Qu'est-ce que la vie ?
Le soleil dardait implacablement ses rayons sur le chemin difficile et rocailleux, et c'était agréable d'être à l'ombre sous le grand manguier. Des villageois empruntaient ce chemin, portant sur leurs têtes de grands paniers chargés de fruits, de légumes et d'autres articles qu'ils allaient vendre à la ville. C'était pour la plupart des femmes, marchant nu-pieds avec grâce et facilité, riant et bavardant entre elles, leurs visages sombres sous le soleil. Elles déposaient leurs fardeaux au bord de la route et se reposaient quelques instants dans l'ombre du manguier, assises sur le sol et soudain beau- coup moins volubiles.
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Leurs paniers étaient lourds, et bientôt chaque femme en aida une autre à le remettre sur sa tête, la dernière y réussissant toute seule en se mettant presque à genoux. Elles reprenaient leur route d'un pas régulier, avec cette grâce extraordinaire dans leurs mouvements que leur conféraient des années de travail. Ce n'était pas quelque chose qu'elles avaient appris par choix, mais quelque chose qui était né de la seule nécessité. Il y avait parmi elles une petite fille qui ne devait pas avoir plus de dix ans, et qui elle aussi avait sur la tête un panier, encore que plus petit que celui des autres. Elle ne pensait qu'à rire et à jouer et ne regardait pas droit devant elle, comme les autres femmes, mais se retournait sans cesse pour voir si je les suivais, et nous échangions des sourires. Elle aussi était nu-pieds, elle aussi faisait le grand voyage de la vie.
C'était une campagne magnifique, fertile et enchanteresse. Il y avait des plantations de manguiers et des collines vallonnées, et l'eau qui coulait encore dans les ruisseaux étroits et sablonneux faisait un bruit très agréable en traversant le pays. Les palmiers semblaient surplomber les manguiers, qui étaient fleuris et comme hantés par le bourdonnement des abeilles. De vieux banians encadraient également la petite route, maintenant très animée par le passage de chars à bœufs paresseux et par des villageois volubiles qui allaient d'un village à l'autre pour régler quelque affaire insignifiante. Ils n'étaient pas pressés et s'assemblaient pour discuter dès qu'ils trouvaient un coin d'ombre. Presque tous marchaient nu-pieds, maigres et las, et très rares étaient ceux qui avaient une bicyclette. De temps en temps ils mangeaient quelques noix, ou des céréales frites.
Un air de douce bonté émanait d'eux, et la ville, de toute évidence, n'avait pas déteint sur eux. Il y avait une sorte de paix sur cette petite route, même si un camion la suivait de temps à autre, transportant, peut-être, des sacs de charbon si mal attachés que certains semblaient toujours prêts à tomber, ce qui pourtant ne se produisait jamais. Un car rempli de voyageurs passa, faisant une série de bruits effrayants avec son avertisseur. Mais lui aussi disparut bientôt, laissant la route aux villageois et aux singes bruns qui étaient là par douzaines, jeunes et vieux. Lorsqu'un camion ou un bus apparaissait en cahotant, les petits singes s'accrochaient à leurs mères, restant avec elles jusqu'à ce que tout soit à nouveau calme, puis se dispersaient à nouveau sur la route, sans cependant beaucoup s'écarter d'elles.
Avec leurs yeux brillants de curiosité et leurs grosses têtes, ils s'asseyaient, se grattaient et regardaient les autres. Les singes presque adultes étaient partout, se pourchassant sur la route et dans les arbres, prenant soin d'éviter les plus âgés, mais ne s'éloignant pas non plus très loin d'eux. Il y avait un très grand mâle, vieux mais actif, assis près de la route, qui surveillait tout cela. Les autres gardaient leurs distances, mais lorsqu'il s'en fut, tous le suivirent en prenant leur temps, courant et se dispersant, mais se déplaçant tous dans la même direction. C'était une route où mille choses avaient lieu.
