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L'attention non motivée

Dans la petite allée étroite et ombragée qui séparait deux jardins, un jeune garçon jouait de la flûte. C'était une vulgaire flûte en bois et il jouait la mélodie d'un film très populaire, mais la pureté des notes remplissait l'espace. Les murs blancs des maisons avaient été lavés par les pluies récentes, et les ombres y dansaient sur la musique de la flûte. C'était une matinée ensoleillée, quelques nuages blancs flottaient dans le ciel bleu, et un petit vent agréable venait du nord.

Le village était derrière les maisons et les jardins, de grands arbres surplombaient les pauvres chaumières. Sous ces arbres, des femmes vendaient du poisson, quelques légumes et diverses fritures. De petits enfants jouaient sur la route étroite, et des enfants encore plus jeunes faisaient leurs be- soins dans le fossé, sans se préoccuper des adultes et des voitures qui passaient. Il y avait énormément de chèvres et leurs petits chevreaux noirs et blancs étaient plus propres et beaucoup plus turbulents que les petits enfants.


Ils étaient très doux au toucher et adoraient se faire caresser. Passant sous les fils barbelés de leur enclos, ils traversaient la route en courant pour aller de l'autre côté, broutant un peu d'herbe, gambadant, se cognant les uns les autres, sautant en l'air avec grâce, et retournaient ensuite à toute allure près de leurs mères. Les voitures ralentissaient pour les éviter, et pas un seul ne fut écrasé. Ils semblaient jouir d'une protection divine - pour finir par être tués et mangés.


Mais le joueur de flûte était là parmi les feuillages verts, et les notes claires semblaient vous inviter à sortir de chez vous. Le garçon était sale, ses vêtements déchirés et crasseux, et son visage agressivement aigu et plaintif. Personne ne lui avait appris à jouer de la flûte et personne ne lui apprendrait jamais ; il avait appris tout seul et tan- dis que résonnait la mélodie du film, la pureté des notes était extraordinaire. L'esprit qui flottait dans cette pureté en ressentait une impression étrange.


Et même si l'on se déplaçait, elle pénétrait les arbres, entourait les maisons et allait jusqu'à la mer. Son mouvement n'était ni spatial ni temporel, mais de l'ordre de la pureté. Le mot « pureté » n'est pas la pureté, car ce mot est lié à la mémoire, et à l'association de beaucoup de choses. Et cette pureté-là n'avait pas été créée par l'esprit ; il ne s'agissait pas d'une chose assemblée dans le seul but d'être défaite par le soutenir et la comparaison. Le joueur de flûte était là, mais l'esprit était infiniment loin - non pas au niveau de la distance, ni en termes de mémoire. Il était loin à l'intérieur de lui-même, clair, intact, seul, sans commune mesure avec le temps et la récognition.


La petite pièce donnait sur un minuscule jardin empli de fleurs, avec quelques mètres de pelouse. Nous avions du mal à tenir à cinq dans cette pièce, avec en outre le petit garçon que l'un d'eux avait amené. Le garçon resta assis un certain temps en se tenant tranquille, puis se leva et prit la porte. Il voulait jouer et n'entendait rien à la conversation des adultes, en dépit de son air sérieux. A chaque fois qu'il revenait, il allait s'asseoir près de l'un des visiteurs, qui s'avéra être son père, et leurs mains se touchaient. Il finit par s'endormir ainsi, tenant le doigt de son père.


C'étaient tous des hommes actifs, énergiques et efficaces. Leurs professions respectives d'avocat, de fonctionnaire, d'ingénieur et d'assistant social n'étaient que des moyens de gagner leur vie, à l'exception du dernier. Leur véritable intérêt était ailleurs, et ils semblaient tous refléter la culture de nombreuses générations.


— Je ne m'occupe que de moi-même, déclara l'avocat, mais cela n'est pas à prendre dans un sens étroit et personnel d'auto-amélioration. Il est un fait certain, c'est que je suis seul à pouvoir traverser la barrière des siècles accumulés et à libérer mon esprit. Je suis prêt à écouter, à raisonner, à discuter, mais j'abomine toute forme d'influence. Car l'influence, finalement, n'est qu'une forme de propagande et la propagande est la plus stupide des contraintes. Je lis énormément mais je me surveille constamment pour ne pas tomber sous l'influence de la pensée de l'auteur. Je suis venu assister à nombre de vos causeries et il m'apparaît comme à vous que toute forme de contrainte s'oppose à la compréhension. Celui qui est persuadé, consciemment ou inconsciemment, de suivre une certaine forme de pensée, si bénéfique semble-t-elle, finira par ressentir une certaine frustration, parce que sa réalisation s'effectue selon la pensée de quelqu'un d'autre et il ne peut ainsi jamais se réaliser pleinement.


