Se purifier du passé
Une route bien entretenue conduisait au pied de la colline et là se transformait en sentier. Il y avait, sur cette colline, les ruines d'une très ancienne forteresse.
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Des centaines d'années plus tôt, c'était un endroit formidable, une place forte de rochers gigantesques, avec de grandes salles aux fières colonnes et aux sols de mosaïque, des bains de marbre et de nombreuses pièces. Plus l'on s'approchait de cette citadelle et plus ses murs d'enceinte apparaissaient épais et élevés, et plus elle semblait inattaquable. Et pourtant elle fut conquise, détruite et reconstruite. Les murs extérieurs étaient composés d'énormes rochers empilés les uns sur les autres sans le moindre mortier pour les lier. Et à l'intérieur de la citadelle, on voyait un très vieux puits, très profond, auquel on accédait par des marches. Ces marches étaient lisses et glissantes et les parois du puits luisaient d'humidité.
Tout cela n'était plus que ruines, mais la vue magnifique qu'on avait du sommet de la colline demeurait semblable à ce qu'elle avait été au cours des siècles. La mer étincelante apparaissait sur la gauche, en bordure de vastes plaines cernées de collines. A une moindre distance, on pouvait voir deux collines plus petites qui, en ces jours lointains, avaient elles aussi été des citadelles, mais en rien comparables à cette place forte élevée qui dominait plaines et collines voisines. C'était une matinée très agréable, et le vent de la mer faisait frissonner les fleurs aux couleurs vives, dans les ruines. Ces fleurs étaient très belles, leurs couleurs variées et profondes, et elles avaient poussé en des endroits extraordinaires, sur les rochers, dans les crevasses des murs et dans les cours intérieures. Depuis des siècles, sauvages et libres, elles étaient là et il semblait sacrilège de les piétiner, même si elles recouvraient le sentier. Elles étaient dans leur propre univers et nous étions étrangers, mais ce n'est pas ce sentiment qu'elles communiquaient.
La vue qu'on avait du haut de la colline n'était pas, à vrai dire, à vous couper le souffle, comme cela arrive parfois devant certains paysages grandioses qui, par leur majesté et leur silence, oblitèrent la conscience. Là, ce n'était pas le cas. Il y avait plutôt un enchantement paisible, fait de douceur et d'épanouissement. On pouvait vivre hors du temps, sans passé et sans futur, et en ne faisant qu'un avec cet univers de ravissement. Vous n'étiez plus alors un être humain, un étranger venu d'ailleurs, mais vous étiez ces collines, ces chèvres et ce chevrier. Vous étiez le ciel et la terre fleurie, mais non plus en tant qu'élément isolé, vous en faisiez partie intégrante. Et vous n'aviez pas conscience d'en faire partie, pas plus que les fleurs n'avaient cette conscience. Vous étiez ces champs riants, cette mer bleue et ce train là-bas, avec ses passagers. Il n'existait plus, celui qui en vous choisit, compare et recherche. Vous faisiez partie du tout.
Quelqu'un dit qu'il était tard et qu'il fallait rentrer. Nous reprîmes le sentier qui descendait de la colline, puis la route qui menait à la mer.
Nous étions assis sous un arbre, et il racontait comment, dans sa jeunesse et sa maturité, il avait travaillé en différents endroits d'Europe, au cours des deux guerres mondiales. Lors de la dernière, il n'avait pas de foyer, avait souvent eu très faim, et faillit plus d'une fois se faire abattre pour une raison ou pour une autre par chacune des armées en présence. Il avait passé beaucoup de nuits en prison, sans dormir et dans l'angoisse car il avait perdu son passeport au cours de ses pérégrinations et nul ne voulut jamais croire ce qu'il déclarait quant à sa nationalité. Il parlait plusieurs langues, avait été ingénieur, puis avait été dans les affaires et maintenant il peignait. Il avait également un passeport, aujourd'hui, et sa propre maison, dit-il en souriant.
