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Le vide intérieur

Elle portait un grand panier sur la tête, qu'elle maintenait d'une main et qui devait être assez lourd, mais le balancement de sa démarche n'en était en rien altéré. Elle avait une allure magnifique, aisée et rythmée. Elle avait au bras de larges bracelets de métal qui tintaient légèrement, mais ses sandales étaient usées et très vieilles.

Son sari était déchiré et sali par un trop long usage. Elle était d'habitude avec plusieurs compagnes qui elles aussi portaient des paniers, mais ce matin-là, elle était seule sur le chemin escarpé. Le soleil n'était pas encore trop chaud et, très haut dans le ciel bleu quelques vautours tournoyaient en larges cercles sans seulement bouger une aile. La rivière coulait silencieusement près du chemin. C'était une matinée paisible, et cette femme solitaire au panier sur la tête semblait être le point central de la beauté et de la grâce ; toutes les choses semblaient la désigner et l'accepter comme faisant partie de leur être propre.


Elle n'était plus une entité séparée, mais faisait partie de vous et de moi, comme de ce tamarinier. Elle ne marchait pas devant moi, mais c'était moi qui marchais avec ce panier sur la tête. Ce n'était pas une illusion, une identification imaginée, souhaitée et cultivée, ce qui aurait été indiciblement laid, mais une expérience naturelle et instantanée. Les quelques pas qui nous séparaient s'étaient évanouis, le temps, la mémoire et la distance engendrés par la pensée, tout cela avait totalement disparu. Et le chemin était long jusqu'à la ville, là où elle devait vendre le contenu de son panier. Vers le soir, elle reprenait cette route et traversait le petit pont en bambou qui menait au village, pour ne plus réapparaître avant le lendemain matin, son panier à nouveau plein.


Il était très sérieux d'allure, plus très jeune, mais son sourire était agréable et il était en bonne santé. Assis en tailleur sur le sol, il déclara dans un anglais quelque peu hésitant dont il semblait assez gêné, qu'il avait fait des études et était licencié ès lettres, mais qu'il n'avait plus parlé anglais depuis si longtemps qu'il l'avait presque oublié. Il connaissait très bien la littérature sanscrite et des mots sanscrits revenaient souvent sur ses lèvres. Il était venu, reprit-il, afin de poser quelques questions au sujet du vide intérieur, le vide de l'esprit. Il se mit ensuite à chanter en sanscrit, et la pièce se remplit instantanément d'une résonance profonde, pure et pénétrante. Il continua son chant quelques instants, et c'était délicieux de l'écouter. Son visage resplendissait de la signification qu'il donnait à chaque mot et de l'amour qu'il éprouvait pour tout ce que renfermait le monde. Il était dépouillé, sans le moindre artifice, et il était beaucoup trop sérieux pour jouer la comédie.


— Je suis très heureux d'avoir chanté ses slokas en votre présence. Elles ont pour moi beaucoup de sens et de beauté ; j'ai médité sur elles de nombreuses années, et elles m'ont été source de lumière et de force. Je me suis entraîné à ne pas me laisser facilement émouvoir, mais ces slokas me font venir les larmes aux yeux. Le simple son des mots, et leur contenu si riche, emplit mon cœur et la vie n'est plus alors un dur labeur. Comme tout être humain, j'ai connu la douleur, la mort et les souffrances de la vie. J'ai été marié et ma femme mourut avant même que je quitte la fastueuse maison de mon père et je sais maintenant le sens de la pauvreté volontaire. Je vous dis tout cela pour vous donner une vue d'ensemble. Je ne suis ni frustré, ni esseulé, ni rien de ce genre. Mon cœur se réjouit d'un grand nombre de choses. Mais mon père me parlait souvent de vos causeries, et un ami me pressa de venir vous voir, et c'est pourquoi je suis ici.


— Je voudrais que vous me parliez du vide incommensurable, reprit-il. J'ai déjà éprouvé ce vide et je crois en avoir touché le fond lors de mes méditations et de mes vagabondages. Il cita alors une sloka pour expliquer et confirmer son expérience.


L'autorité d'un autre, si grand soit-il, n'est pas, il faut le souligner, une preuve de la véracité de votre expérience. La vérité n'a nul besoin d'actes pour être établie, de même qu'elle ne dépend de nulle autorité. Alors mettons de côté l'autorité et la tradition et essayons de découvrir par nous-mêmes ce qu'il en est de cette question.


