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L'intérêt personnel dégrade l'esprit

Traversant la vallée de part en part, le sentier empruntait un petit pont qui enjambait des eaux rapides que les dernières pluies avaient rendues brunâtres. Puis, allant vers le nord, il suivait des pentes douces jusqu'à un village isolé. Ce village et ses habitants étaient très pauvres. Les chiens étaient galeux et aboyaient de loin, n'osant pas s'approcher, queue basse et tête haute, prêts à s'enfuir. De nombreuses chèvres étaient dispersées sur les collines, bêlant et broutant les broussailles.

C'était un pays magnifique, verdoyant, et aux collines bleues. Le granit dénude qui saillait du sommet des collines était lavé par des pluies immémoriales. Ces collines n'étaient pas élevées, mais très anciennes et elles se découpaient contre le ciel bleu, incroyablement belles, de cette étrange beauté de l'incommensurable. Elles ressemblaient aux temples que l'homme avait bâtis à leur image, dans son désir effréné d'atteindre le ciel. Mais ce soir-là, avec le soleil couchant, ces collines semblaient très proches. Au loin, vers le sud, un orage se préparait, et les éclairs entre les nuages conféraient une étrange atmosphère à la région. L'orage éclaterait pendant la nuit, mais les collines avaient survécu aux orages de tous les temps et seraient toujours là, au-delà du labeur et des souffrances de l'homme.


Les paysans rentraient chez eux, fatigués après une longue journée de travail aux champs. On verrait bientôt de la fumée s'échapper de leurs cabanes, tandis qu'ils préparaient le repas du soir, probablement fort maigre, et les enfants, dans l'attente du dîner, vous souriaient quand vous passiez devant eux. Ils avaient de grands yeux et avaient peur des étrangers, mais ils étaient cependant ouverts et amicaux. Deux petites filles tenaient des petits bébés sur leurs genoux, pendant que leurs mères s'occupaient du dîner. Les bébés glissaient vers le sol, et elles les remettaient vigoureuse- ment en place. Bien qu'elles n'aient que dix ou douze ans, ces petites avaient déjà l'habitude de s'occuper de jeunes enfants, et toutes deux souriaient. La brise nocturne passait dans les arbres et l'on rentrait le bétail pour la nuit.


Il n'y avait plus personne sur ce sentier, pas même un paysan solitaire. La terre semblait soudain vide, étrangement tranquille. La nouvelle lune était juste au-dessus des collines assombries. Le vent léger avait cessé, plus une feuille ne bougeait. Tout était immobile, et l'esprit était totalement seul. Il n'était pas solitaire, isolé, pris dans ses propres pensées, mais seul, intact et inaltéré. Il n'était Pas non plus hautain et distant, séparé des choses de la terre. L'esprit était seul et participait pourtant de toute chose, et parce qu'il était seul, tout en faisait partie. Ce qui est séparé se saisit soi- même en tant qu'être séparé, mais cette solitude ne connaissait nulle séparation, nulle division. Les arbres, la rivière, les paysans qui s'interpellaient au loin, tout cela faisait partie de cette solitude. Il ne s'agissait pas d'une identification à l'homme, à la terre, car toute identification avait totalement disparu. Dans cette solitude, la notion du temps qui passe avait cessé.


Ils étaient trois, le père, le fils et un ami. Le père devait approcher de la soixantaine, le fils de la trentaine et l'ami avait un âge indéterminé. Les deux hommes les plus âgés étaient chauves, mais cela était loin d'être le cas du fils. Il avait une tête bien proportionnée, un nez assez court et de très grands yeux. Ses lèvres remuaient sans cesse, bien qu'il soit assis assez calmement. Le père s'était assis derrière son fils et son ami, disant qu'il prendrait part à la conversation si besoin était, mais qu'autrement il préférait regarder et écouter. Un moineau s'approcha de la fenêtre ouverte et s'envola aussitôt, effrayé par tant de gens dans la pièce. Le moineau connaissait cette pièce et venait souvent se percher sur l'appui de la fenêtre, en gazouillant doucement, sans la moindre crainte.


