La vie, la mort et la survivance
C'était un vieux tamarinier, magnifique et chargé de fruits, et dont le nouveau feuillage semblait revêtu de couleurs très tendres. Planté près d'un fleuve profond, cet arbre était bien irrigué et procurait exactement ce qu'il fallait d'ombre aux hommes et aux animaux. Il y avait continuellement un certain remue-ménage bruyant sous ses branches, des discussions à voix haute, ou un veau qui appelait sa mère. Le tamarinier avait des proportions magnifiques et se découpait majestueusement contre le ciel bleu.
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Une vitalité éternelle émanait de lui. Il avait dû être le témoin de nombreuses choses au fil des innombrables étés où il contemplait le fleuve et ce qui se passait le long de ses berges. C'était un fleuve très intéressant, immense et large,et des pèlerins venaient des quatre coins du pays se baigner dans ses eaux sacrées. Il y avait des bateaux qui se déplaçaient silencieusement, avec des voiles sombres et carrées. Lorsque la lune se levait, pleine et presque rouge, traçant un sentier d'argent sur les eaux dansantes, on se réjouissait dans les villages avoisinants et dans ceux qui étaient sur l'autre rive. Les jours de fête, les villageois descendaient sur les berges en chantant des chants joyeux et rythmés. Apportant avec eux leur nourriture, dans l'allégresse et les rires, ils se baignaient dans le fleuve puis déposaient des guirlandes de fleurs au pied du grand arbre, et des cendres jaunes et rouges autour de son tronc car cet arbre comme tous les arbres était sacré.
Lorsque enfin les cris et les rires cessaient et que tous étaient rentrés chez eux, une ou deux lampes restaient allumées, laissées là par quelque villageois pieux. Ces lampes étaient faites d'une mèche de fabrication artisanale qui trempait dans une petite coupe de terre cuite remplie d'une huile qui pour les villageois était très précieuse. Et l'arbre était alors souverain ; toutes choses semblaient en faire partie: la terre, le fleuve, les hommes et les étoiles. Le tamarinier semblait ensuite se refermer sur lui-même, pour sommeiller jusqu'aux premiers rayons du soleil matinal.
Il arrivait souvent qu'on transporte un cadavre sur les berges du fleuve. Balayant d'abord le sol, on mettait de grosses bûches qui constituaient la base du bûcher et on entassait ensuite dessus du petit bois plus léger. Pour finir, on déposait le corps recouvert d'un linge blanc et immaculé. Les plus proches parents enflammaient alors le bûcher et d'immenses flammes s'élevaient dans la nuit, des amis et les visages silencieux de la famille et des amis du défunt qui faisaient cercle. Le tamarinier était alors somptueusement éclairé et étendait sa paix aux flammes vacillantes. Il fallait plusieurs heures avant que le corps ne brûle, mais tous restaient assis jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des braises rougeoyantes et des petites flammes. Puis au cœur de ce silence très dense, un bébé se mettait soudain à crier, et un jour nouveau se levait.
C'était un homme ayant connu une certaine célébrité. Il était alité dans la petite maison derrière le mur, et le petit jardin, autrefois entretenu, était maintenant à l'abandon. Il était entouré de sa femme et de ses enfants et d'autres proches parents. Il faudrait peut-être des mois et même davantage avant qu'il ne s'éteigne, mais tous étaient là et une atmosphère de chagrin régnait dans la pièce. Lorsque j'arrivai, il demanda que tous sortent, ce qu'ils firent à contrecœur, à l'exception d'un petit garçon qui jouait sur le sol. Lorsqu'ils furent sortis, il me désigna une chaise et nous restâmes quelque temps sans dire un mot, tandis que les bruits de la maison et de la rue parvenaient jusqu'à nous.
Il parlait avec difficulté.
— Il y a bien longtemps, voyez-vous, que je réfléchis à la vie et encore plus à la mort, car je traîne cette maladie depuis des années. La mort semble être quelque chose de tellement étrange. J'ai lu nombre de livres qui traitent de ce problème, mais tous étaient plutôt superficiels.
Toutes les conclusions ne sont-elles pas superficielles?
— Je n'en suis pas si sûr. Si l'on pouvait parvenir à certaines conclusions profondément satisfaisantes, elles auraient alors un certain sens. Qu'y a-t-il de mal à parvenir à des conclusions, aussi longtemps qu'elles sont satisfaisantes?
Il n'y a aucun mal à cela, mais n'est-ce pas là tracer un horizon mensonger? L'esprit a le pouvoir de créer toutes sortes d'illusions, mais il semble tellement inutile et infantile de se laisser prendre par ces illusions.
— Ma vie a été relativement bien remplie, et j'ai toujours fait ce qui me semblait être mon devoir, encore que je ne sois qu'un homme. Quoi qu'il en soit, cette vie-là terminée et je ne suis plus qu'une chose inutile. Mais fort heureusement, mes facultés intellectuelles sont toujours intactes. J'ai beaucoup lu, et je souhaite plus que jamais savoir ce qui se produit après la mort. Y a-t-il une continuation, ou au contraire tout cesse-t-il lorsque le corps meurt?
Peut-on vous demander pourquoi ce qui se passe après la mort vous préoccupe tellement?
