La réforme, la révolution et la quête de dieu
Le fleuve, ce matin-là, était d'un gris de plomb fondu. Le soleil se levait au-dessus des forêts endormies, immense et d'un éclat radieux, mais les nuages amoncelés à l'horizon eurent tôt fait de le masquer. Et toute la journée, le soleil et les nuages se firent la guerre pour s'assurer de la victoire finale. Il y avait d'habitude des pêcheurs sur le fleuve, dans leurs barques en forme de gondoles. Mais ils étaient absents aujourd'hui et le fleuve était vide.
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La carcasse boursouflée d'un gros animal flottait au fil de l'eau et de nombreux vautours s'en occupaient, poussant des cris perçants en dépeçant le cadavre. D'autres vautours auraient bien voulu prendre part à ce festin, mais ils en étaient dissuadés par les immenses ailes battantes des premiers arrivés qui en- tendaient se gaver au maximum. Des corbeaux, avec des croassements furieux, tentaient de se poser entre les gros oiseaux malhabiles, mais ils n'avaient pas le moindre espoir de réussite.
Exception faite de tout ce tumulte autour de la carcasse de l'animal, le grand fleuve coudé était paisible. Il y avait déjà une heure ou deux que le village sur l'autre rive s'était réveillé. Les villageois s'interpellaient et leurs voix fortes résonnaient très clairement sur l'eau. Il y avait quelque chose d'agréable dans ces sonorités chaudes et amicales. Une voix lançait un appel de l'autre côté du fleuve, répercuté par l'air matinal, et une autre lui répondait, quelque part en amont, ou sur l'autre rive. Cela ne semblait nullement détruire la tranquillité de cette matinée, dans la- quelle entrait une notion de paix vaste et immuable.
La voiture suivit une route difficile et mal entretenue, soulevant un nuage de poussière qui se déposait sur les arbres et sur les quelques paysans qui allaient ou revenaient de la ville voisine, sale et immense. Des écoliers utilisaient également cette route et la poussière ne semblait pas les déranger, tant ils étaient pris par leurs jeux et leurs rires. Atteignant la route principale, la voiture traversa la ville, coupa la voie ferrée et fut bientôt à nouveau en pleine campagne. Là, tout était beau ; des vaches et des chèvres paissaient dans les champs verts et sous les vieux arbres immenses et c'était comme si on les voyait pour la première fois. Le fait d'avoir traversé la ville, dans toute sa saleté et sa misère, semblait avoir privé la terre de sa beauté, mais là, cette beauté apparaissait et l'on voyait avec étonnement que le monde et les choses terrestres pouvaient être magnifiques.
Des chameaux bien nourris et très grands transportaient de lourdes charges de jute. Ils ne se pressaient pas, gardant une allure régulière, avec un port de tête altier. Et sur chaque ballot était assis un homme, qui faisait avancer les bêtes maladroites. Avec une certaine surprise, on voyait également sur cette route deux énormes éléphants qui se balançaient lentement, parés d'un tissu rouge aux broderies joyeuses, leurs défenses décorées de bandes argentées. On les emmenait à une quelconque cérémonie religieuse et c'est pourquoi ils étaient harnachés de la sorte.
Ils s'étaient arrêtés et une conversation s'engagea. Leur masse énorme vous dominait, mais ils étaient très doux, toute notion d'inimitié ou de colère avait disparu. On pouvait caresser leur peau rêche, le bout de leur trompe touchait alors la paume de votre main avec curiosité puis se déplaçait à nouveau. L'homme se mit à crier pour les faire repartir et la terre sembla se déplacer avec eux. Une petite charrette à deux roues apparut, tirée par un cheval maigre et épuisé. La charrette n'était pas recouverte et transportait un cadavre humain, enveloppé dans un linge blanc. Le corps était attaché au fond de la carriole découverte, et tandis que le cheval trottait sur la route mal pavée, le conducteur et le cadavre tressautaient au même rythme.
