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Il n'y a pas de penseur, mais une pensée conditionnée

Les pluies avaient lavé les cieux, la brume s'était dissipée et le ciel était aussi clair qu'intensément bleu. Les ombres étaient nettes et profondes, et du sommet de la colline une colonne de fumée s'élevait en ligne droite. On devait brûler quelque chose, et on entendait des voix. La petite maison était sur une pente, mais bien protégée, et entourée d'un petit jardin entretenu avec amour. Mais ce matin-là, il faisait partie intégrante de la totalité de l'existence, et le mur qui limitait le jardin semblait parfaitement inutile.

Des plantes grimpantes poussaient sur ce mur, cachant les pierres qui apparaissaient pourtant ici et là. C'étaient des pierres magnifiques, polies par bien des pluies et certaines étaient recouvertes d'une mousse d'un gris vert. Derrière le mur, la nature était redevenue sauvage et d'une certaine façon, cette partie inculte semblait également faire partie du jardin. Un sentier qui partait de la porte du jardin conduisait au village, où s'élevait une vieille église décrépite derrière laquelle il y avait un cimetière. Rares étaient ceux qui allaient à l'église, même le dimanche, à part les vieux, et pendant la semaine elle était totalement vide, car le village offrait d'autres amusements. Une petite locomotive à moteur Diesel avec deux wagons, crème et rouge, se rendait deux fois par jour à la ville voisine. Le train était presque toujours plein d'une foule joyeuse et bruyante.


Au-delà du village, un autre sentier prenait à droite et conduisait à la colline. Sur ce sentier, on rencontrait de temps à autre un paysan qui transportait quelque chose et vous dépassait avec un vague grognement De l'autre côté de la colline, le sentier allait se perdre dans un bois très dense où le soleil ne pénétrait jamais. Et c'était comme une sorte de bénédiction de passer du soleil aveuglant à l'ombre fraîche de la forêt. Personne ne semblait jamais aller par-là, et le bois était désert. Le vert sombre de l'épais feuillage rafraîchissait autant les yeux l'es- prit. On pouvait s'asseoir là dans un silence total. L'air lui-même semblait immobile, pas une feuille ne bougeait et il régnait cette étrange tranquillité propre aux endroits que ne fréquentent pas les êtres humains. Dans le lointain, un chien aboyait et un cerf brun traversa le sentier en prenant tout son temps.


C'était un homme assez âgé, fort pieux, et qui recherchait la sympathie et les bénédictions. Il déclara qu'il avait régulièrement été, depuis plusieurs années, écouter un certain maître du nord qui commentait les Écritures, et qu'il allait maintenant re- joindre sa famille dans le sud.


— Un ami m'a dit que vous alliez faire une série de conférences et je suis resté afin d'y assister. J'ai écouté avec beaucoup d'attention tout ce que vous avez dit et je sais ce que vous pensez des guides et de l'autorité. Je ne suis pas entièrement d'accord avec vous, car nous autres êtres humains avons besoin de l'aide que certains peuvent offrir, et le fait que quelqu'un accepte d'être aidé ne suffit pas à faire de lui un suiveur ou un adepte.


Il est pourtant évident que le désir d'être guidé engendre le conformisme, et que l'esprit conformiste est incapable de découvrir la vérité.


— Mais je ne suis pas conformiste, je ne suis pas crédule, pas plus que je ne suis aveuglément. Au contraire, j'utilise mon esprit, je remets en cause tout ce que dit ce maître que je vais voir.


Chercher à être éclairé par quelqu'un d'autre, sans la connaissance de soi, c'est suivre aveuglément. Tout suivisme est aveugle.


— Je ne crois pas être capable de pénétrer et de comprendre les régions profondes du moi, et c'est pourquoi je cherche de l'aide. Le fait que je vienne vous demander de m'aider ne fait pas de moi un de vos adeptes.


Il faut souligner que l'établissement de l'autorité est quelque chose de très complexe. Le fait de suivre quelqu'un d'autre n'est jamais que l'effet d'une cause plus profonde et si nous ne comprenons pas cette cause, le fait de savoir de quelle façon l'on suit n'a aucune importance. C'est le désir d'arriver, d'atteindre l'autre rive qui constitue le point de départ de notre quête humaine. Nous recherchons intensément la réussite, la durée, la consolation, l'amour, un état de paix permanent et à moins que l'esprit soit libéré de ce désir, on suit inévitablement d'une façon ou d'une autre. Le fait de suivre n'est jamais que le symptôme d'un profond besoin de sécurité.


