Là ou est le soi, l'amour n'est pas
Les rosiers sous la tonnelle étaient couverts de roses rouges au lourd parfum, que les papillons venaient butiner. Des soucis et des pois de senteur fleurissaient également. Le jardin donnait sur le fleuve et ce soir-là, il était rempli de la lumière dorée du soleil couchant. Des bateaux de pêche, dont la forme évoquait celle de gondoles, se détachaient sombrement sur la surface tranquille du fleuve.
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Le village parmi les arbres sur l'autre rive était presque à deux kilomètres, et pourtant on entendait clairement les voix des villageois. De la tonnelle un sentier conduisait au fleuve. Il rejoignait une route rocailleuse qu'utilisaient les villageois pour aller à la ville et en revenir. Cette route se terminait brusquement sur le bord d'une rivière qui se jetait dans le fleuve.
Ce n'était pas une berge sablonneuse, mais au contraire un sol alourdi d'argile dans laquelle le pied s'enfonçait. Il était question de construire bientôt un pont de bambou sur cette rivière, mais pour l'instant il n'y avait qu'une longue barque plate utilisée par les villageois silencieux qui s'en revenaient de la ville où ils étaient allés vendre.
Deux hommes nous firent traverser, les villageois se tassant sur eux-mêmes dans la fraîcheur du soir. Un petit brasero pouvait être allumé lorsqu'il faisait trop sombre, mais la clarté de la lune était pour l'instant suffisante. Une petite fille portait un panier de bois d'allumage. Elle l'avait posé pendant la traversée de la rivière et elle avait maintenant du mal à le soulever à nouveau. C'était très lourd pour une si petite fille, mais elle fut aidée et réussit à mettre le panier sur sa tête, et son sourire sembla alors remplir l'univers. Nous montâmes tous les marches raides avec prudence, et bientôt les villageois s'engagèrent sur la route en bavardant.
Là, c'était la pleine campagne, et le sol était enrichi de dépôts séculaires. La terre plate et bien cultivée, parsemée de vieux arbres magnifiques, s'étendait à perte de vue. Il y avait des champs de pois odorants, en train de fleurir, et du blé d'hiver et d'autres graines. Le fleuve traversait cette plaine et venait passer devant un village, très animé et bruyant. Le sentier qui y conduisait était très ancien: on disait que le Très Éclairée l'avait suivi il y a très longtemps, et les pèlerins le prenaient depuis des siècles et des siècles. C'était un chemin sacré, et il y avait de nombreux petits temples tout au long de ce sentier.
Les manguiers et les tamariniers étaient eux aussi très anciens et certains étaient en train de mourir, après avoir vu tant de choses. Ils détachaient majestueusement, contre le ciel doré de cette fin de journée, leurs branches noires et déployées. Un peu plus loin, une plantation de bambous, que l'âge rendait jaunes, et dans un petit verger, une chèvre attachée à un arbre fruitier bêlait après son chevreau, qui sautait et courait autour d'elle. Le sentier conduisait encore à une autre plantation de bambous et à une pièce d'eau tranquille. Il y avait une immobilité que ne troublait pas le moindre vent, et tout rendait grâce à cette heure bénie. L'esprit n'avait pas conscience de cette paix comme de quelque chose extérieur à lui-même, mais les mouvements de l'esprit étaient totalement absents. Seul demeurait l'incommensurable.
C'était un homme encore jeune, qui venait d'aborder la quarantaine. En dépit du fait qu'il se soit déjà souvent exprimé en public, il gardait une certaine timidité. Comme tant d'autres de sa génération, il s'était distrait avec la politique, la religion et les réformes sociales. Il avait une certaine facilité pour écrire des poèmes et savait aussi peindre. Nombre de leaders en vue étaient de ses amis et il aurait pu faire une carrière politique. Mais il en avait choisi autrement, et il était satisfait de vivre dans une ville lointaine, dans la montagne.
— Il y a si longtemps que je cherche à vous rencontrer. Vous ne vous en souvenez sans doute pas, mais je me suis trouvé sur le même bateau que vous, avant la guerre, et nous allions en Europe. Mon père s'intéressait beaucoup à votre enseignement, mais en ce qui me concerne, j'ai bifurqué vers la politique et d'autres choses de cet ordre. Mon désir de vous rencontrer à nouveau est finalement devenu si puissant que cette fois je n'ai pas pu y résister. Je veux mette mon cœur à nu - ce que je n'ai jamais fait avec quiconque, car il n'est pas facile de parler de soi à d'autres. J'ai assisté un certain temps à vos conférences en de nombreux endroits, mais dernièrement, j'ai ressenti très fortement le désir de vous parler personnellement, parce que j'ai abouti à une impasse.
De quel ordre?
— Il semble que je ne sois pas capable de « passer de l'autre côté ». J'ai médité, non pas cette méditation qui vous hypnotise mais celle au contraire où l'on prend conscience de sa propre pensée, et de choses de ce niveau. Or, pendant ces méditations, je m'endors régulièrement. Je suppose que c'est parce que je suis paresseux et nonchalant. J'ai jeûné et j'ai essayé divers régimes alimentaires, mais cette léthargie persiste.