— Cela est très difficile pour moi, car je suis plongé dans la tradition - non pas celle du monde, mais celle des enseignements de la Gita, des Upanishads, et bien d'autres. Serait-ce bien de ma part de me défaire de tout cela? Ne serait-ce pas un signe de grande ingratitude?

La gratitude comme l'ingratitude n'ont rien à voir ici. Nous nous employons à dé- couvrir la fausseté ou la vérité de ce vide dont vous avez parlé. Si vous suivez ce chemin de l'autorité et de la tradition, c'est-à-dire le savoir, vous n'expérimenterez jamais que ce que vous voulez et cherchez à expérimenter, aidé en cela par l'autorité et la tradition. Ce ne sera nullement une découverte, mais quelque chose de l'ordre du connu, à reconnaître et à expérimenter. L'autorité et la tradition peuvent être fausses, ou être des illusions réconfortantes. Pour découvrir si ce vide est vrai ou faux, s'il existe ou s'il n'est pas encore une invention de l'esprit, l'esprit doit être libéré du filet de l'autorité et de la tradition.


— L'esprit peut-il jamais se débarrasser de ce filet, s'en libérer?


L'esprit ne peut se libérer de lui-même, car tout effort de sa part en ce sens n'aboutit qu'à tisser un autre filet dans lequel il est à nouveau pris. La liberté ne se pose pas en termes de contraire. Être libre, ce n'est pas être libre de quelque chose, ce n'est pas un état qui délivre d'un enchaînement. L'envie d'être libre suscite immédiatement ses propres chaînes. La liberté est un état d'être qui n'est pas ]e résultat du dé- sir d'être libre. Lorsque l'esprit comprend cela, et décèle la fausseté de l'autorité et de la tradition, le faux disparaît alors totalement.


— Il se peut que j'aie été induit à un certain type de sentiment par mes lectures et les idées qu'elles exprimaient. Mais en dehors de cela, je ressens vaguement depuis l'enfance, comme dans un rêve, l'existence de ce vide. Cette prémonition a toujours existé, une sorte de nostalgie. Et en grandissant, le fait de lire divers textes religieux n'a fait que renforcer ce sentiment, lui conférant davantage de vitalité et de caractère. Mais je commence à comprendre ce que vous voulez dire. Je me suis toujours fié presque totalement aux descriptions des expériences faites par les autres, comme dans les écritures saintes. Je peux rejeter cette dépendance, puisque j'en perçois maintenant la nécessité, mais puis-je revivre ce sentiment original et pur de ce qui est au-delà des mots?


Ce que l'on revit n'est pas le vivant, le nouveau. C'est un souvenir, quelque chose de mort et l'on ne peut ressusciter les morts. Faire revivre et vivre sur les souvenirs, c'est être esclave de la stimulation et l'esprit qui fonctionne par la stimulation, consciente ou inconsciente, ne peut que se faner et s'insensibiliser. Faire revivre quelque chose, c'est perpétuer la confusion, se tourner vers un passé mort au moment d'une crise, c'est chercher une forme de vie dont les racines plongent dans la décadence. Ce que vous avez vécu et expérimenté dans votre jeunesse, ou simplement nier, est terminé et définitivement passé. Et si vous vous accrochez au passé, vous faites obstacle à l'expérimentation de ce qui est nouveau.


Comme je crois que vous le comprendrez, je suis véritablement sérieux, et il est devenu pour moi de première nécessité de comprendre ce vide autant que d'en faire partie. Mais que dois-je faire?


Il est indispensable de vider l'esprit du connu ; tout le savoir qu'on a pu accumuler doit cesser d'avoir la moindre influence sur l'esprit vivant. Le savoir appartient à tout jamais au passé, il en constitue le processus même, et l'esprit doit se libérer de ce processus. La récognition fait partie du processus du savoir, n'est-ce pas?


— Comment cela?


Pour reconnaître quelque chose, il vous faut l'avoir déjà connu ou expérimenté précédemment, et cette expérience est accumulée en tant que savoir, mémoire. La ré- cognition provient du passé. Il se peut que vous ayez fait l'expérience, il y a très longtemps, de ce vide et l'ayant ainsi perçu vous le recherchez maintenant intensément. L'expérience d'origine survint sans que vous tentiez de la poursuivre, mais vous avez entrepris depuis cette poursuite et ce que vous cherchez n'est pas tant ce vide que le fait de revivre un vieux souvenir. Si cela doit se reproduire, tout souvenir, tout savoir à ce sujet, tout cela doit cesser. Toute recherche en ce sens doit cesser, car la re- cherche repose sur le désir d'expérimenter.


