La recherche en question
Il était très tôt, la journée était ensoleillée, claire et limpide, et la mer habituellement agitée était calme, clapotant doucement sur la rive blanche. Il n'y avait pratiquement aucun mouvement sur les eaux immenses, d'un bleu intense qui semblait presque artificiel. La mer miroitait joyeusement, elle semblait plus bleue que le ciel bleu, immémoriale et pleine de gaieté. La semaine précédente, les eaux étaient violentes et menaçantes, le courant très puissant aurait pu nous entraîner très loin ; mais tout était maintenant très calme, sans presque de mouvement. Le vent avait soufflé en tempête des jours et des jours puis s'était calmé et il n'y avait plus maintenant le moindre souffle. La fumée d'un paquebot en haute mer montait presque verticalement jusqu'au ciel sans nuage.

Tout était si calme qu'on entendait le bruit d'un train, éloigné pourtant de plusieurs kilomètres, qui s'approchait en longeant la falaise basse qui surplombait la côte. Le bruit assourdi se fit bientôt grondement et la terre trembla lorsque le train de marchandise, une centaine de wagons d'acier tirés par une locomotive rutilante, passa au-dessus de nous à pleine vitesse. Le conducteur fit un signe de la main en souriant. Le train disparut rapidement, et tout fut à nouveau tranquille près de la mer bleue. Vers le nord, à des kilomètres de là, on apercevait des rangées de palmiers soigneusement plantés, des pelouses vertes, et la ville au bord de la mer, mais là où nous étions, tout n'était que paix.
Des centaines de mouettes s'étaient posées sur la plage. L'une d'elles avait de toute évidence une aile cassée qui pendait sur le côté. Une mouette morte, un peu plus loin, était presque entièrement recouverte de sable. Un grand chien apparut, merveilleux animal dans le soleil, et toutes les mouettes s'envolèrent vers la mer, décrivirent un grand demi-cercle et revinrent se poser sur le sable, à quelque distance du chien, et derrière lui. Avec un cri d'effroi, la mouette blessée se dirigea vers la mer, traînant son aile pendante. Le chien la vit, mais poursuivit son chemin sans y accorder d'attention, pourchassant les Petits crabes qui sortaient du sable mouillé.
Employé de bureau, grave et sérieux, il avait des yeux vifs et attentifs et souriait souvent. Le coût de la vie avait augmenté, dit-il, et tout était si cher qu'il était difficile de joindre les deux bouts. N'ayant encore qu'une trentaine d'années, le futur l'angoissait cependant beaucoup car il avait des responsabilités - pas d'enfants, précisa-t-il, mais une épouse et une vieille mère à charge.
— Quel est le sens de la vie, de cette expérience monotone et routinière? demanda- t-il soudain. J'ai toujours été à la recherche de quelque chose: j'ai cherché du travail après avoir terminé mes études, j'ai cherché le plaisir avec ma femme, et j'ai cherché aussi l'avènement d'un monde meilleur en m'inscrivant au Parti communiste - que j'ai d'ailleurs rapidement quitté, car ce n'est qu'une religion organisée parmi tant d'autres. Et maintenant je cherche Dieu. Je ne suis pas pessimiste de nature, mais tout dans la vie m'a attristé. Nous cherchons et cherchons, et il semble que nous ne trouvions jamais. J'ai lu les livres que lisent la plupart des gens cultivés, mais la stimulation intellectuelle est vite lassante. Je dois découvrir ce que je cherche, car ma vie se raccourcit. Je peux parler très sérieusement avec vous, car je crois que vous pourrez m'aider dans ma recherche.
Pourrions-nous considérer lentement et patiemment cette question de la recherche? Certains déclarent qu'ils ont cherché et trouvé, et satisfaits de ce qu'ils ont trouvé, ils ont leur récompense. Vous dites que vous cherchez. Savez-vous ce que vous cherchez, et pourquoi vous le cherchez?
— Comme tout le monde, j'ai cherché beaucoup de choses, qui pour la plupart n'ont pas duré. Mais tout comme certains maux n'ont pas de remèdes, la recherche continue.
Avant d'aborder la question de savoir ce que nous cherchons, essayons de savoir ce que nous entendons par ce mot de « recherche ». Quel est l'état de l'esprit qui cherche?
— C'est un état d'effort dans lequel l'esprit tente de fuir une situation douloureuse ou conflictuelle pour trouver une situation plaisante et rassurante.
Un tel esprit cherche-t-il vraiment? L'esprit trouvera ce qu'il cherche, mais ce qu'il trouvera ne sera que sa propre projection. Peut-on parler de recherche authentique, si la recherche est le produit d'une motivation? Toute recherche est-elle liée à une motivation, ou peut-il exister une recherche en dehors de toute motivation? L'esprit peut-il être sans le mouvement de la recherche? La recherche telle que nous la connaissons n'est-elle qu'un autre des moyens par lequel l'esprit tente de se fuir lui- même? Et s'il en est ainsi, qu'est-ce qui pousse l'esprit à fuir devant lui-même? Si nous ne comprenons pas parfaitement ce qu'est un esprit qui cherche, la recherche n'a plus beaucoup de sens.
— je crains de ne plus très bien vous suivre. Pourriez-vous parler plus simplement?
Commençons par le processus que nous connaissons. Pourquoi cette quête et que concerne-t-elle?
— Nous recherchons tant de choses: le bonheur, la sécurité, le réconfort, la permanence, Dieu, une société qui ne serait pas continuellement en guerre avec elle-même, et tant d'autres choses.
L'état dans lequel vous êtes pour l'instant, et la fin que vous recherchez sont tous deux des créations de l'esprit, n'est-ce pas?
