Pourquoi faut-il que cela nous arrive a nous ?
Quelque chose explosa avec un grand bruit. Il était quatre heures et demie du matin et il faisait encore très noir. Il faudrait attendre plus d'une heure encore avant l'aube. Les oiseaux continuaient à dormir dans les arbres et le bruit très violent ne semblait pas les avoir dérangés, mais leurs piaillements bruyants commenceraient avec le lever du jour.
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Il y avait une légère brume mais les étoiles étaient très claires. Après la première explosion, plusieurs autres retentirent. Il y eut un moment de calme puis à nouveau des feux d'artifice éclatèrent un peu partout. La fête avait commencé. Ce matin-là, les oiseaux ne firent pas durer longtemps leur remue-ménage et se dispersèrent rapidement car tous ces bruits les effrayaient. Mais vers le soir ils se- raient tous à nouveau perchés sur les mêmes branche pour s'entretenir bruyamment de leurs activités de la journée. Le soleil était maintenant à la cime des arbres et les illuminait d'une douce lumière. Ces arbres, magnifiques dans leur tranquillité, semblaient modeler le ciel. L'unique rose du jardin était lourde de rosée. Et bien que les pétards fassent énormément de bruit, la ville était très lente à s'éveiller, car c'était l'une des grandes fêtes de l'année. Il y aurait des festins et des réjouissances, et le riche comme le pauvre échangeraient leurs dons.
Dès que la nuit commença à tomber ce soir-là, les gens se réunirent sur les bords du fleuve. Ils disposèrent sur l'eau des soucoupes d'argile remplies d'huile et dont la mèche brûlait. Puis, après avoir dit une prière, ils laissèrent les petites lumières flotter le long du fleuve. Il y eut bientôt des milliers de petits points lumineux sur les eaux sombres et immobiles. C'était quelque chose de très étonnant ces visages ardents illuminés par les petites flammes vacillantes et le fleuve comme miraculeuse- ment éclairé, Les cieux et leurs myriades d'étoiles regardaient ce fleuve de lumière, et la terre se taisait devant l'amour des hommes.
Nous étions cinq dans cette pièce ensoleillée: un couple marié et deux autres hommes. Tous étaient jeunes. La dame semblait triste et morne et son mari était grave lui aussi, souriant rarement. Les deux jeunes hommes étaient assis silencieuse- ment et attendaient que les autres commencent mais il était évident qu'ils parleraient dès que l'occasion s'en présenterait et que leur timidité se serait un peu dissipée.
— Mais pourquoi faut-il que cela nous arrive à nous ? demanda-t-elle d'une voix où perçaient la colère et la rancune. Des larmes remplirent ses yeux et coulèrent sur ses joues. Nous traitions bien notre fils. Il était tellement espiègle et joyeux, toujours prêt à rire, et nous l'aimions tellement. Nous l'avions élevé avec tant de soins et avions fait des projets pour son avenir... Incapable de continuer, elle s'arrêta et attendit d'être un peu plus calme. Excusez-moi d'être dans un tel état, reprit-elle, mais tout cela est trop lourd pour moi. Il jouait et se dépensait, et quelques jours plus tard il n'était plus là. C'est atrocement cruel et pourquoi faut-il que cela nous arrive à nous ? Nous avons mené une vie honnête, nous nous aimions et aimions encore plus notre fils. Mais maintenant qu'il n'est plus là, notre vie est complètement vide - mon mari à son bureau et moi à la maison. Tout est devenu si laid et si vide de sens. Elle aurait sans doute continué à exprimer son amertume, mais son mari l'arrêta doucement. Elle se mit à pleurer sans retenue, puis finit par se calmer et se taire.
Cela nous arrive à tous, n'est-ce pas ? Lorsque vous demandez pourquoi c'est à nous que cela arrive, vous ne voulez pas vraiment dire que cela devrait arriver aux autres et non à vous, n'est-ce pas? Vous partagez la douleur et la souffrance du reste de l'humanité.
— Mais qu'avons-nous fait pour mériter cela ? Quel est notre karma ? Pourquoi n'est-il pas vivant? J'aurais volontiers donné ma vie pour lui.
Croyez-vous qu'une explication, un argument subtil ou une croyance rationalisée suffiront à combler ce manque douloureux ?
— Je veux bien sûr être réconfortée, mais pas seulement par des mots ni par un espoir très éloigné dans le futur. Mais en conséquence, je ne réussis pas à trouver la paix. Mon mari a essayé de me rassurer en me parlant de réincarnation, mais sans résultat. Et il souffre aussi, car même s'il croit en la réincarnation, la douleur demeure Nous sommes tous deux prisonniers de cette douleur qui nous déchire. C'est un peu comme un cauchemar, terrifiant et atroce.