C'était un jeune homme, venu en compagnie de deux garçons de son âge. Assez nerveux, le front vaste et de longues mains agitées, il déclara qu'il était simple employé de bureau, au petit salaire et à l'avenir encore plus précaire. Bien qu'il ait passé avec succès ses examens de fin d'études secondaires, il avait eu beaucoup de difficultés à trouver ce travail, et s'estimait heureux de l'avoir. Il n'était pas encore marié, et ignorait s'il le serait jamais, la vie étant si difficile et l'argent tellement nécessaire à l'éducation des enfants. Il se satisfaisait cependant du peu qu'il gagnait, qui suffisait à le faire vivre ainsi que sa mère et à leur assurer le strict minimum. Ce n'était pas là, ajouta-t-il, la raison de sa venue, laquelle étant au contraire fort différente. Ses deux compagnons, dont l'un était marié, avaient le même problème que lui, et il les avait convaincus de l'accompagner. Eux aussi avaient fait des études secondaires, et comme lui, ils n'avaient trouvé que des emplois mineurs. Ils étaient tous trois soignés, sérieux avec quelque chose de joyeux, leurs yeux vifs et leurs sourires très expressifs.
— Nous sommes venus vous poser une question très simple, dans l'espoir d'obtenir une réponse tout aussi simple. En dépit du fait que nous avons reçu une certaine éducation, nous n'avons pas l'habitude des raisonnements profonds et de l'analyse extensive, mais nous écouterons attentivement ce que vous nous direz. Notre problème, voyez-vous, c'est que nous ignorons le sens de la vie. Nous avons fait des tentatives ici et là, adhérant à des partis politiques, participant aux « bonnes œuvres » sociales, allant à des réunions de travail, et tout ce qui s'ensuit. Et il se trouve que nous aimons tous trois passionnément la musique. Nous nous sommes rendus dans des temples, et nous nous sommes plongés dans les livres sacrés, mais pas trop profondément. Je me permets de vous dire tout cela dans le seul but de vous donner quelques informations à notre sujet. Nous nous réunissons presque tous les soirs pour discuter, et la question que nous voudrions vous poser est la suivante : quel est le sens de la vie, et comment faire pour le découvrir ?
Pourquoi posez-vous cette question ? Et si quelqu'un vous disait quel est le sens de la vie, accepteriez-vous cette affirmation et seriez-vous prêts à modifier vos vies en fonction d'elle ?
— Si nous posons cette question, reprit celui qui était marié, c'est que nous sommes déroutés, nous ne comprenons pas à quoi correspondent tout ce désordre et cette souffrance. Nous aimerions en parler avec quelqu'un qui serait moins perdu que nous, et qui ne serait pas non plus autoritaire et orgueilleux, quelqu'un qui nous parlerait de façon normale, sans condescendance, pas comme s'il savait tout et s'adressait à des collégiens ignorants. Nous avons entendu dire que vous n'étiez pas ainsi, c'est pourquoi nous sommes venus vous demander ce qu'il en était de la vie.
— Et il n'y a pas que cela, reprit le premier. Nous voulons également mener une vie fructueuse, qui nous semble avoir une signification, mais en même temps, nous ne voulons pas devenir des spécialistes, ni rien qui se termine en « iste ». Et encore moins appartenir à un quelconque mouvement en « isme ». Certains de nos amis font partie de divers groupes religieux et politiques mensongers, mais nous n'avons nulle envie de nous joindre à eux. Les politiques sont en général à la poursuite du pouvoir personnel sous le couvert de l'État et quant aux religieux, ils sont pour la plupart superstitieux et crédules. C'est pourquoi nous sommes là, et je me demande si vous pouvez nous aider.
Encore une fois, si quelqu'un était assez insensé pour vous dire quelle est la finalité de la vie, accepteriez-vous sans remise en question ce qu'il vous dirait - pour autant, naturellement, que cela soit raisonnable, réconfortant et plus ou moins satisfaisant ?
— Je suppose que oui, dit le premier garçon.
— Mais il faudrait s'assurer de l'authenticité de ses propos et qu'il ne s'agit pas d'habiles inventions, précisa le troisième.
— Je doute que nous soyons capables d'un tel discernement.
Là est toute la question, en effet. Vous avez tous reconnu que vous étiez plutôt désorientés. Croyez-vous qu'un esprit perplexe puisse découvrir le sens de la vie ?
— Pourquoi pas ? demanda le premier garçon. Nous sommes désorientés, c'est certain. Mais si le fait que nous soyons perdus nous interdit de percevoir quel est le sens de la vie, alors il n'y a plus d'espoir.
Quel que soit le degré de ses recherches et de ses tâtonnements, un esprit confus et perplexe ne pourra trouver que davantage de confusion et de perplexité, n'en est-il pas ainsi ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, déclara celui qui était marié.