— Ne compliquez pas trop les choses, je vous en prie. Je sais que je souffre, et je veux trouver un moyen d'échapper à cela, je veux découvrir un état où n'entre nulle souffrance.
Mais cette fin que vous recherchez est encore la projection d'un esprit qui ne veut pas être dérangé, n'est-il pas vrai? Et il se peut que cela n'existe pas, que cela soit un mythe. - Si c'est un mythe, il doit alors exister quelque chose d'autre qui est réellement tangible, et que je dois découvrir.
Nous tentons de comprendre - n'est-ce pas? - la signification totale de la recherche, et non pas de savoir comment découvrir le réel. Nous aborderons cette question en temps voulu. Mais pour l'instant nous essayons de comprendre ce que nous voulons dire par recherche, alors tentons de préciser toutes les implications conte- nues dans ce mot.
Étant malheureux, vous recherchez le bonheur, n'est-ce Pas? On peut trouver le bonheur dans le pouvoir, la position, le prestige, dans la richesse ou le savoir, ou en Dieu, ou dans la société idéale, l'utopie parfaite et ainsi de suite. Tout comme l'ambitieux, au sens matériel du terme, suivra la route qui mène à sa réalisation, dans laquelle entre de l'âpreté, de la frustration, de la peur, même si tout cela est recouvert de mots qui sonnent bien, vous cherchez également à réaliser votre désir, même s'il concerne quelque chose de très élevé ; et lorsqu'au départ vous connaissez la fin, est- ce une recherche?
— Mais l'on ne peut connaître Dieu ou la béatitude avant de l'avoir éprouvé, il faut chercher.
Comment pouvez-vous rechercher quelque chose que vous ne connaissez pas? Vous connaissez Dieu ou croyez le connaître, et cette connaissance est liée à votre conditionnement, ou dépend de votre expérience, qui provient elle aussi de votre conditionnement. Et ainsi, ayant formulé et défini ce qu'était Dieu, vous tentez de « découvrir » ce que votre esprit a projeté. De toute évidence, ce n'est pas là de la recherche: vous êtes tout au plus à la poursuite de ce que vous connaissez déjà. La re- cherche cesse lorsque vous savez, parce que le savoir est un processus de récognition et reconnaître est une action du passé, du connu.
— Mais je suis réellement à la recherche de Dieu, quel que soit le nom qu'on Lui donne.
Vous cherchez Dieu comme d'autres cherchent le bonheur dans la boisson, dans l'acquisition du pouvoir et ainsi de suite. Ce sont là des motivations bien connues et bien ancrées. Ce sont les motivations qui suscitent le but désiré. Mais la recherche et la motivation peuvent-elles aller de pair?
— Je crois que je commence à comprendre. Mais continuez, je vous en prie.
Si vous êtes véritablement honnête, à partir du moment où vous percevez cela dans la structure de cette pseudo-recherche, il n'y a plus de recherche, vous l'abandonnez totalement. Mais la cause profonde de votre quête demeure. Vous pouvez fort bien mettre de côté le modèle A, qui est la recherche de ce que l'esprit a projeté, mais vous vous tournerez alors vers le modèle B, qui est l'idée que vous ne devez pas pour- suivre le modèle A. Et si ce n'est pas le modèle B, ce sera le modèle C, N ou Z. Votre esprit n'a pas profondément compris ce qu'il en était de la recherche, et c'est pour cela qu'il passe d'un modèle à l'autre, d'un idéal à l'autre, d'un gourou ou d'un leader à un autre. Mais il ne se déplace jamais qu'à l'intérieur du filet du connu.
L'esprit, par ailleurs, peut-il ne rien chercher? L'esprit existe-t-il, ainsi que le chercheur, lorsque n'existe pas ce mouvement de la recherche? L'esprit oscille d'une recherche à une autre, sans cesse tâtonnant, sans cesse cherchant et sans cesse pris dans le filet de l'expérience. Ce mouvement est toujours en vue d'un « plus »: davantage de stimulation ou d'expérience, un savoir plus vaste et plus profond. Le chasseur projette toujours le chassé. L'esprit cherche-t-il, à partir du moment où il a conscience de ce processus de la recherche? Et lorsque l'esprit ne cherche pas, existe-t-il un expérimentateur pour expérimenter?
— Qu'entendez-vous par expérimentateur?
Aussi longtemps qu'il y aura un chercheur et un cherché, il y aura également un expérimentateur, celui qui reconnaît, et c'est là le centre du mouvement égocentrique de l'esprit. C'est à partir de ce centre que s'organisent toutes les activités, qu'elles soient nobles ou triviales: le désir de richesse ou de pouvoir, la contrainte de se satisfaire de ce qui est, le besoin de chercher Dieu, de mettre au point des réformes, et ainsi de suite.
— Je perçois au fond de moi la vérité de vos paroles. La totalité de mon approche était erronée.
Cela veut-il dire que votre approche sera maintenant « correcte »? Ou bien avez-vous conscience que toute approche, qu'elle soit « juste » ou « fausse », n'est qu'une activité égocentrique, qui ne peut que renforcer, subtilement ou grossièrement, la position de l'expérimentateur?
Que l'esprit est donc habile, qu'il est prompt et subtil dans ses tentatives de s'affirmer! Je vois cela très clairement, maintenant.
Lorsque l'esprit cesse de chercher parce qu'il a compris la signification totale de la recherche, les limites qu'il s'était imposées ne cessent-elles pas d'exister? Et l'esprit n'est-il pas alors l'incommensurable, l'inconnu? - Jiddu Krishnamurti
Note 10 - La recherche en question - Commentaire sur la vie tome 3