L'avion venant du nord était arrivé, et les passagers quittèrent l'appareil pour se délasser une demi-heure avant de repartir. Trois d'entre eux étaient des hommes politiques, et d'après leur apparence, ils devaient compter parmi les gens d'importance - c'étaient des ministres, disait-on. Ils descendirent l'allée cimentée comme un vaisseau aurait traversé un étroit canal, pleins de puissance et très nettement au-dessus du commun. Les autres passagers restèrent à plusieurs pas derrière eux. Tout le monde savait qui ils étaient et si quelqu'un l'ignorait, il était vite renseigné, tandis que la foule se taisait, regardant ces célébrités dans toute leur gloire. La terre était verdoyante, un chien aboyait, et les montagnes couvertes de neige apparaissaient à l'horizon, l'ensemble formant un spectacle étonnant et magnifique.
Un petit groupe s'était assemblé dans la grande pièce nue, mais seules quatre personnes prirent la parole, comme si elles s'exprimaient au nom du groupe. Cela n'était pas prémédité mais sembla au contraire avoir lieu très naturellement, et les autres paraissaient très heureux qu'il en soit ainsi. L'un des quatre orateurs, un gros homme à l'air assuré, parlait avec rapidité et facilité. Le second était moins corpulent, mais avait un regard vif et une certaine aisance dans les gestes. Les deux autres étaient beaucoup plus minces, tous quatre devaient être cultivés et s'exprimaient avec facilité. Ils semblaient avoir une quarantaine d'années et connaissaient la vie, dirent-ils, par ce qu'ils en avaient appris en travaillant selon leurs divers centres d'intérêt.
— Je voudrais parler de la frustration, dit le gros homme. C'est la plaie de ma génération. Il semble que nous soyons tous frustrés d'une façon ou d'une autre, et nombre d'entre nous deviennent alors amers et cyniques, critiquant sans cesse les autres et ne pensant qu'à les démolir. Des milliers d'hommes ont été liquidés au cours des purges politiques, mais nous devrions nous souvenir qu'on peut également tuer par des mots et des attitudes. En ce qui me concerne, je ne suis pas cynique, même si j'ai consacré une grande partie de ma vie à des activités sociales et à l'amélioration de la société. Comme bien d'autres, j'ai flirté avec le Communisme et n'en ai rien retiré. C'est tout au plus un mouvement régressif qui ne s'étendra sûrement pas au futur. J'ai appartenu au gouvernement et cela non plus ne m'a pas apporté grand-chose. J'ai beaucoup lu, mais la lecture ne rend pas le cœur plus léger. Bien que je sois très rapide dans la discussion, je peux affirmer quelque chose intellectuellement tandis que mon cœur dit exactement le contraire. Je suis en guerre avec moi-même depuis des années, et je ne vois aucune issue à ce conflit interne. Je ne suis qu'une suite de contradictions et intérieurement, je suis en train de mourir lentement... Je n'avais pas l'intention de parler de tout cela, et pourtant j'en parle. A quoi est due cette mort intérieure, ce dépérissement ? Cela n'arrive pas qu'à moi, mais également aux grands de ce monde.
Qu'entendez-vous par mourir, dépérir ?
— On peut avoir une situation en vue, on peut travailler beaucoup et atteindre le sommet tout en étant mort intérieurement. Si nous disions aux soi-disant grands qui nous entourent — ceux dont le nom apparaît chaque jour dans les journaux qui rendent compte de leurs faits et gestes — qu'ils sont profondément ennuyeux et stupides, ils seraient horrifiés. Mais comme nous tous, eux aussi dépérissent et se détériorent intérieurement. Pourquoi ? Nous menons des vies morales et respectables, et pourtant, il n'y a plus de flamme derrière nos yeux. Certains d'entre nous ne pensent pas uniquement à eux — c'est du moins ce que je crois — et pourtant notre vie intérieure décline. Que nous le sachions ou non, et que nous vivions dans des résidences de ministres ou dans de pauvres logements d'ouvriers, au niveau spirituel, nous avons tous un pied dans la tombe. Pourquoi ?