Son mari intervint à nouveau pour la calmer, et elle s'excusa en déclarant qu'elle allait se reprendre.
— Nous savons si peu de choses de la vie, de la mort, et de nos propres souffrances, reprit son mari. Depuis cet événement tragique, j'ai l'impression d'avoir acquis une certaine maturité et d'être en mesure de poser des questions sérieuses. Auparavant, la vie n'était que gaieté et nous riions sans cesse. Mais la plupart des choses qui nous rendaient heureux semblent maintenant si stupides et insignifiantes. Cela fait penser à la tempête qui déracine les arbres et nous recouvre les pieds de sable. Plus rien ne sera jamais pareil. Je me trouve soudain tellement sérieux, avec l'envie de découvrir tout ce que cela signifie et depuis la mort de notre fils j'ai lu plus d'ouvrages philosophiques et religieux que je ne l'avais jamais fait. Mais lorsque « souffrance est là, il est difficile d'accepter de simples mots et de s'en tenir là. Je sais que la croyance peut très facilement se transformer en poison. La croyance émousse l'arête vive de la pensée mais elle émousse également douleur et sans elle l'esprit ne serait qu'une plaie béant et terriblement sensible. Nous sommes venus vous écouter l'autre soir. Vous ne nous avez pas réconfortés, et je conçois que cela est juste. Mais nous avons pourtant besoin refermer nos blessures. Pouvez-vous nous aider ?
— Cette blessure que nous avons tous, lança l'un des jeunes hommes, ne peut pas être guérie par des mots des phrases réconfortantes. Nous ne sommes pas venus ?. chercher une nouvelle croyance, mais découvrir ce qui cause notre souffrance.
Croyez-vous que le simple fait de savoir ce qui occasionne votre souffrance suffira à vous en guérir ?
— Si je savais seulement ce qui est à l'origine de cette souffrance intérieure, je pourrais y mettre un terme. Il me suffirait de savoir qu'une chose m'empoisonne pour ne plus en manger.
Pensez-vous qu'il soit si facile de balayer les souffrances intérieures ? Abordons les choses avec attention et patience. Quel est notre problème ?
— Mon problème, dit la dame, est très simple. Pourquoi mon fils m'a-t-il été enlevé ? Quelles raisons peut-on donner à cela ?
Une quelconque explication suffira-t-elle à vous satisfaire, aussi réconfortante qu'elle puisse sembler sur le moment ? Ne devez-vous pas trouver vous-même la réponse à cette question ?
— Mais comment faire ? demanda-t-elle.
— C'est également mon problème, dit l'un des jeunes hommes. Comment pourrais-je découvrir ce qui est vrai dans toute la déroutante confusion qui constitue mon « moi »?
— Notre karma était-il de souffrir, de perdre celui que nous aimions le plus ? demanda le mari.
Je pourrais peut-être supporter la douleur de la mort de mon fils, reprit sa femme, si je pouvais seulement avoir le réconfort de savoir pourquoi il m'a été enlevé.
Le réconfort est une chose et la vérité en est une autre, et toutes deux vont dans des sens différents. Si vous cherchez le réconfort, vous pourrez le trouver dans une explication, une drogue ou une croyance. Mais cela sera temporaire et tôt ou tard, il vous faudra tout recommencer. Et le réconfort, est-ce que cela existe ? Il est peut-être nécessaire que vous admettiez ce fait: un esprit qui recherche le réconfort et la sécurité connaîtra toujours la souffrance, Une explication satisfaisante ou une croyance réconfortante peuvent fort bien vous calmer et vous endormir. Mais est-ce là ce que vous voulez ? Cela fera-t-il disparaître votre douleur ? Se débarrasse-t-on de la douleur en l'endormant ?
— Je suppose que ce que je veux réellement, dit la dame, c'est de retrouver cet état heureux que je connaissais - et d'en retrouver également les joies et les plaisirs. Et comme je ne le peux pas, je suis habitée par la douleur et je cherche naturellement le réconfort.
Voulez-vous dire que vous ne voulez pas regarder en face ce qui vous semble être la cause de votre souffrance et que c'est pour cela que vous essayez de le fuir ?
— Pourquoi n'aurais-je pas droit au réconfort ?