Ne sommes-nous pas soumis à l'influence d'une chose ou d'une autre, la plupart du temps ? On peut ne pas avoir conscience de cette influence, mais n'est-elle pas toujours présente sous des formes aussi variées que subtiles ? La pensée elle-même ne procède-t-elle pas de l'influence ?


— Nous en avons souvent débattu tous les quatre, répondit le fonctionnaire, sans pouvoir apporter de réponse précise à cette question, sinon nous ne serions pas là. Personnellement, j'ai parcouru le pays pour aller en de nombreux ashrams visiter les maîtres. Mais avant de les rencontrer, j'ai toujours essayé de connaître leurs disciples, pour voir jusqu'à quel point ils ont été simplement influencés par l'idée d'une vie meilleure. Cette façon de procéder scandalise nombre de disciples qui ne comprennent pas pourquoi je ne m'adresse pas tout d'abord au gourou. Ils sont presque tous sous l'emprise de l'autorité, et les ashrams, surtout les plus grands, sont très souvent dirigés de façon très efficace, comme n'importe quelle usine ou n'importe quel bureau. Les postulants remettent toutes leurs possessions à l'autorité centrale, puis demeurent dans cet ashram, sous la direction du gourou, pour le restant de leur vie. On est surpris par les types de personnes que l'on peut rencontrer là, c'est toute une société vue en coupe: des administrateurs du Gouvernement à la retraite, des hommes d'affaires qui ont fait fortune, quelques professeurs, et bien d'autres encore. Et ils sont tous assujettis à la soi-disant influence spirituelle du gourou. C'est consternant, mais c'est pourtant ainsi !


L'influence ou la contrainte est-elle limitée à l'ashram ? Le héros, l'idéal, l'Utopie politique, le futur comme symbole de réussite ou de devenir - toute cela n'a-t-il pas également une influence subtile sur chacun de nous ? Et l'esprit ne doit-il pas également se libérer de cette forme de contrainte ?


— Nous n'allons pas si loin, dit l'assistant social. Nous restons sagement à l'intérieur de certaines limites, car en sortir pourrait déboucher sur un chaos indescriptible.


Refuser une forme de contrainte pour finir par l'accepter sous une forme moins évidente, c'est là une façon de faire assez futile, n'est-ce pas ?


— Nous voulons procéder graduellement, et comprendre systématiquement et totalement une forme de contrainte après l'autre, précisa l'ingénieur.


Cela est-il possible ? Ne doit-on pas s'attaquer à l'influence ou à la contrainte dans leur ensemble et radicalement et non pas petit à petit, fragmentairement ? En essayant d'éliminer une forme de pression après l'autre, n'établissez-vous pas ainsi un processus qui renforce, à des niveaux différents, ce que vous tentez d'éliminer ? Peut-on se défaire progressivement de l'envie ? L'effort que vous faites en ce sens n'a-t-il pas pour conséquence de maintenir l'envie ?


— Il faut du temps pour construire quoi que ce soit. On ne fait pas un pont en un jour. Le temps est nécessaire à toutes choses - pour que la graine porte ses fruits et pour que l'homme atteigne à la maturité.


Le temps, de toute évidence, est nécessaire à certaines choses. Pour accomplir une série d'actes, ou pour se mouvoir d'ici à là dans l'espace, il faut du temps. Mais en de - hors de la chronologie, le temps est un jouet mental, n'est-ce pas ? On utilise la notion de temps comme moyen de réussir, de devenir quelque chose, positivement ou négativement ; le temps existe dans la comparaison. La pensée « je suis ceci, et je deviendrai cela » procède de la temporalité. Le futur est le passé modifié et le présent devient un simple mouvement ou un passage du passé au futur, dépourvu de toute importance. Le temps comme moyen de réussir exerce une influence capitale, qui impose la pression de traditions séculaires. Ce processus d'attraction et de contrainte, tout à la fois négatif et positif, peut-il être compris fragmentairement ou doit-il au contraire être saisi dans son ensemble ?