Se pourrait-il que nous soyons étouffés par notre propre vanité, par l'orgueil de la réussite et de la réalisation, et par toutes ces choses qui pour l'esprit ont beaucoup de valeur ? Lorsque l'esprit est alourdi par la somme de ce qu'il a réuni, le cœur dépérit. Et n'est-il pas curieux que tout le monde veuille gravir les échelons de la réussite et de la considération?
— Toute notre éducation repose là-dessus. Et j'imagine que tant qu'on gravira ces échelons, ou qu'on restera assis au sommet, la frustration est inévitable. Mais comment dépasser ce sentiment de frustration ?
C'est très simple, ne gravissez pas les échelons. Si vous voyez l'échelle et si vous savez où elle conduit, si vous comprenez tout ce que cela implique et si vous ne posez même pas le pied sur le premier barreau, vous ne serez jamais frustré.
— Mais je ne veux pas rester tout simplement assis à attendre la déchéance !
Cette déchéance se produit maintenant, au sein même de votre activité incessante. Et si, comme l'ermite qui s'impose une autodiscipline, vous restez simplement assis et immobile alors qu'intérieurement vous êtes dévoré par le désir et par toutes les peurs de l'ambition et de l'envie, vous ne cesserez pas pour autant de dépérir. N'avez-vous pas le sentiment que le déclin est lié à la respectabilité? Ce qui ne veut pas dire qu'il faille acquérir une mauvaise réputation. Mais vous êtes extrêmement vertueux, n'est- ce pas?
— J'essaie de l'être.
La vertu de la société conduit à la mort. Avoir conscience de sa vertu, c'est mourir respectablement. Intérieurement comme extérieurement, vous vous pliez aux règles de la morale sociale, n'est-ce pas ?
— Si la plupart d'entre nous ne s'y pliaient pas, toute la structure sociale s'effondrerait. Vous faites-vous l'apôtre de l'anarchie ?
Croyez-vous ? La morale sociale n'est rien d'autre que la respectabilité. L'ambition, la rapacité, la vanité de la réussite et de la consécration, la force brutale du pouvoir et de la position, le fait de tuer au nom d'une idéologie ou d'un pays - c'est là ce qui constitue la morale sociale.
— Mais nos leaders religieux et sociaux, cependant, nous mettent en garde contre certaines de ces choses.
Prêcher est une chose, et la réalité une autre. Tuer au nom d'une idéologie ou d'un pays est parfaitement respectable et celui qui tue, le général qui organise les meurtres en série, est tenu en très haute estime et couvert de décorations. C'est l'homme qui détient le pouvoir qui pour le pays est important. Le prêcheur et le prêché sont logés à la même enseigne, ne vous semble-t-il pas ?
— Nous sommes tous logés à la même enseigne, lança le second, et nous luttons précisément pour faire quelque chose à ce niveau.
Si vous vous rendez compte que le bateau est percé et qu'il est en train de couler, ne l'abandonnerez-vous pas ?
— Le bateau n'est pas en si mauvais état que cela. Il nous faut le réparer, et chacun de nous doit y aider. Si tel était le cas, le bateau flotterait sans mal sur le fleuve de la vie.
Vous êtes assistant social, n'est-ce pas ?
— En effet, et j'ai eu le privilège de travailler en étroite collaboration avec certains de nos plus grand réformateurs. Je suis convaincu que c'est la réforme, et non la révolution, qui nous sortira de tout ce désordre. Voyez ce qu'est devenue la révolution russe ! Non, il faut reconnaître que les véritables grands hommes ont toujours été des réformateurs.
Qu'entendez-vous par réforme ?