— Je veux effectivement atteindre l'autre rive, ainsi que vous le dites, et pour ce faire je suis prêt à prendre n'importe quel bateau qui me fera traverser la rivière. Pour moi, le bateau n'a aucune importance, mais l'autre rive par contre en a énormément.


Ce n'est pas l'autre rive qui importe, mais la rivière et la rive sur laquelle vous êtes. La rivière, c'est la vie dans son déroulement quotidien, avec sa beauté extraordinaire, ses joies et ses délices ainsi que sa laideur, ses souffrances et ses misères. La vie, c'est toutes ces choses complexes et réunies, ce n'est pas simplement un moment à passer et c'est cela qu'il faut comprendre, au lieu de garder les yeux fixés sur l'autre rive. Vous êtes cette vie d'envie, de violence, d'amour qui ne dure pas, d'ambition, de frustration et de peur ; et vous êtes aussi ce désir d'échapper à tout cela en atteignant l'autre rive, ce que vous appelez la permanence, l'âme, l'Atman, Dieu et ainsi de suite. Si vous ne comprenez pas cette vie, si vous ne vous libérez pas de l'envie, de ses joies et de ses douleurs, l'autre rive n'est qu'un mythe, une illusion, un idéal inventé par un esprit qui a peur et qui cherche la sécurité. Les fondations doivent être solides car si- non la maison, si noble soit-elle, s'écroulera.


— J'avais déjà la peur en moi et vous ne faites qu'ajouter à cette peur, vous ne la réduisez en rien. Mon ami m'avait prévenu que vous n'étiez pas facile à comprendre, et je vois maintenant ce qu'il voulait dire. Mais je crois être de bonne foi, et je veux autre chose que de simples illusions. Je trouve moi aussi qu'il faut poser de bonnes fondations. Mais savoir par soi-même ce qui est vrai et ce qui est faux, c'est vraiment un autre problème.


Absolument pas. Le conflit de l'envie, avec ses joies et ses peines, engendre inévitablement la confusion, intérieure comme extérieure. Ce n'est que lorsque cette confusion n'est plus que l'esprit peut découvrir ce qui est vrai. Toutes les activités d'un esprit confus ne peuvent déboucher que sur davantage de confusion.


— Mais comment me libérer de cette confusion?


Le « comment » implique une liberté graduelle. Or la confusion ne peut être traitée morceau par morceau, tandis que le reste de l'esprit reste confus, car la partie qui a été éclaircie redevient rapidement confuse. La question de savoir comment se dégager de cette confusion ne se pose qu'à partir du moment où il apparaît que votre esprit est encore sous la coupe de l'autre rive. Vous ne saisissez pas la signification profonde de la voracité ou de la violence, ou de quoi que ce soit d'autre. Vous ne voulez tout simplement pas vous en débarrasser pour parvenir à autre chose. Si vous étiez véritablement concerné par l'envie et la souffrance qui en résulte, vous ne pourriez pas demander comment s'en débarrasser. La compréhension de l'envie est une action totale, tandis que le « comment » implique une liberté obtenu progressivement, et cela n'est que l'action de la confusion.


— Que voulez-vous dire par action totale?


Pour comprendre ce qu'est une action totale, nous devons tout d'abord explorer les divisions entre le penseur et sa pensée.


— N'existe-t-il pas une présence qui voit tout, et qui est bien au-dessus du penseur et de sa pensée? J'ai le sentiment que oui. Car j'en ai fait l'expérience dans un moment de béatitude.

De telles expériences sont produites par un esprit qui a été modelé par la tradition et par des milliers d'influences. Les visions religieuses d'un Chrétien seront très différentes de celle d'un Hindou ou d'un Musulman, étant donné que toutes ces visions reposent exclusivement sur le conditionnement particulier de l'esprit. Le critère de vérité n'est pas l'expérience, mais cet état dans lequel ni l'expérimentateur ni l'expérience n'existent plus.


— Vous voulez dire l'état du samadhi?


Non, pas du tout, car en utilisant ce mot, vous ne faites que citer l'expérience d'un autre.