Pensez-vous trouver un réconfort durable ? Il se peut que cela n'existe pas. En cherchant le réconfort, ce que nous voulons vraiment c'est un état dans lequel n'entre absolument aucun facteur de dérangement psychologique. Or un tel état existe-t-il ? On peut réussir à établir, par divers moyens, un état confortable mais la vie ne manque jamais de venir très vite frapper à la porte. Ce sont ces coups frappés à la porte que l'on appelle la douleur.
— Je vois ce que vous voulez dire, mais que dois-je faire? demanda la dame avec insistance.
Il n'y a rien d'autre à faire qu'à comprendre la réalité de ce fait, et qu'à savoir qu'un esprit qui recherche le réconfort et la sécurité sera toujours assujetti à la douleur. Cette compréhension porte en elle sa propre action. Lorsqu'un homme comprend qu'il est prisonnier, il ne demande pas ce qu'il doit faire, mais toute une série d'actions ou d'inactions prennent corps. C'est de la compréhension elle-même que naît l'action.
— Mais nos blessures sont réelles, reprit le mari, ne peut-on pas les guérir ? N'y a- t-il pas le moindre processus de guérison. mais seulement un état d'amer désespoir ?
L'esprit peut cultiver tous les états qu'il souhaite cultiver, mais c'est une autre question de découvrir ce qu'il en est véritablement de cette situation. Que recherchez-vous exactement ?
— Nul homme sain d'esprit ne chercherait à cultiver cette amertume. Il existe certainement une philosophie du désespoir, mais il n'entre pas dans mes intentions de suivre chemin. Ce que je veux, par contre, et très profondément, c'est découvrir la raison, le karma, de notre souffrance.
Vous voulez également aborder cette question ?
Oui, nous le souhaitons aussi. Nous avons nos problèmes relatifs au processus du karma, et il nous serait utile d'en débattre tous ensemble.
Quelle est la racine du mot « karma »?
— C'est « agir » qui est la racine de ce mot, répondit le mari, et les autres acquiescèrent. Le karma, au sens où on le comprend généralement - et à tort, me semble-t-il - c'est l'action comme cause déterminante. Le futur est déterminé par l'action passée, et l'on récolte ce que l'on a semé. J'ai fait quelque chose dans le passé pour quoi il me faudra payer ou qui au contraire me sera profitable. Si mon fils meurt en pleine jeunesse, cela est dû à une obscure raison cachée dans une vie passée. Il y a de nombreuses variations possibles à partir de cette formule générale.
Toutes choses ont lieu et s'exercent par la chaîne des causes et des effets, n'est-ce pas ?
— Cela semble un fait, en effet, répondit l'un des jeunes hommes. Je suis sur cette terre à cause de mon père et de ma mère, et en raison également d'autres causes antérieures. Je suis le résultat de causes qui remontent infiniment loin dans le passé. La pensée et l'action résultent elles aussi de diverses causes.
L'effet est-il distinct de la cause ? Existe-t-il un espace, grand ou petit, un intervalle temporel entre eux ? La cause comme l'effet est-elle déterminée ? Si la cause et l'effet sont statiques, le futur est donc préétabli, et s'il en est ainsi, l'homme ne peut prétendre à la liberté car il est pris à tout jamais dans les limites de la prédétermination. Mais il n'en est pas ainsi, comme vous pouvez le constater dans les événements quotidiens où les circonstances influencent continuellement le cours des actions. Il se produit toujours un mouvement de changement, qu'il soit immédiat ou progressif.
— Oui, effectivement. Et c'est pour moi un grand soulagement, car j'ai été élevé dans le conditionnement du « chaque effet a sa cause », de voir qu'il n'est pas indispensable d'être esclave du passé.
L'esprit n'a nul besoin d'être maintenu dans son conditionnement. L'effet d'une cause n'est pas astreint à suivre cette cause, ont peut l'effacer. Il n'existe pas d'enfer éternel. La cause et l'effet ne sont pas statiquement fixés et déterminés. Ce qui était l'effet devient la cause d'un nouvel effet. Aujourd'hui se modèle sur hier et demain sur aujourd'hui. Il en est ainsi, n'est-ce pas ? Car la cause et l'effet ne sont pas séparés mais constituent un processus unitaire. Un mauvais moyen ne peut pas déboucher sur une juste fin, parce que la fin est le moyen, l'un est contenu dans l'autre. La graine contient la totalité de l'arbre. Si l'on perçoit véritablement la vérité contenue en cela, la pensée devient alors action et le problème inévitable qui s'ensuit, à savoir comment établir un pont, un lien entre les deux ne se pose pas. La conscience totale de la cause et de l'effet en tant qu'unité indivisible permet d'effacer définitivement celui qui fait l'effort, ce « Je » qui devient sans cesse quelque chose au travers de quelconques moyens.