— Réformer, c'est améliorer graduellement les conditions sociales et économiques du peuple à l'aide des divers projets qui ont été établis. C'est réduire la pauvreté, mettre fin à la superstition, abattre les divisions de classe, et ainsi de suite.
Une telle réforme s'inscrit nécessairement à l'intérieur du modèle social existant déjà. Il se peut qu'un groupe différent prenne le pouvoir, qu'une nouvelle législation entre en vigueur, que certaines industries soient nationalisées et nombre de choses de cet ordre. Mais tout cela reste à l'intérieur de la structure de la société actuelle. C'est bien cela qu'on appelle réforme, n'est-ce pas?
— Si vous y faites des objections, c'est que vous préconisez alors la révolution. Et nous savons tous que la grande révolution qui a suivi la première guerre mondiale s'est révélée depuis lors comme un mouvement régressif, comme l'a fait remarquer mon ami, et s'est en outre rendue coupable d'horreurs et de répressions sans nom. Au niveau industriel, les Communistes pourront progresser et rejoindre ou même dépasser d'autres nations. Mais le pain seul ne suffit pas à l'homme, et ce n'est certainement pas ce modèle que nous suivrons.
Une révolution à l'intérieur du modèle, du cadre de la société n'est tout simplement pas une révolution. C'est quelque chose qui peut avoir des conséquences progressives ou régressives, mais tout comme la réforme, ce n'est jamais qu'une continuité modifiée de ce qui a été. Aussi justifiée et souhaitable que soit la réforme, elle ne peut susciter qu'un changement superficiel, auquel il sera nécessaire d'ajouter d'autres réformes. C'est un processus sans fin, car la société ne cesse de se désintégrer dans les limites de sa propre existence.
— Vous affirmez que toute réforme, si bénéfique soit-elle, n'est qu'un replâtrage, et qu'un cycle de réformes ne pourra en aucun cas déboucher sur une transformation totale de la société ?
Une transformation totale et authentique ne pourra jamais avoir lieu à l'intérieur de la structure sociale, que cette société soit de type totalitaire ou pseudo-démocratique.
— Mais une société démocratique n'est-elle pas plus valable et plus juste qu'un état totalitaire ou policier ?
Si, naturellement.
— Et que voulez-vous dire par structure sociale ?
La structure sociale, c'est la relation humaine qui se fonde sur l'ambition, l'envie, sur le désir du pouvoir, en termes individuels ou collectifs, sur les attitudes hiérarchiques, sur les idéologies, les dogmes, les croyances. Une telle société peut déclarer - et elle le fait la plupart du temps - croire aux valeurs de l'amour et de la bonté. Mais elle est toujours prête à tuer, à entrer en guerre. A l'intérieur de cette structure, tout changement est illusoire, en dépit de l'aspect révolutionnaire qu'il peut revêtir. Lorsqu'un patient a besoin de subir une opération importante, il est absurde de ne traiter que les symptômes.
— Mais qui sera le chirurgien ?
Il vous faudra vous opérer vous-même, et ne pas vous en remettre à quelqu'un d'autre, aussi qualifié puisse-t-il vous sembler. Il est indispensable que vous sortiez du cadre de la société, de ces structures d'envie, du désir d'acquérir et du conflit.
— Le fait que je sorte de ce cadre aura-t-il une incidence sur la société ?
Commencez par en sortir, vous verrez bien ce qui se produira. Rester à l'intérieur du cadre et demander ce qui se passera si vous en sortez, c'est une forme de fuite, une question aussi inutile que malhonnête.