Est-elle due à votre paresse ou à quelque chose d'autre?
Est-elle liée à une profonde frustration intérieure? Ou bien votre esprit a-t-il été rendu terne et insensible par les événements de votre vie? C'est peut-être que l'amour n'est pas là?
— Je ne sais pas. J'ai vaguement réfléchi à tout cela, mais sans pouvoir jamais dé- couvrir quelque chose de précis. Peut-être ai-je été étouffé par trop de bonnes et mauvaises choses. Dans un sens, la vie a été trop simple pour moi, à cause de ma famille, de l'argent, de certaines capacités et de choses de ce genre. Rien ne m'a jamais été très difficile et c'est peut-être là le problème. Ce sentiment global d'être à l'aise et d'avoir la capacité de me sortir de n'importe quelle situation m'a peut-être rendu très mou.
Croyez-vous? N'est-ce pas là une simple description d'événements superficiels? Si ces choses vous avaient profondément affecté, vous auriez mené une vie différente, vous auriez suivi la pente de la facilité. Mais cela n'a pas été le cas, de sorte qu'un autre processus doit être en action et rendre votre esprit inepte et engourdi.
— Mais alors qu'est-ce que c'est? Ce n'est pas la sexualité qui me travaille. Je m'y suis livré, mais cela n'a jamais été pour moi une passion dont on est esclave. Cela a commencé par l'amour et s'est terminé dans la déception mais non dans la frustration. J'en suis tout à fait sûr. Je ne condamne ni ne recherche la sexualité. Ce n'est en tous cas pas un problème pour moi.
Cette indifférence aurait-elle détruit la sensibilité? Car l'amour est vulnérable, et l'esprit qui a élevé des défenses contre la vie cesse d'aimer.
— Je ne pense pas avoir établi des défenses par rapport à la sexualité, mais l'amour n'est pas nécessairement la sexualité, et je ne sais vraiment pas si j'aime, tout simplement.
C'est que voyez-vous, nos esprits sont si soigneusement cultivés que nous remplissons nos cœurs des choses de l'esprit. Nous consacrons l'essentiel de notre temps et de notre énergie à gagner notre vie, à acquérir un savoir, nous nous consacrons à la flamme de la croyance, au patriotisme et au culte de l'État, aux activités de réformes sociales, à la poursuite d'idéaux et de vertus et aux nombreuses autres choses avec lesquelles l'esprit s'occupe. De sorte que le cœur se vide, et que l'esprit s'enrichit par son habileté. Et c'est cela qui donne lieu à l'insensibilité, n'est-ce pas?
— Il est vrai que nous sur-cultivons l'esprit. Nous avons le culte du savoir et honorons l'intellectuel, mais rares sont ceux d'entre nous qui aiment au sens que vous donnez à ce mot. En ce qui me concerne, je ne sais vraiment pas si j'éprouve le moindre amour. Je ne tue pas pour ma nourriture. J'aime la nature. J'aime aller dans les bois ressentir leur silence et leur beauté. J'aime dormir à la belle étoile. Mais est- ce là signe que j'aime?
La sensibilité à la nature fait partie de l'amour, mais ce n'est pas l'amour, n'est-ce pas? Être gentil et prévenant, faire des bonnes œuvres, ne rien demander en retour, tout cela entre dans l'amour. Mais ce n'est pas l'amour, n'est-ce pas?
— Mais alors, qu'est-ce que c'est que l'amour?
L'amour, c'est tout cela et encore davantage. La totalité de l'amour n'est pas mesurable par l'esprit ; pour percevoir cette totalité, l'esprit doit se vider de ses préoccupations, si nobles et égocentriques soient-elles. Demander comment faire pour vider l'esprit, ou comment n'être pas égocentrique, c'est appliquer une méthode, et la recherche d'une méthode, c'est encore une mise en application de l'esprit.
— Mais est-il possible de vider l'esprit sans faire un certain effort?
Tout effort, le « bon » comme le « mauvais », renforce le centre, le but de la réalisation, le moi. Là où est le moi, l'amour n'est pas. Mais nous parlions de la léthargie de l'esprit, de son insensibilité. N'avez-vous pas énormément lu? Et ne se pourrait-il pas que le savoir fasse partie de ce processus d'insensibilité?
— Je ne suis pas érudit, mais j'ai beaucoup lu et j'aime fureter dans les librairies. Je respecte le savoir et je ne comprends pas très bien pourquoi vous dites que le savoir peut susciter l'insensibilité.
Qu'entendons-nous par savoir? Notre vie est en grande partie une répétition de ce que l'on nous a appris, n'est-ce pas? Nous pouvons ajouter à notre savoir, mais le processus de répétition maintient et renforce l'habitude d'accumulation. Que savez-vous en dehors de ce que vous avez lu ou de ce qu'on vous a appris, ou de ce dont vous avez fait l'expérience? Ce dont vous faites l'expérience aujourd'hui est modelé par ce que vous avez expérimenté hier. Une expérience plus poussée est encore du domaine de ce qui a déjà été expérimenté, mais sous une forme agrandie ou modifiée, de sorte que le processus répétitif ne cesse de s'exercer. La répétition du bon ou du mauvais, du noble ou du trivial suscite de toute évidence l'insensibilité car l'esprit ne se meut que dans le champ du connu. N'est-ce pas là ce qui rend votre esprit terne et insensible?