— Même si mon père ne se mêle pas à la conversation, déclara le fils, il souhaite être présent, car le problème en question nous concerne tous. Ma mère serait également venue si elle ne s'était pas sentie si fatiguée, et elle attend avec impatience les comptes rendus que nous lui ferons de notre visite. Nous avons lu certains de vos livres et mon père en particulier suit vos causeries de temps à autre. Mais ce n'est vraiment que l'année dernière que je me suis véritablement intéressé à ce que vous disiez. Récemment, la politique a monopolisé la plus grande partie de mon intérêt et de mon enthousiasme. Mais j'ai commencé à voir l'immaturité de la politique. La vie religieuse est faite pour l'esprit en voie de maturation, et non pas pour les politiciens et les hommes de lois. J'ai parfaitement réussi ma carrière d'avocat, mais je ne le suis plus, car je veux consacrer le reste de ma vie à quelque chose de beaucoup plus significatif et valable. Je parle également au nom de mon ami, qui a voulu nous accompagner lorsqu'il a su que nous venions. Notre problème, voyez-vous, c'est que nous sommes en train de vieillir. Même moi, qui suis encore relativement jeune, j'aborde ce moment de la vie où le temps semble s'enfuir à tire-d'aile, où nos jours nous semblent si courts et la mort si proche. La mort, pour l'instant du moins, n'est pas un problème. Mais la vieillesse en est un.


Qu'entendez-vous par vieillesse ? Faites-vous référence au vieillissement physique de l'organisme, ou à celui de l'esprit ?


— Le vieillissement du corps est naturellement inévitable, il finit par s'user et la maladie y est pour beaucoup. Mais l'esprit doit-il lui aussi passer par-là ?


La pensée spéculative est futile et c'est une perte de temps. La détérioration de l'esprit est-elle une supposition ou un fait réel ?


— C'est hélas un fait réel. Je remarque que mon esprit vieillit et se fatigue, et qu'une lente détérioration se produit.


Ce problème ne concerne-t-il pas également la jeunesse, bien qu'elle puisse ne pas en avoir conscience ? L'esprit des jeunes est pris dans un moule, leur pensée est déjà enfermée dans un cadre étroit. Mais que voulez-vous dire exactement en déclarant que votre esprit vieillit ?


— Il n'est plus aussi mobile, aussi vif, aussi sensible qu'il l'était auparavant. Sa perception s'amenuise, et les réponses qu'il fournit aux nombreuses provocations de la vie proviennent de plus en plus des réserves du passé. Il est en train de se détériorer et fonctionne de plus en plus à l'intérieur des limites qu'il a lui-même établies.


A quoi est donc due cette détérioration de l'esprit ? Se pourrait-il que des phénomènes d'auto-protection et de résistance au changement en soient la cause ? Chacun d'entre nous possède des intérêts particuliers qu'il protège consciemment ou inconsciemment, qu'il surveille jalousement et il s'oppose à ce qu'on les modifie en quoi que ce soit.


— Voulez-vous parler d'intérêts au niveau de la propriété ?


Pas seulement au niveau de la propriété, mais au niveau de la relation sous toutes ses formes. Rien ne peut exister dans l'isolement. La vie est un ensemble de relations, et l'esprit a des intérêts particuliers dans ses relations à autrui, aux idées et aux choses. Cet intérêt personnel, et le refus de susciter une révolution fondamentale à l'intérieur de soi, sont à l'origine de la détérioration de l'esprit. Nous sommes pour la plupart conservateurs, et nos esprits s'opposent au changement. Même l'esprit dit révolutionnaire est conservateur, car dès qu'il a obtenu sa révolution, il résiste lui aussi â tout changement, et la révolution devient alors son intérêt particulier. Et quand bien même l'esprit, qu'il soit conservateur ou pseudo-révolutionnaire, permettrait certaines modifications en bordure de ses activités, il résiste à tout changement en son centre. Les circonstances peuvent le contraindre à se plier, à s'adapter, dans le plaisir ou la douleur, à un modèle différent mais le centre demeure immuable et rigide, et c'est de ce centre que naît la détérioration de l'esprit.


— Quel est au juste ce centre ?


Ne le connaissez-vous pas ? Attendez-vous qu'on vous le décrive ?


— Il me semble qu'une description me permettrait de le toucher, d'en avoir une impression plus nette.


— Nous pouvons fort bien, déclara soudain le père, avoir intellectuellement conscience de ce centre mais il faut bien reconnaître que la plupart d'entre nous ne l'ont jamais regardé en face. J'en ai trouvé moi-même une description subtile et très habile dans de nombreux livres, mais je ne l'ai jamais considéré personnellement, et si vous demandez si nous le connaissons, je peux tout au plus répondre non. Car je n'en connais que la description.