— Je me permets de vous interrompre, car j'aimerais poursuivre ce que j'avais commencé à vous expliquer, déclara l'avocat sur un ton de protestation. Être influencé n'est pas penser et c'est pour cela que je me préoccupe uniquement de moi - sans qu'il s'agisse d'égocentrisme. pour reprendre mon expérience personnelle, j'ai lu ce que vous avez dit sur l'autorité et je travaille en ce sens moi aussi. C'est la raison pour laquelle je me tiens soigneusement à l'écart de tous les maîtres et les gourous. L'autorité - lorsqu'elle n'est ni légale ni civique - doit être rejetée par l'homme intelligent.


Vous attachez-vous à vous libérer de l'autorité extérieure, de l'influence des journaux, des livres, des maîtres et ainsi de suite ? Ne devez-vous pas vous libérer égale- ment de toutes les formes de contraintes intérieures, et des pressions de l'esprit lui-même, non seulement au niveau superficiel, mais aussi à celui, très profond, de l'inconscient ? Et cela est-il possible ?


— C'est précisément l'une des choses dont je souhaite que nous parlions ensemble. Si l'on possède une certaine lucidité, il est relativement facile d'observer et de se libérer de l'empreinte laissée sur l'esprit conscient par les influences et les pressions extérieures. Mais le conditionnement et l'influence imposés à l'inconscient, par contre, c'est un problème très difficile à comprendre.


L'inconscient est le produit - n'est-ce pas ? - des innombrables influences et contraintes que nous-mêmes et la société avons fait subir à l'esprit.


— Il est certain que l'inconscient est influencé par la culture ou la société au sein de laquelle nous avons été élevés. Mais je ne saurais dire si ce conditionnement est total ou seulement parcellaire.


Souhaitez-vous le découvrir? — Mais bien sûr, c'est pour cela que je suis là. Comment faire pour le découvrir ? Le « comment » procède ici de l'interrogation et ne vise pas à rechercher une méthode. Car si l'on recherche une méthode, toute interrogation profonde cesse. Il est parfaitement évident que l'esprit est influencé, éduqué et structuré non seulement par la culture actuelle, mais par des siècles et des siècles de culture. Nous essayons pour l'instant de savoir si seule une partie de l'esprit ou au contraire sa totalité, a subi cette influence, ce conditionnement.


— Là est en effet la question.


Qu'entendons-nous par l'esprit conscient ? L'action et sa cause ; le désir, l'accomplissement et la frustration ; la peur et l'envie ;la tradition, l'héritage racial et les expériences de l'individu qui ont pour base un passé collectif ; le temps comme passé et futur - tout cela est de l'essence du conscient, et en constitue même le noyau, n'est- ce pas ?


— Exactement, et je me rends compte de la complexité de tout cela.


Perçoit-on par soi-même la nature de l'esprit conscient, ou est-on influencé par la description que nous en a fait quelqu'un d'autre ?


— Les deux, pour être franc. Je perçois la nature de mon propre conscient, mais il ne nuit pas d'en recevoir une description.


Qu'il est donc difficile de se libérer de l'influence ! En ne tenant pas compte de la description, peut-on véritablement ressentir la nature du conscient, sans élaborer de théories ni se perdre en explications ? Cela est important, n'est-ce pas ?


— Cela doit être important, en effet, murmura le fonctionnaire d'un ton rêveur. L'avocat était perdu dans ses pensées.


Éprouver par soi-même la nature de l'esprit conscient est une expérience qui diffère totalement de celle qui consiste à reconnaître cette nature au travers d'une description.


— Mais bien sûr, s'exclama l'avocat en reprenant part à la conversation, car cela découle de l'influence des mots, tandis que l'autre est une expérience directe de ce qui a lieu.


Cet état de l'expérience directe, c'est l'attention non motivée. Lorsque existe le désir d'obtenir un résultat, l'expérience est motivée, ce qui a pour conséquence de conditionner davantage l'esprit. Apprendre et être poussé à apprendre sont deux processus contradictoires, n'est-ce pas ? Apprend-on lorsque nous avons une raison d'apprendre ? L'accumulation du savoir, ou l'acquisition d'une technique, ne participent pas du fait d'apprendre. Apprendre est un mouvement qui ne s'éloigne ni ne s'approche de quoi que ce soit ; on n'apprend plus lorsqu'on accumule le savoir en vue d'obtenir, de réussir, d'arriver. Reconnaître la nature du conscient, l'étudier, est une action non motivée. On ne fait nulle expérience, on n'utilise aucun enseignement, afin d'être ou de ne pas être quelque chose. Le fait d'avoir une raison, une motivation, en- gendre nécessairement la pression, l'influence, la contrainte.