— Mais je ne peux pas rejeter tout ce que je sais, tout ce que j'ai accumulé de savoir.
Vous êtes ce savoir, vous êtes tout ce que vous avez accumulé ; vous êtes ce magnétophone qui répète inlassablement ce qu'il a enregistré. Vous êtes le chant, le bruit, le murmure de la société, de votre culture. Peut-il exister un « vous » intact, distinct de tous ces bavardages? Ce centre de l'ego souhaite maintenant vivement se libérer de toutes les choses qu'il a réunies. Mais l'effort qu'il opère pour cette libération fait toujours partie du processus d'accumulation. Le magnétophone restitue une nouvelle bande magnétique, dont les mots sont différents mais votre esprit est toujours aussi plat et insensible.
— Je m'en rends parfaitement compte. Vous avez exactement décrit mon état d'esprit. J'ai appris, dans le passé, le jargon de différentes idéologies, tant religieuses que politiques. Mais comme vous l'avez fait remarquer, mon esprit est resté d'essence absolument identique. J'en ai maintenant parfaitement conscience, ainsi que du fait que tout ce processus rend l'esprit superficiellement vif, habile et extérieurement mobile alors que sous l'apparence demeure ce bon vieux centre de l'ego qui est le moi
Avez-vous conscience de tout cela comme fait indéniable ou bien ne l'avez-vous perçu que par la description faite par quelqu'un d'autre? S'il ne s'agit pas de votre propre découverte, de quelque chose que vous avez atteint tout seul, c'est que seul le mot importe et non pas le fait.
— Je ne vous suis pas très bien. Pourriez-vous me l'expliquer plus lentement?
Savez-vous vraiment quelque chose ou bien n'avez-vous fait que reconnaître? La récognition est un processus d'association, de mémoire, et en définitive de savoir. Est-ce exact?
— Je crois que je comprends. Je sais par exemple que tel oiseau est un perroquet pour la seule raison qu'on me l'a dit. Au travers de l'association, de la mémoire, c'est- à- dire du savoir, la récognition s'effectue et je peux alors dire: c'est un perroquet.
Le mot perroquet vous a empêché de regarder l'oiseau, la chose qui vole. Nous ne considérons presque jamais le fait, mais le mot ou le symbole qui le représente. Le fait s'efface et le mot, le symbole, monopolisent l'importance. Pouvez-vous considérer le fait, quel qu'il soit, en le dissociant du mot et du symbole?
— Il me semble que la perception du fait, et la conscience du mot qui représente le fait, ont lieu simultanément dans l'esprit.
L'esprit peut-il séparer le fait du mot?
— Je ne le pense pas.
Peut-être rendons-nous les choses plus compliquées qu'elles ne le sont. Cet objet, là-bas, est appelé arbre. Le mot et l'objet qu'il désigne sont deux choses différentes, n'est-ce pas?
— Oui, en effet. Mais, comme vous le dites, nous considérons toujours l'objet au travers du mot.
Pouvez-vous les séparer? Le mot « amour » n'est pas le sentiment, le fait d'aimer.
— Mais, d'un certain point de vue, le mot est aussi le fait, ne pensez-vous pas?
D'un certain point de vue, oui. Les mots existent pour la communication, et pour le souvenir, pour fixer mentalement une expérience passagère, une pensée, un sentiment, de sorte que l'esprit lui-même devient le mot, l'expérience, c'est le souvenir du fait exprimé en termes de plaisir et de douleur, de bien et de mal. Ce processus s'inscrit dans le champ temporel, le champ du connu. Et toute révolution ayant lieu dans ce champ n'a de révolution que le nom, ce n'est qu'une modification de ce qui a été.
— Si je vous comprends bien, vous dites que j'ai moi-même rendu mon esprit terne et insensible par le biais d'une pensée traditionnelle et répétitive, dont l'auto-discipline fait partie. Pour mettre fin au processus de répétition, la bande magnétique, qui est le moi, doit être détruite ou effacée, et cela n'est possible qu'en prenant conscience du fait, et non pas en faisant des efforts. L'effort, dites-vous, ne sert qu'à mettre en marche le magnétophone, et c'est en cela qu'il n'y a pas d'espoir dans l'effort. Mais ensuite?
Voyez le fait, ce qui est, et laissez agir ce fait. N'agissez surtout pas sur le fait vous-même - le « vous » n'étant que le mécanisme répétitif, avec ses opinions, ses jugements, son savoir.
— Je vais essayer, dit-il avec sincérité. Essayer, c'est huiler le mécanisme répétitif et non pas y mettre fin,
— Vous me retirez tout ce que j'ai, il ne me reste plus rien. Mais peut-être que c'est là le nouveau. En effet. - Jiddu Krishnamurti
Note 19 - Là ou est le soi, l'amour n'est pas - Commentaire sur la vie tome 3