— Ne donnez-vous pas votre propre signification au karma ? demanda le mari.
Ou bien cela est vrai ou bien cela est faux. Ce qui est vrai n'a nul besoin d'interprétation, et ce que l'on interprète n'est pas vrai. L'interprète devient alors un traître car il ne donne que son opinion, et l'opinion n'est pas la vérité.
— Il est dit dans les livres que chacun de nous comment cette vie avec un certain degré de karma accumulé doit s'exprimer, reprit-il. Il est dit également que c'est dans l'exécution de ce karma accumulé, que ce soit dans une vie ou au cours de plusieurs vies, qu'intervient et se manifeste la volonté. En est-il ainsi ?
Qu'en pensez-vous, vous, en dehors de l'autorité des livres ? — Je ne me sens pas capable d'y apporter moi-même une réponse.
Considérons la question ensemble. Notre vie dans cette existence actuelle commence effectivement avec un certain degré de conditionnement, de karma. Chaque enfant est influencé par son milieu et sa pensée se forme selon certains modèles qui tendent à avoir une influence déterminante sur son futur. Il a donc le choix entre suivre, avec une certaine latitude, les préceptes de ces modèles ou les rejeter totalement. Dans ce dernier cas, la partie de l'esprit qui fait l'effort de rejeter les modèles procède elle aussi du conditionnement, du karma. De sorte qu'en se libérant d'un modèle l'esprit en crée un autre dans lequel il est à nouveau pris.
— Mais dans ce cas, comment l'esprit peut-il jamais se libérer ? Je comprends fort bien que la partie de l'esprit qui souhaite se libérer des modèles, et la partie qui est à nouveau prise par d'autres modèles sont toutes deux maintenues, en définitive, dans le même cadre. Le premier pense qu'il est différent du second, mais ils ont pourtant une caractéristique commune qui est qu'aucun des deux n'est vraiment libre. Mais alors, qu'est-ce que la liberté ?
— Nombreux sont ceux, déclara l'un des jeunes hommes, qui affirment qu'il existe une sur-âme, l'Atman, qui a une action sur notre conditionnement et l'annule par la dévotion et les bonnes œuvres, et par la concentration sur le Suprême.
Mais l'entité qui se dévoue et qui fait des bonnes œuvres est elle-même conditionnée et l'être Suprême sur lequel elle se concentre est une projection de son conditionnement, ne croyez-vous pas ?
— Exactement, reprit le mari. Nos dieux, nos concepts religieux, nos idéaux, tout cela fait partie des structures internes de notre conditionnement. Maintenant que vous l'avez souligné, cela semble très évident et indiscutable.
Mai dans ce cas, l'homme n'a aucun espoir. Établir une conclusion, et penser à partir de cette conclusion fait obstacle à la compréhension et à toute découverte ultérieure. Lorsque la totalité de l'esprit prend conscience du fait qu'il est maintenu dans les limites d'une structure, que se passe-t-il?
— Je ne comprends pas très bien votre question. Comprenez-vous que la totalité de votre esprit est conditionnée, y compris la partie censée être la sur-âme, l'atmanman ? Le ressentez-vous totalement, en avez-vous l'absolu certitude, ou bien ne faites-vous qu'accepter une explication théorique et verbale ? Que se passe-t-il réellement ?
— Je ne peux le dire précisément, car je n'ai jamais réfléchi à la totalité de cette question.
Lorsque l'esprit prend conscience de la totalité de son conditionnement - ce qu'il ne peut pas faire aussi longtemps qu'il recherche simplement son propre confort, ou qu'il suit paresseusement la voie de la facilité - tous ses mouvements touchent alors à leur fin. L'esprit est parfaitement immobile, sans le moindre désir, ni la moindre contrainte, ni le moindre but. Et ce n'est qu'alors que peut être la liberté.
— Mais il nous faut vivre dans ce monde et quoi que nous fassions, gagner notre vie ou les recherches les plus subtiles de l'esprit, tout a un but. Peut-il exister une action qui ne soit pas motivée? Ne le croyez-vous pas ?
L'action d'amour n'a nulle motivation, à l'inverse de toute autre action. - J.K.
Note 13 - Pourquoi faut-il que cela nous arrive a nous ? - Commentaire sur la vie tome 3