— A l'inverse de ces messieurs, dit le troisième d'une voix douce et agréable, je n'ai pas de relations, et vis dans un milieu totalement différent. Je n'ai jamais songé à de - venir célèbre, je suis toujours resté à l'arrière-plan, faisant anonymement ce que j'avais à faire. J'ai quitté ma femme, abandonnant tout espoir de connaître les joies de la famille et du foyer et je me suis tout entier consacré i la libération de notre pays. J'ai fait tout cela avec la plus grande sincérité et très assidûment. Je ne recherchais nul pouvoir pour moi-même, car je voulais seulement que notre pays soit libre, devienne une nation sacrée et retrouve la dignité et la splendeur qui faisaient l'Inde. Mais j'ai vu tout ce qui s'est passé. J'ai été témoin de la vanité, des fastes, de la corruption, du favoritisme et j'ai entendu les mensonges des divers politiciens, y compris le leader du parti auquel j'appartenais. Je n'ai pas sacrifié ma vie, mes plaisirs, ma femme, ma fortune, pour permettre à des hommes corrompus de diriger le pays. J'ai renoncé au pouvoir pour le bien du pays - et cela a permis à ces ambitieux de monopoliser les positions clés. Aujourd'hui, il m'apparaît que c'est en vain que j'ai consacré à tout cela les meilleures années de ma vie, et j'éprouve des envies de suicide.
Les deux autres étaient silencieux, consternés par ce qu'ils venaient d'entendre, car ils étaient eux aussi des hommes politiques.
La plupart des gens dénaturent leur vie et s'en rendent compte trop tard ou même jamais. S'ils atteignent la position et le pouvoir, ils causent des dommages au nom du pays, ils deviennent malfaisants au nom de la paix, ou de Dieu. La vanité et l'ambition dirigent l'univers, à divers niveaux de barbarie et de cruauté. L'activité politique ne se préoccupe que d'une très petite partie de la vie, qui a d'ailleurs son importance, mais lorsque cela prend la place de la totalité du champ de l'existence, comme cela se produit maintenant, cela devient monstrueux, c'est quelque chose qui corrompt les pensées et les actes. Nous glorifions et respectons l'homme au pouvoir, le leader, parce que nous avons en nous le même désir aveugle de pouvoir et de position, la même envie de contrôler et d'imposer. Chaque individu est responsable de la venue du leader, car c'est à partir de la confusion de l'homme, de son envie, de son ambition que le leader est créé, et suivre le leader, c'est suivre ses propres besoins, ses envies et ses frustrations. Le leader et celui qui le suit sont tous deux responsables de la souffrance et de la confusion de l'homme.
— Ce que vous dites est vrai, même s'il m'en coûte de le reconnaître. Mais maintenant, après toutes ces années, je ne sais vraiment plus quoi faire. J'ai pleuré toutes les larmes de mon cœur, mais à quoi cela sert-il ? Je ne peux défaire ce que j'ai fait. J'ai encouragé des milliers d'hommes, par mes actes et mes paroles, à accepter et à suivre. Nombre d'entre eux sont comme moi, bien qu'ils n'aient pas atteint un tel désespoir. Ils se sont soumis à un leader puis à d'autres, sont passés d'un parti à un autre, d'un mot d'ordre à un autre. Mais je suis sorti de tout cela, et je ne veux plus approcher un leader de toute ma vie. J'ai lutté en vain pendant toutes ces années et le jardin que j'avais cultivé avec tant de soins n'est plus que cailloux et rocs. Ma femme est morte, et je n'ai pas de compagnons. Je comprends aujourd'hui que j'ai suivi des dieux fabriqués par l'homme : l'État, l'autorité du leader et les subtiles vanités de notre propre importance. J'ai été aveugle et insensé.
Mais si vous avez vraiment conscience que tout ce à quoi vous vous êtes consacré est inutile et dénué de sens, que cela ne peut susciter que davantage de souffrance, c'est déjà le début de la clarté. Lorsque vous avez l'intention d'aller vers le nord et que vous découvrez que vous vous dirigez en fait vers le sud, cette découverte en soi est déjà un mouvement vers le nord, n'est-ce pas ?
— Ce n'est pas aussi simple que cela. J'ai maintenant la conviction que le chemin que j'ai suivi ne débouche que sur la souffrance et la destruction de l'homme. Mais je ne vois pas pour autant quel autre chemin suivre.