— Et c'est sans doute notre intérêt personnel, ajouta l'ami, notre désir de sécurité profondément ancré qui nous interdit de nous interroger sur ce centre. Je ne connais pas mon propre fils, même si je vis avec lui depuis son enfance et je connais encore moins ce qui peut m'être beaucoup plus proche que mon fils. Pour connaître il faut regarder, observer, écouter, et ce sont là des choses que je ne fais jamais. Je suis toujours pressé et lorsqu'il m'arrive de regarder, je reste perplexe.


Nous parlons de l'esprit qui vieillit et se détériore. L'esprit ne cesse d'élaborer les modèles de sa propre certitude, la sécurité de ses intérêts propres. Les termes, la forme, l'expression peuvent différer de temps en temps, d'une culture à l'autre, mais le centre de l'intérêt personnel demeure. C'est ce centre qui provoque la détérioration de l'esprit, quelle que soit l'apparence de vivacité et d'activité qu'il puisse avoir. Ce centre n'est pas un point fixe, mais de nombreux points à l'intérieur de l'esprit, de sorte que c'est l'esprit lui-même. L'amélioration de l'esprit, ou le fait de passer d'un centre à l'autre, ne suffisent pas à oblitérer ces centres. La discipline, le refoulement ou la sublimation d'un de ces centres sert tout au plus à en mettre un autre à la place. Mais dites-moi, quand nous disons que nous sommes vivants, qu'entendons-nous au juste ?


— En règle générale, répondit le fils, nous nous tenons pour vivants lorsque nous parlons, nous rions, lorsque existent la sensation et la pensée, ainsi que l'activité, le conflit et la joie.


Ainsi ce que nous nommons la vie est le consentement ou la « révolte » à l'intérieur de la structure sociale, c'est un mouvement limité à la cage de l'esprit. Notre vie est une suite innombrable de douleurs et de plaisirs, de peurs et de frustrations, de désirs et d'avidité. Et lorsque nous finissons par prendre en considération la détérioration de l'esprit et par demander s'il est possible d'y mettre fin, il s'avère que cette interrogation est elle aussi limitée par la cage de l'esprit. Est-ce cela la vie ?


— J'ai bien peur que nous ne connaissions pas d'autres façons de vivre, répondit le père. Plus nous vieillissons et plus les plaisirs diminuent au profit de la souffrance qui, elle, s'intensifie. Et si l'on réfléchit un tant soit peu, on ne peut manquer de constater que l'esprit se détériore petit à petit. Le corps vieillit et se défait inexorablement. Mais comment faire pour éviter cette détérioration mentale ?


Nous menons une vie parfaitement dépourvue de sens et sur la fin nous commençons à nous demander pourquoi l'esprit dépérit et comment enrayer ce processus. Ce qui importe, à l'évidence, c'est la façon dont nous vivons notre quotidien, non seulement quand nous sommes jeunes mais également lors de la maturité et des années de déclin. Il faut pour mener une vie authentique beaucoup plus d'intelligence que pour réussir à gagner confortablement sa vie. Il est essentiel d'avoir une pensée authentique pour avoir une vie authentique.


— Comment se définit cette pensée authentique? demanda l'ami.


Il y a de toute évidence une énorme différence entre la pensée authentique et la bonne façon de penser. La pensée authentique requiert une attention consciente et incessante. La bonne façon de penser, par contre, procède soit du fait de se conformer à un modèle établi par la société, soit d'une réaction contre cette même société. La bonne façon de penser est figée, c'est un procédé qui consiste à réunir certains concepts, appelés idéaux, et à les appliquer. La bonne façon de penser débouche inévitablement sur les attitudes autoritaires et hiérarchisées et engendre la respectabilité.


Tandis que la pensée authentique est perception et compréhension de la totalité du processus du conformisme, de l'imitation, de l'acceptation et de la révolte. La pensée authentique, à l'inverse de la bonne façon de penser, n'est pas quelque chose à quoi on parvient, elle se produit spontanément avec la connaissance de soi, c'est-à- dire avec la compréhension des activités du moi, de l'ego. La pensée authentique ne se transmet pas par les livres, ou par quelqu'un d'autre ; elle est directement issue de la prise de conscience par l'esprit de ses activités relationnelles. Mais il ne peut y avoir compréhension de ces actions aussi longtemps que l'esprit les condamne ou les justifie. De sorte que la pensée authentique élimine nécessairement le conflit et les contradictions internes, qui sont la cause fondamentale de la détérioration de l'esprit.


