc et lucide à ce sujet et ne dites pas que vous voulez établir un nouvel ordre social, une meilleure société, car il n'en est pas ainsi. Celui qui est habité par la haine, qui cherche le pouvoir ou une position lui assurant l'autorité, celui-là n'est pas un Brahmane car le vrai Brahmane est extérieur à l'ordre social qui repose sur ces choses. Et si vous, de votre côté, ne vous êtes pas libéré de l'envie, de l'antagonisme et du désir de puissance, vous ne différez en rien du présent Brahmane, même si vous vous revêtez d'une identité autre.
— Je m'étonne moi-même de constater que je vous écoute. Il y a encore une heure j'aurais été horrifié de penser que je pourrais seulement supporter de tels propos. Mais je vous ai écouté et je n'en suis nullement honteux. Je comprends enfin combien il est facile de se laisser emporter par nos propres paroles et par nos besoins les plus sordides. Espérons qu'il en ira différemment. - Jiddu Krishnamurti
Note 25 - La haine et la violence - Commentaire sur la vie tome 3