— Ils sont nombreux ceux qui, comme moi, ont été détruits puis sont revenus à la vie, reprit-il. Je ne le regrette pas, mais il me semble que d'une certaine façon j'ai per- du le contact de la vie, ou du moins avec ce que l'on appelle la vie. J'en ai fini avec les armées et les rois, les drapeaux et la politique. Tout cela a provoqué autant de désastres et de douleurs que notre religion officielle, qui a répandu plus de sang que toute autre. Même le monde musulman ne peut se comparer à nous pour l'horreur et la violence, et voilà que nous recommençons. Il fut un temps où j'étais très cynique, mais c'est terminé.
Je vis seul, car ma femme et mon enfant sont morts pendant la guerre et n'importe quel pays, pour autant que son climat soit clément, peut faire mon affaire. Je n'ai pas vraiment de soucis, je vends une toile de temps à autre, et cela me suffit. J'ai parfois du mal à joindre les deux bouts, mais il se passe toujours quelque chose et comme je vis très simplement, je n'ai pas vraiment de problèmes d'argent. Ma nature profonde est celle d'un moine qui vivrait hors de la prison du monastère. Je vous dis tout cela non pas pour simplement parler de moi, mais afin de vous donner une idée de mon arrière-plan personnel, car en parlant de certaines choses avec vous je parviendrai peut-être à comprendre quelque chose qui pour moi est vital. Car rien d'autre ne m'intéresse, pas même mes peintures.
— Un jour, continua-t-il, je suis parti dans ces collines avec mon matériel de peinture, car j'avais vu là-bas quelque chose que je voulais peindre. Il était encore très tôt lorsque j'arrivai, et il y avait quelques nuages dans le ciel. De là où j'étais, je pouvais voir toute la vallée jusqu'à la mer. J'étais très heureux d'être seul, et je commençai à peindre. Je devais peindre depuis déjà assez longtemps, et j'étais vraiment content de ce que je faisais, sans efforts ni tension, lorsque je pris soudain conscience que quelque chose était en train de se passer dans ma tête, si je peux m'exprimer ainsi. J'étais tellement absorbé par ma peinture que je ne réalisai pas tout d'abord ce qui se passait, puis j'en eus brutalement conscience. Je fus soudain incapable de continuer à peindre et je restai tout à fait immobile. Après quelques secondes d'interruption, il reprit :
— Ne me prenez pas pour un fou, car je ne le suis pas, mais tandis que j'étais assis là, j'eus conscience d'une énergie extraordinairement créative. Ce n'était pas moi qui étais créatif, mais quelque chose en moi, et qui était également dans les fourmis et dans cet écureuil nerveux. Je crains de ne pas très bien m'exprimer, mais je suis sûr que vous comprenez ce que je veux dire. Ce n'était pas la créativité banale de n'importe qui écrivant un poème, ou de moi-même en train de peindre un vague tableau. Non. C'était simplement de la création, simple et pure, et les choses produites par la main de l'homme ou par son esprit étaient en marge de cette création, et n'avaient plus beaucoup de signification. Il me semblait que j'en étais baigné ; cela avait quelque chose de sacré, comme une bénédiction. Si je devais parler en termes religieux, je dirais que... Mais c'est inutile. Tous ces mots religieux ne peuvent plus sortir de ma bouche, car ils n'ont plus aucun sens pour moi. C'était l'essence même de la création, Dieu lui-même... Toujours ces mots ! Mais, enfin, croyez-moi, c'était quelque chose de sacré, non pas ce sacré de l'homme et des églises, l'encens et les hymnes, qui n'est qu'une absurdité infantile. Il y avait là quelque chose de non corrompu, d'inattendu, et mes larmes se mirent à couler. J'étais en train d'être lavé, débarrassé et purifié de mon passé. L'écureuil avait cessé de s'agiter pour trouver son prochain repas et le silence était particulièrement étonnant - ce n'était pas le silence de la nuit quand tout dort, mais un silence dans lequel toutes choses étaient éveillées.