— Le conflit n'est-il pas nécessaire à la vie ? demanda le fils. Si nous ne luttions pas, nous ne ferions que végéter.


Nous croyons vivre lorsque nous sommes déchirés par le conflit de l'ambition, lorsque nous sommes poussés par la compulsion de l'envie, lorsque le désir nous agit. Mais tout cela ne donne lieu qu'à une souffrance et à une confusion beaucoup plus vastes. Le conflit renforce l'activité du moi, mais la compréhension du conflit naît de la pensée authentique.


— Mais malheureusement, nous ne connaissons rien d'autre de la vie que ce processus de lutte et de souffrance, parfois entremêlé de joie, s'exclama le père. Il existe des indications relatives à un autre genre de vie, mais elles sont peu nombreuses et assez rares. L'objet de notre recherche a toujours été de dépasser tout ce chaos et de découvrir ce qu'est cette autre vie.


Rechercher ce qui est au-delà du réel, c'est être pris dans l'illusion. L'existence quotidienne, avec ses ambitions, ses envies et ainsi de suite, doit être parfaitement comprise. Mais la compréhension nécessite une conscience attentive et une pensée authentique. Il n'est pas de pensée authentique lorsque la pensée débute par une supposition, une prévention. Commencer par une conclusion, ou chercher une réponse préconçue, c'est mettre fin à la pensée authentique, et en fait, il ne s'agit même plus là d'une quelconque pensée. De sorte que la pensée authentique apparaît comme le fondement de la rectitude.


— Il me semble, déclara le fils, que l'un des facteurs de ce problème de la détérioration de l'esprit réside dans la question de la bonne occupation.


Qu'entendez-vous par bonne occupation ?


— Eh bien, j'ai remarqué qu ceux qui s'absorbent intégralement dans une quelconque activité ou un métier finissent par s'oublier, ils sont beaucoup trop occupés pour penser à eux-mêmes, et c'est une bonne chose.


Mais le fait de s'absorber ainsi dans une activité n'est- il pas une fuite devant soi- même ? Et se fuir est une occupation malsaine, car cela perturbe, suscite l'inimitié, la division et le reste. Une occupation correcte résulte d'une éducation correcte et de la compréhension de soi. N'avez- vous pas remarqué que, quelle que soit l'activité ou la profession, le moi l'utilise consciemment ou inconsciemment comme moyen en vue de sa propre gratification, pour réaliser ses propres ambitions ou pour atteindre à la réussite en termes de pouvoir ?


— Oui, c'est bien ainsi que cela se passe. Il semble que nous utilisions tout ce que nous touchons à des fins d'avancement personnel.


C'est cet intérêt personnel, cette promotion du moi qui rend l'esprit mesquin, et même s'il a des activités intenses, s'il s'occupe de politique, de science, d'art, de recherche ou de ce que vous voudrez, un rétrécissement de la pensée s'opère, une superficialité qui suscite la détérioration et la décadence. Ce n'est que lorsqu'on com- prend la totalité de l'esprit, de l'inconscient comme du conscient, qu'apparaît l'éventualité d'une régénération mentale.


— L'attachement aux biens de ce monde est la malédiction de la génération actuelle, affirma le père. Elle se laisse emporter par les choses terrestres, et n'accorde aucune pensée aux choses sérieuses.


Cette génération n'est pas différente des autres. Les biens de ce monde ne sont pas uniquement de l'ordre de la consommation, comme les réfrigérateurs, les chemises de soie, les avions, les télévisions et ainsi de suite. Cela comprend également les idéaux, la poursuite du pouvoir, individuel ou collectif, et le désir de la sécurité, dans ce monde comme dans l'autre. Tout cela corrompt l'esprit et provoque sa décadence. Le problème de la détérioration doit être compris dès le départ, lors de la jeunesse, et non pas au moment du déclin physique.


— N'avons-nous donc plus aucun espoir ?


Absolument pas. Il est simplement plus difficile de mettre fin à cette détérioration à l'âge que vous avez, c'est tout. Pour qu'intervienne un changement radical dans notre façon de vivre, il faut que se développe une conscience attentive, et un très haut degré de sentiment, c'est-à-dire d'amour. Tout est possible avec l'amour. - J.K.


Note 31 - L'intérêt personnel dégrade l'esprit - Commentaire sur la vie tome 3

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