— Mais n'existe-t-il pas une présence qui voit tout, au-delà et au-dessus du penseur et de sa pensée? Je suis sûr que si.


Commencer par une conclusion, c'est mettre un terme à toute pensée, n'est-ce pas?


— Mais ce n'est pas une conclusion. Je le sais, car cette vérité je l'ai éprouvée.


Celui qui dit savoir ne sait rien. Ce que vous savez ou tenez pour vrai est seulement ce qu'on vous a appris. Quelqu'un d'autre, qui aurait reçu un enseignement culturel différent, affirmera avec tout autant de confiance en lui que son savoir et son expérience lui permettent de dire de façon certaine qu'il n'existe pas de présence qui voit tout. Vous êtes tous deux, le croyant et le non-croyant, à ranger dans la même catégorie, n'est-ce pas? Vous débutez tous deux par une conclusion, et vous raisonnez à partir d'expériences qui proviennent de votre propre conditionnement, n'est-il pas vrai?


— Lorsque vous présentez les choses ainsi, cela semble me donner tort, mais je ne suis pourtant pas convaincu.


Je n'essaye pas de vous donner tort, ni de vous persuader de quoi que ce soit. Je vous fait simplement remarquer certaines choses pour que vous les examiniez.


— Après avoir beaucoup lu et beaucoup étudié, je pensais avoir épuisé la question du regardeur et du regardé. Il me semble que, de la même façon que l'œil voit la fleur et que l'esprit regarde grâce à l'œil il doit exister au-delà de l'esprit une entité qui a conscience de tout le processus, c'est-à-dire à la fois de l'esprit, de l'œil et de la fleur.


Essayons de le découvrir sans affirmer quoi que ce soit, sans hâte ou dogmatisme. Comment fonctionne la pensée? Il y a la perception, le contact, la sensation, et la pensée, qui est le produit de la mémoire, déclare « ceci est une » C'est la pensée qui crée le penseur, le processus de la pensée qui donne naissance au penseur. La pensée a lieu en premier et seulement après le penseur se manifeste-t-il- Ce n'est pas l'inverse. Si nous ne reconnaissions pas ce fait, nous irions de confusion en confusion.


— Mais il y a une division, un espace, étroit ou large, entre le penseur et sa pensée. Cela n'indique-t-il pas que le penseur intervient en premier?


Voyons un peu. Ayant conscience de son importance, de son insécurité et souhaitant la permanence et la sécurité, la pensée donne naissance au penseur et l'oblige ensuite à atteindre des niveaux de permanence de plus en plus élevés. De sorte qu'il existe en apparence une distance infranchissable entre le penseur et sa pensée, entre le regardeur et le regardé. Mais tout ce processus fait pourtant toujours partie du domaine de la pensée, n'est-ce pas?


— Voudriez-vous dire par-là que celui qui regarde n'a aucune réalité, qu'il est aussi inconstant que la pensée? J'ai beaucoup de mal à croire cela.


Vous pouvez l'appeler l'âme, l'Atman, ou de n'importe quel autre nom, mais l'observateur est toujours produit par la pensée. Aussi longtemps que la pensée est liée d'une façon ou d'une autre à l'observateur, ou que l'observateur contrôle et modèle la pensée, il restera de l'ordre de la pensée, à l'intérieur même du processus du temps.


— Combien mon esprit réagit-il fortement à tout cela! Et pourtant en dépit de moi-même, je suis obligé de reconnaître que c'est un fait. Et si c'est un fait, alors il n'y a dans ce cas qu'un processus de pensée, et nul penseur.


Et il en est bien ainsi, n'est-ce pas? La pensée a engendré l'observateur, le penseur, le censeur conscient ou inconscient qui sans relâche juge, condamne et compare. C'est cet observateur qui est sans arrêt en conflit avec ses pensées, ne cessant pas ses efforts pour les diriger.


— Pourriez-vous aller moins vite? Je voudrais vraiment m'y retrouver dans tout cela. Vous êtes en train d'établir


— c'est bien cela, n'est-ce pas? - que toute forme d'effort, noble ou triviale, résulte de cette division artificielle et illusoire entre le penseur et ses pensées. Mais voulez- vous dire qu'il faille éliminer l'effort? L'effort n'est-il pas nécessaire et indispensable à tout changement?