N'est-ce pas quelque chose que tout le monde veut savoir?
Probablement. Mais si nous ignorons ce qu'est la vie, pouvons-nous espérer savoir ce qu'est la mort? La vie et la mort peuvent fort bien être une même chose, et le fait d'en avoir fait deux choses séparées est peut-être une grande source de souffrance.
— Je sais très bien ce que vous avez dit sur ce sujet dans vos causeries, mais je veux pourtant en savoir davantage. Dites-moi ce qui se passe après la mort, je vous en prie. Je n'en parlerai à personne.
Pourquoi tellement lutter pour savoir? Pourquoi ne permettez-vous pas au grand océan de la vie et de la mort d'être tout simplement, sans essayer d'aller le sonder?
— Je ne veux pas mourir, dit-il en prenant mon poignet. J'ai toujours eu peur de la mort, et bien que j'aie toujours essayé de me rassurer avec des rationalisations et des croyances, cela n'a été qu'un mince vernis sur cette profonde terreur de la mort. Toutes mes lectures relatives à la mort constituaient un effort afin d'échapper à cette peur, de trouver une issue et c'est pour la même raison que je vous supplie maintenant de me répondre.
Croyez-vous que les tentatives d'y échapper suffiront à libérer l'esprit de la peur? La tentative de fuite n'est-elle pas en soi génératrice de peur?
Mais vous pourriez me répondre, et je sais que ce que vous me diriez serait vrai. C'est cette vérité qui me obérerait...
Nous restâmes un moment silencieux. Puis il reprit la Parole.
- Ce silence a été plus apaisant que toutes mes question, anxieuses. Je voudrais pouvoir y demeurer et m'éteindre doucement, mais mon esprit ne me le permet pas. Mon esprit est devenu le chasseur en même temps que le chassé C'est une véritable torture. Mes souffrances physiques sont intenses, mais cela n'est rien en comparaison de ce qui se passe dans mon esprit. Après la mort, existe-t-il une continuité identifiée? Ce « moi » qui a éprouvé le plaisir la douleur et la connaissance - aura-t-il une continuité?
Quel est ce « moi » auquel votre esprit s'accroche et que vous souhaitez voir se prolonger? N'essayez pas de répondre, je vous en prie, écoutez seulement. Le « moi » ne peut exister qu'au travers de l'identification à la propriété, à un nom, à une famille, à l'échec et au succès, à toutes les choses que vous avez été et que vous voulez être. Vous êtes ce à quoi vous vous êtes identifié. C'est tout cela qui vous constitue, et sans cela vous n'êtes rien. C'est cette identification aux gens, à la propriété et aux idées que vous souhaitez voir se perpétuer, même au-delà de la mort. Mais est-ce quelque chose de vivant? Ou simplement une masse de désirs contradictoires, de quêtes, de réussites et de frustrations, de douleurs qui recouvrent les joies?
— C'est peut-être ce que vous dites, mais cela vaut mieux que de ne rien savoir.
Le connu vaut mieux que l'inconnu, c'est bien cela? Mais le connu est si pauvre, si étriqué et restreint. Le connu est douleur et pourtant vous réclamez éperdument sa continuation.
— Pensez un peu à moi, je vous en prie, soyez compatissant et non pas inflexible. Si seulement je savais, je mourrais heureux.
Ne faites pas tant d'efforts pour savoir. Lorsque cessent tous les efforts, apparaît quelque chose qui n'a pas été assemblé par l'esprit. L'inconnu est plus vaste que le connu. Le connu n'est jamais qu'une barque sur l'océan de l'inconnu. Laissez les choses être et passer.
Sa femme entra et lui donna quelque chose à boire et le petit enfant se leva et sortit en courant de la chambre sans nous regarder. Il dit à sa femme de refermer la porte derrière elle et de ne pas laisser revenir le petit garçon, je ne m'inquiète pas pour les miens, leur avenir est assuré. C'est mon propre futur qui me préoccupe. Je sais fond de moi que ce que vous dites est vrai, mais mon esprit est comme un cheval au galop qui n'aurait plus de cavalier. Allez-vous m'aider, ou bien ai-je déjà dépassé le stade où l'on peut m'aider?
La vérité est une chose étrange. Plus vous la poursuivez et plus elle vous échappe. Il est impossible de la capturer, aussi subtils et habiles que soient vos moyens, et vous ne pouvez pas non plus la maintenir dans le filet de vos pensées. Prenez conscience de cela, je vous en prie, et laissez les choses passer. Le voyage de la vie et de la mort doit s'accomplir seul. Et durant ce voyage, l'expérience, le savoir ou le souvenir ne sont d'aucun secours. L'esprit doit se défaire de toutes les choses qu'il a réunies par besoin de sécurité. Les dieux et les vertus doivent être rendus aux sociétés qui les ont créées. Il est indispensable que soit une solitude absolue et inaltérée.
— Mes jours sont comptés, mon souffle est court et vous me demandez pourtant quelque chose de très dur: mourir sans savoir ce qu'est la mort. Mais je suivrai vos instructions. Que ma vie soit, et puisse-t-elle être bénie. - Jiddu Krishnamurti
Note 14 - La vie, la mort et la survivance - Commentaire sur la vie tome 3