— Voulez-vous sérieusement dire que je dois cesser toute recherche? Cela semble incroyable!


La motivation de la recherche a beaucoup plus de signification que la recherche elle-même. C'est la motivation qui anime, guide et modèle la recherche. La raison profonde de votre recherche, c'est le désir de faire l'expérience de l'inconnaissable, d'en connaître l'immensité béatifique. C'est ce désir qui a donné naissance à l'expérimentateur qui désire ardemment faire l'expérience. Cet expérimentateur recherche une expérience plus vaste et plus significative. Toutes les expériences précédentes semblant fades, l'expérimentateur souhaite maintenant intensément connaître le vide en question. De sorte qu'existe l'expérimentateur d'un côté, et de l'autre ce qui doit être expérimenté.


conflit est ainsi mis en place entre les deux, entre le poursuivant et le poursuivi.


— je comprends parfaitement bien, car cela correspond exactement à ce que je ressens. Je découvre que je suis pris dans un filet de ma propre fabrication.


Tout comme le sont tous les chercheurs, et non pas seulement ceux qui cherchent la vérité, ou Dieu, ou le vide, et ainsi de suite. Tout homme ambitieux ou cupide en quête du pouvoir, de la position, du prestige, tout idéaliste, tout adorateur de l'État, tout architecte de la parfaite utopie - tous sont pris dans le même filet. Mais si un jour vous comprenez la signification totale de la quête, pensez-vous que vous continuerez à rechercher ce vide?


— J'ai conscience du sens interne de votre question, et j'ai déjà cessé de chercher.


S'il en est ainsi, comment définissez-vous l'état de l'esprit qui ne cherche plus?


— Je l'ignore. Tout cela est si nouveau pour moi qu'il me faut reprendre mes esprits et observer. Puis-je prendre quelques minutes avant de continuer?


Quelques instants plus tard, il reprit:


— Je perçois combien c'est extraordinairement subtil, et combien il est difficile à l'expérimentateur, à celui qui regarde, de ne pas y pénétrer. Il semble presque impossible à la pensée de ne pas créer le penseur, mais tant qu'existe un penseur, un expérimentateur, il doit de toute évidence y avoir séparation et conflit avec ce qui doit être expérimenté. Et vous demandez, n'est-ce pas, dans quel état est l'esprit lorsqu'il n'existe pas de conflit?


Le conflit apparaît lorsque le désir prend la forme de l'expérimentateur et poursuit ce qui doit être expérimenté, car ce qui doit être expérimenté est également assemblé Par le désir.


— Ayez un peu de patience, je vous en prie, et donnez-moi la possibilité de com- prendre ce que vous dites. Le désir ne crée donc pas seulement l'expérimentateur, le regardeur, mais également ce qui doit être expérimenté, le regardé. De sorte que le désir est à l'origine de la division, du clivage entre l'expérimentateur et ce qui doit être expérimenté, et c'est cette division qui suscite le conflit. Et ce que vous demandez, c'est quel est l'état de l'esprit qui n'est plus en conflit, qui n'est plus mû par le désir? Mais est-il possible de répondre à cette question sans le regardeur qui regarde l'expérience du non-désir?


Lorsque vous avez conscience de votre humilité, l'humilité n'a-t-elle pas cessé? La vertu existe-t-elle lorsque vous la pratiquez délibérément et systématiquement? Une telle pratique renforce uniquement l'activité égocentrique, ce qui met fin à toute vertu. Lorsque vous avez conscience d'être heureux, vous cessez de l'être. Quel est l'état de l'esprit qui n'est pas dans le conflit du désir? Le besoin intense de découvrir fait partie du désir qui a donné naissance à l'expérimentateur et à ce qui doit être expérimenté, n'est-ce pas?


— Effectivement. Votre question était un piège, mais je suis heureux que vous l'ayez posée. Je vois de mieux en mieux les intrications subtiles du désir.


Ce n'était pas un piège, mais une question naturelle et inévitable que vous vous seriez posée au cours de votre enquête. Si l'esprit n'est pas extrêmement vigilant, attentif, il est vite repris dans le filet de son propre désir.


— Une dernière question: est-il réellement possible que l'esprit se libère totale- ment du désir de l'expérience, qui suscite cette division entre l'expérimentateur et ce qui doit être expérimenté?


A vous de le découvrir. Lorsque l'esprit est entièrement libéré de la structure du désir, l'esprit est-il alors différent de ce vide en question? - Jiddu Krishnamurti


Note 9 - Le vide intérieur - Commentaire sur la vie tome 3


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