— Je dus rester là, immobile, pendant très longtemps, car le soleil était à l'ouest. J'étais un peu courbatu, l'une de mes jambes s'était engourdie, et j'eus du mal à me remettre debout. Je n'exagère pas, mais on aurait dit que le temps s'était arrêté - ou plutôt qu'il n'existait plus. Je n'avais pas de montre, mais il avait dû s'écouler plusieurs heures entre le moment où j'avais posé mon pinceau et celui où je me levai. Je n'étais pas dans un état d'énervement extrême, et je n'avais pas non plus perdu conscience comme on pourrait le penser. J'étais au contraire très attentif, ayant parfaitement conscience de tout ce qui se passait autour de moi. Ramassant mes affaires et les rangeant soigneusement dans mon sac, je partis et repris le chemin de ma mai - son dans cet état extraordinaire. Aucun des nombreux bruits de la petite ville ne put altérer mon état, qui se prolongea encore plusieurs heures. Lorsque je me réveillai le lendemain matin, tout avait disparu. Je regardai ma toile. Elle était bonne, mais rien de plus.
— Je suis désolé d'avoir parlé si longtemps, conclut-il. Mais je gardais tout cela en moi sans pouvoir en parler à quiconque, car si je l'avais fait, on aurait appelé un prêtre, ou on m'aurait conseillé d'aller voir un psychanalyste. Je ne cherche pas une explication, mais comment ce genre de choses se produit-il ? Quelles sont les circonstances qui doivent être réunies ?
Vous posez cette question parce que vous voulez que cette expérience ait lieu à nouveau, n'est-ce pas ?
— Je suppose que c'est le but caché de ma question, mais...
Tenons-nous-en à cela, je vous en prie. Ce qui est important n'est pas que cela ait eu lieu, mais que vous ne tentiez pas de le poursuivre. La voracité suscite l'arrogance et c'est l'humilité qui nous est nécessaire, or l'humilité ne se cultive pas. Et si vous tentez de le faire, il ne s'agit alors plus d'humilité mais d'une autre forme d'acquisition. Ce qui est important, ce n'est pas que vous ayez une autre expérience de ce genre, mais qu'il y ait l'innocence, la liberté devant le souvenir de l'expérience, bonne ou mauvaise, agréable ou douloureuse.
— Mon Dieu, mais vous me demandez d'oublier quelque chose qui est devenu pour moi de la plus extrême importance. Vous me demandez l'impossible. Je ne peux rien oublier, et d'ailleurs je ne le veux pas.
Oui, c'est là en effet qu'est la difficulté. Écoutez, je vous en prie, avec patience et attention. Que vous reste-t-il exactement ? Un souvenir mort. Pendant que cela avait lieu, c'était quelque chose de vivant et le « moi » ne venait pas en faire l'expérience, aucun souvenir ne s'accrochait à ce qui avait été. Votre esprit était alors dans cet état d'innocence, sans chercher, demander ou tenter de conserver. Il était libre. Mais voilà maintenant que vous recherchez ce passé mort pour vous y accrocher. Car il est bel et bien mort. C'est l'obstination mise à vous en souvenir qui l'a tué en créant du même coup le conflit de la dualité, c'est-à-dire le conflit entre ce qui a été et ce que vous espérez. Le conflit, c'est la mort, et vous vivez dans les ténèbres. Ce genre de chose se produit lorsque le moi est absent. Mais le souvenir qu'il en reste, le désir ardent d'en obtenir davantage, renforce le moi et fait obstacle à la réalité vivante.
— Mais comment pourrais-je effacer cet extraordinaire souvenir ?
Votre question témoigne encore une fois du désir de retrouver cet état, ne trouvez- vous pas ? Vous voulez effacer le souvenir de cet état afin de pouvoir l'expérimenter à nouveau, de sorte que l'envie demeure, quand bien même vous êtes prêt à oublier ce qui a été. Votre besoin de retrouver cet état extraordinaire est semblable à celui de l'homme qui s'adonne à la boisson ou à la toxicomanie. Le plus important n'est pas d'expérimenter à nouveau cette réalité, mais de comprendre le désir intense qui vous y pousse et de le faire disparaître, sans l'action de la volonté.
— Vous voulez dire que le fait même de me souvenir de cette expérience, et mon désir intense de la revivre sont précisément ce qui empêche que quelque chose de semblable ou peut-être de différent ait lieu ? Dois-je donc ne rien faire, consciemment ou inconsciemment, pour provoquer cela ?
Si vous avez vraiment compris, c'est bien cela. — Vous demandez quelque chose de presque impossible, mais on ne sait jamais. - Jiddu Krishnamurti
Note 39 - Se purifier du passé - Commentaire sur la vie tome 2