Nous verrons cela plus tard. Nous avons constaté qu'il n'y avait qu'une pensée qui a rassemblé le penseur, l'observateur, le censeur, le contrôleur. Entre l'observateur et l'observé, il y a le conflit de l'effort que fait l'un pour triompher ou au moins pour modifier l'autre. Cet effort est vain et ne pourra jamais changer fondamentalement la pensée car le penseur, le censeur, fait lui-même partie intégrante de ce qu'il veut changer. Une partie de l'esprit ne peut absolument pas en modifier une autre puisque celle-ci n'en est que la continuité modifiée. Il se peut, par contre, qu'un désir triomphe d'un autre désir, c'est très fréquent. Mais le désir le plus fort engendre à son tour un autre désir, qui sera gagnant ou perdant, et c'est ainsi que s'installe le conflit de la dualité. C'est un processus sans fin.


— Ce que vous dites, me semble-t-il, c'est que c'est seulement en éliminant le conflit qu'existera une possibilité de changement fondamental. Je ne vous suis pas très bien. Pourriez-vous m'expliquer davantage?


Le penseur et sa pensée constituent un processus unitaire, ni l'un ni l'autre n'ont de continuité indépendante. L'observateur et l'observé sont inséparables. Toutes les caractéristiques du penseur sont contenues dans sa pensée. Et sans la pensée, il n'existe ni observateur ni penseur. C'est un fait évident, ne trouvez-vous pas?


— Oui, jusque-là, je comprends.


Si la compréhension est purement verbale et intellectuelle, elle n'a que très peu d'importance. Il faut que le penseur et sa pensée soient véritablement vécus comme tout, c'est-à-dire l'intégration des deux éléments. Il ne reste alors plus que le processus de la pensée.


— Qu'est-ce que c'est exactement?


C'est la façon ou la direction selon laquelle la pensée a été orientée: personnelle ou impersonnelle, individuelle ou collective, religieuse ou profane, Hindoue ou Chrétienne, Bouddhiste ou Musulmane et ainsi de suite. Il n'existe pas de penseur Musulman mais simplement une pensée qui a subi un conditionnement Musulman. La pensée est le produit de son propre conditionnement. Le processus ou la façon de penser créent inévitablement des conflits et lorsqu'on fait des efforts pour vaincre ces conflits d'une façon ou d'une autre, cela ne suscite que d'autres formes de résistances et de conflits.


— Oui, j'ai l'impression que cela est assez évident.


C'est cette façon de penser qui doit radicalement cesser, car elle débouche sur la confusion et la souffrance. Il n'existe pas de façons de penser meilleures ou plus nobles. Toute pensée est conditionnée.


— Vous avez l'air de dire que lorsque la pensée cesse, un changement radical s'opère. En est-il bien ainsi?


La pensée est conditionnée. L'esprit, qui est le grenier où s'entassent les expériences et les souvenirs d'où naissent la pensée, est lui-même conditionné. Et tout mouvement de l'esprit, en quelque direction que ce soit, suscite ses propres résultats limités. Lorsque l'esprit fait un effort pour se transformer, il crée tout au plus de nouveaux modèles. Toute tentative que fait l'esprit pour se libérer renforce la prolongation de la pensée. Cela peut s'exprimer à un niveau plus élevé, mais cela reste à l'intérieur de son propre cercle, le cercle de la pensée et du temps.


— Oui, je crois que je comprends. Continuez, je vous en prie.


Toute tentative, de quelque nature qu'elle soit, que fait l'esprit, ne fait que renforcer la continuation de la pensée et ses buts évidents d'acquisition, d'ambition et d'envie. Lorsque l'esprit a une conscience pleine et totale de ce fait, semblable à celle qu'il aurait d'un serpent venimeux, alors seulement cessent les tentatives et les mouvements de l'esprit. Et ce n'est qu'alors qu'il y a révolution totale, et non plus la continuation de l'ancien sous une forme différente. Cet état ne peut se décrire. Car celui qui décrit n'en a pas conscience.


— J'ai véritablement l'impression d'avoir compris, non pas seulement les mots que vous avez dits, mais la totalité de ce que cela implique. C'est à partir de ma vie quotidienne qu'il sera possible d'établir si j'ai compris ou non. - Jiddu Krishnamurti


Note 12 - Il n'y a pas de penseur, mais une pensée conditionnée - Commentaire sur la vie tome 3

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