Nous n'essayons pas de prouver quoi que ce soit. Nous procédons progressivement, pas à pas. Mais la première chose à établir, de toute évidence, c'est si oui ou non l'esprit peut penser clairement s'il est désorienté.
— C'est exactement cela, lança le premier garçon. Si l'on est désorienté et confus, ainsi que je le suis moi-même, la pensée ne peut être claire, car un raisonnement clair et patent implique une absence de confusion. Étant confus et perplexe, ma pensée ne peut que l'être également. Mais ensuite ?
Le fait est que quoi qu'un esprit confus puisse chercher et trouver, cela ne pourra qu'être de l'ordre de la confusion. Et tous les leaders, les gourous et les buts même de l'esprit ne feront que réfléchir sa propre confusion. Qu'en pensez-vous ?
— C'est difficile à admettre, déclara le jeune homme marié.
C'est difficile à admettre à cause de notre vanité. Nous pensons que nous sommes tellement habiles, et si parfaitement capables de résoudre les problèmes humains. La plupart d'entre nous craignent énormément de reconnaître le fait que nous sommes déroutés et troublés, car il faudrait alors admettre également nos carences profondes, notre propre défaite - ce qui se traduirait alors par le désespoir ou par l'humilité. Le désespoir mène à l'amertume, au cynisme et à certaines conceptions philosophiques grotesques. Ce n'est qu'en présence de la véritable humilité que nous pouvons réelle- ment commencer à chercher et à comprendre.
— Ce que vous dites est tellement vrai, déclara celui qui était marié.
N'est-il pas également vrai que le choix est révélateur de confusion ?
— Je ne comprends pas comment, dit le second jeune homme. Nous devons choisir ; sans le choix, il n'est pas de liberté.
Quand choisissez-vous ? Ce n'est que dans les moments de confusion, lorsque vous n'êtes pas tout à fait « sûr ». Il n'y a pas de choix lorsqu'il y a clarté.
— Exactement, ajouta le jeune homme marié. Lorsque vous aimez quelqu'un et que vous voulez l'épouser, il n'entre là nul choix. C'est uniquement lorsque vous n'aimez pas que vous devez fixer votre choix. L'amour, en un sens, c'est la clarté, n'est-ce pas ?
Cela dépend de ce que nous entendons par amour. Si cet « amour » est enclos par la peur, la jalousie, l'attachement, ce n'est pas de l'amour et il n'y a pas de clarté. Mais pour l'instant, nous ne parlons pas de l'amour. Lorsque l'esprit est en état de confusion, sa recherche du sens de la vie, et son choix des moyens n'ont finalement aucune signification, n'est-ce pas ?
— Que voulez-vous dire par « choix des moyens »?
Lorsque vous êtes venus ici, demandant quel était le sens de la vie, vous étiez à la recherche d'un moyen, d'un but, n'est-ce pas ? Vous aviez sans doute déjà posé la question à de nombreux autres, mais leurs réponses ne durent pas vous convenir, c'est pourquoi vous êtes venus. Vous avez fait un choix et comme nous l'avons dit, le choix résulte de la confusion. Étant confus, vous avez voulu être sûrs, et l'esprit qui cherche la certitude tout en étant confus ne peut que renforcer cette confusion, n'est-ce pas ? La certitude qui s'ajoute à la confusion intérieure ne fait qu'affirmer cette dernière.
— C'est évident, dit le premier des trois garçons. Je commence à comprendre que l'esprit confus ne peut qu'apporter des réponses confuses à des problèmes confus. Mais alors ?
Prenons notre temps. Nos esprits sont confus, c'est un fait bien établi. Mais nos esprits sont également superficiels, mesquins et bornés, et cela aussi est un fait, n'est- ce pas ?
— Mais nous ne sommes pas intégralement mesquins, une partie de nous-mêmes ne l'est pas, affirma le jeune homme marié. Si nous pouvions dépasser ce côté superficiel, nous pourrions nous en défaire.
C'est un espoir réconfortant, mais en est-il vraiment ainsi ? Vous avez cette notion traditionnelle qu'il existe une entité - l'Atman, l'âme, l'essence spirituelle - au-delà de toute cette petitesse, une entité qui peut et doit transcender tout cela. Mais lorsqu'un esprit mesquin pense qu'une partie de lui échappe à cette étroitesse, cela ne fait que renforcer son insignifiance. En affirmant qu'existe l'Atman, l'esprit supérieur, et ainsi de suite, l'esprit confus et ignorant se maintient dans les limites étroites de sa propre pensée confuse, qui repose essentiellement sur la tradition, sur ce que les autres lui ont enseigné.