Il n'est pas de chemin qui rejoigne ce qui est au-delà des sentiers battus établis par l'homme. Pour découvrir cette réalité qui n'a pas de chemin, il est nécessaire de percevoir le vrai dans le faux, ou le faux en tant que faux. Si vous comprenez que le chemin que vous avez suivi était faux - non pas en le comparant à quelque chose d'autre, ni en le jugeant en termes de déception, ou au travers des normes de la morale sociale, mais faux en tant que tel - c'est cette perception même du faux qui est prise de conscience du vrai. Il n'est nul besoin de suivre et de chercher la vérité : le vrai vous libère du faux.
— Mais j'ai toujours envie de me suicider et d'en finir avec tout cela.
Le désir d'en finir est le produit de l'amertume, d'une frustration profonde. Si le chemin que vous avez suivi, bien que totalement faux en lui-même, vous avait mené à ce que vous considériez comme le but, si en d'autres termes vous aviez réussi, vous n'auriez ressenti ni amertume ni frustration. Jusqu'à ce que cette frustration apparaisse, vous n'avez jamais remis en question ce que vous faisiez, vous n'avez jamais cherché à savoir si cela était vrai ou faux en soi. Car si vous l'aviez fait, il en aurait peut-être été différemment. Vous avez été emporté par le puissant courant de la réalisation de soi, qui vous a laissé frustré, déçu et seul.
— Je crois comprendre. Vous voulez dire que toute forme de réalisation de soi - au travers de l'État, des bonnes œuvres ou de quelque rêve utopique - ne peut déboucher que sur la frustration, cet état stérile de l'esprit. Je m'en rends maintenant parfaitement compte.
La riche floraison de la bonté dans l'esprit - ce qui diffère énormément du fait d'être « bon » afin d'atteindre un but ou de devenir quelque chose - est en soi l'action adéquate. L'amour est sa propre action, sa propre éternité.
— Il est bien tard, déclara le quatrième, mais puis-je cependant poser une question ? Le fait de croire en Dieu aidera-t-il à Le trouver ?
Pour trouver la vérité, ou Dieu, il ne doit exister ni croyance ni incroyance. Le croyant est semblable à l'incroyant, aucun d'eux ne découvrira la vérité car leur pensée est façonnée par leur éducation, par leur milieu et leur culture et par leurs propres espoirs et craintes, leurs joies et leurs douleurs. L'esprit qui n'est pas libéré de tous ces facteurs de conditionnement ne pourra jamais, quoi qu'il fasse, trouver la vérité.
— Chercher Dieu n'est donc pas important ?
Comment un esprit craintif, envieux et avide d'acquérir pourrait-il découvrir ce qui précisément le dépasse ? Il ne trouvera que ses propres projections, les images, les croyances et les conclusions dans lesquelles il est pris. Pour découvrir ce qui est vrai, ou ce qui est faux, l'esprit doit être libre. Chercher Dieu sans se connaître et se comprendre soi-même n'a pas grande signification. La recherche motivée n'est pas de l'ordre de la recherche.
— Mais la recherche peut-elle être sans motivation ?
Lorsqu'il existe une motivation à la recherche, son résultat est déjà connu. Étant malheureux, vous cherchez le bonheur ; de sorte que vous avez cessé de chercher, car vous croyez savoir ce qu'est le bonheur.
— La recherche est donc une illusion ?
Une parmi d'autres. Lorsque l'esprit n'a pas de motivation, lorsqu'il est libre et n'est pas poussé par le moindre besoin, lorsqu'il est parfaitement immobile, alors la vérité est. Vous n'avez pas à la chercher ; vous ne pouvez ni la poursuivre ni la solliciter. Elle doit venir d'elle-même. - J.K.
Note 28 - La réforme, la révolution et la quête de dieu - Commentaire sur la vie tome 3