— Mais que devons-nous faire ?
Cette question n'est-elle pas un peu prématurée ? Il se peut qu'il ne soit pas nécessaire d'entreprendre une action particulière. C'est dans le fait même de comprendre la totalité de la question que réside peut-être une forme d'action radicalement différente.
— Vous voulez dire que l'action à entreprendre se révélera d'elle-même au travers de notre compréhension de la vie ? suggéra celui qui était marié. Mais qu'est-ce que c'est alors que la vie?
La vie, c'est la beauté, la douleur, la joie et la confusion. C'est l'arbre, l'oiseau et le reflet de la lune sur les eaux ; c'est le travail, la souffrance et l'espoir. C'est la mort, la poursuite de l'immortalité, c'est croire en même temps que ne pas croire en l'être suprême. C'est la bonté, la haine et l'envie. C'est l'ambition et la rapacité, l'amour et le manque d'amour. C'est l'imagination et la faculté d'utiliser la machine, c'est l'extase insondable. C'est l'esprit, le méditant et la méditation. La vie est en toute chose. Mais de quelle façon nos esprits étroits et confus appréhendent-ils la vie? C'est cela qui est important et non pas la description de ce qu'est la vie. Toutes les questions et les réponses dépendent de notre approche de la vie.
— Je constate que tout ce désordre que j'appelle la vie est le produit de mon propre esprit, dit le premier jeune homme. J'en fais partie et cela fait partie de moi. Puis-je me séparer de la vie et me demander de quelle façon je l'aborde ?
Mais cette séparation n'a-t-elle pas déjà eu lieu ? Vous ne dites pas « je suis tout ce qu'est la vie » en demeurant immobile. Vous voulez changer ceci et améliorer cela, vous voulez rejeter et conserver. Vous, c'est-à-dire l'observateur, continuez à fonctionner comme centre immuable et permanent de ce vaste mouvement et c'est la raison pour laquelle vous êtes en conflit douloureux. Et vous qui êtes divisé, comment appréhendez-vous cette totalité ? Comment abordez-vous cette immensité, cette beauté de la terre et du ciel ?
— Je l'aborde tel que je suis, répondit celui qui était marié, avec ma petitesse, en cherchant des réponses futiles.
Nous trouvons toujours ce que nous cherchons. Nos vies sont mesquines, misérables, superficielles et routinières. Et les dieux de l'esprit vulgaire sont stupides et inintéressants, à l'image de leurs créateurs. Que nous vivions dans un palais ou dans une masure, que nous travaillions dans un bureau ou soyons parmi les puissants, le fait demeure que nos esprits sont mesquins, étroits, dévorés d'ambition et d'envie. Et c'est avec de tels esprits que nous voulons savoir si Dieu existe et ce qu'est la vérité, et ce que serait le gouvernement idéal, et que nous cherchons des réponses aux innombrables questions qui se posent.
— Oui, c'est bien cela notre vie, reconnut tristement le premier jeune homme. Mais que faire ?
Mourir à la totalité de notre existence, non pas petit à petit, mais intégralement! C'est l'esprit borné qui essaye, qui lutte, qui a des idéaux et des systèmes, et ne cesse de se renforcer en cultivant des vertus. La vertu n'a plus rien de vertueux lorsqu'on la cultive.
— Je comprends que nous devons mourir au passé, déclara le premier garçon, mais si je meurs au passé que va-t-il se passer ?
Vous êtes en train de dire que vous n'accepterez de mourir au passé qu'à partir du moment où vous aurez la garantie de trouver un substitut satisfaisant à ce à quoi vous avez renoncé - c'est bien cela ? Il ne s'agit pas là de renonciation mais d'une autre forme d'acquisition. L'esprit mesquin qui cherche à savoir ce qui se passe après la mort ne pourra apporter qu'une réponse mesquine à cette question. Il est indispensable de mourir à la totalité du connu pour que l'inconnu soit.
— C'est sans réfléchir que j'ai posé cette question. Mais je comprends vraiment ce que vous avez dit et ce n'est pas une simple déclaration de politesse. Je crois que chacun ici en a ressenti profondément la vérité, et c'est ce sentiment qui importe. C'est à partir de lui que l'action naîtra. Nous permettez-vous de revenir? - J.K.
Note 23 - Qu'est-ce que la vie ? - Commentaire sur la vie tome 3