— Voudriez-vous laisser entendre que la véritable liberté n'a pas la moindre motivation ?


Mais oui. La liberté n'est pas réaction à l'asservissement, car si tel est le cas, la liberté en question n'est qu'une autre forme d'asservissement. C'est en cela qu'il importe de connaître les raisons qui nous poussent à nous libérer. Si nous sommes motivés de la sorte, le résultat obtenu n'est pas la liberté, mais tout simplement le contraire de ce qui est.


— Dans ce cas, le fait de reconnaître la nature du conscient, c'est-à-dire d'en faire l'expérience directe sans motivation, est déjà en soi une façon de libérer l'esprit de l'influence, c'est bien cela?


Qu'en pensez-vous ? N'avez-vous pas remarqué que le but à atteindre suscite l'influence, la coercition, le conformisme ? Pour libérer l'esprit de l'influence contraignante, agréable ou désagréable, il faut éliminer toute motivation, aussi subtile ou noble soit-elle. Mais il ne faut surtout pas que cela soit au moyen de la contrainte, de la discipline ou du refoulement, car ce serait là donner lieu à une autre forme d'asservissement.


— Je vois, reprit l'avocat. Le conscient est un complexe de motivations étroitement liées. Pour comprendre ce tout, il faut le reconnaître, l'étudier, sans poursuivre le moindre but. Car toute motivation entraîne inévitablement certaines formes d'influence et de pression contraignantes. Là où est la motivation ne peut être la liberté. Je commence à assimiler tout cela.


— Mais est-il possible d'agir sans motivation ? demanda l'assistant social. Il me semble que ces deux notions sont inséparables.


Qu'entendez-vous par agir ?


— Le village doit être assaini, les enfants doivent être éduqués, la loi mise en vigueur, des réformes doivent avoir lieu, etc. C'est tout cela, l'action, et cela recouvre évidemment un certain nombre de motivations. Si l'action motivée est fausse, quelle est alors la véritable action ?


Le communiste pense que sa façon de vivre est la bonne, ainsi que le capitaliste et l'homme dit religieux. Les gouvernements établissent des plans de cinq ou dix ans et édictent certaines lois pour les mener à bien. Le réformateur social a sa propre conception de la vie, dont il est persuadé qu'elle est la bonne. Chaque parent, chaque instituteur, fait respecter la tradition et l'attention. Il existe d'innombrables organisations politiques et religieuses, ayant chacune son leader, qui ont toutes le pouvoir, grossier ou subtil, d'imposer ce qu'elles croient être la véritable action.


— Mais sans cela, ce serait le règne du chaos et de l'anarchie.


Nous n'essayons pas de condamner ou de justifier telle ou telle éthique, tel leader ou tel maître. Nous essayons de comprendre, dans toute cette complexité, ce qu'est l'action véritable. Tous ces individus et ces organisations, avec leurs propositions et leurs contrepropositions, essayent d'exercer une influence sur la pensée dans une direction ou une autre. Et ce que certains estiment être l'action véritable est tenue par d'autres pour une mauvaise forme d'action. Il en est bien ainsi, n'est-ce pas ?


— Oui, dans une certaine mesure, reconnut l'assistant social. Mais quand bien même elle est fragmentaire et incomplète, personne ne songerait à définir l'action politique, par exemple, en termes d'action bonne ou mauvaise en soi. Elle est nécessaire, un point c'est tout. Mais alors, qu'est-ce que l'action véritable ?


Le fait de tenter de réunir toutes ces notions conflictuelles ne suffit pas à donner lieu à l'action véritable, n'est- ce pas ?


— Non, bien sûr.


Voyant dans quel état désastreux est le inonde, l'individu réagit de différentes façons. Il affirme qu'il doit tout d'abord se comprendre lui-même, qu'il doit assainir son être et ainsi de suite. Ou bien il devient réformiste, doctrinaire ou politicien, cherchant à influencer l'esprit des autres pour qu'ils se conforment à un modèle particulier. Mais l'individu qui réagit ainsi devant le désordre et la confusion sociale ne cesse pas pour autant d'en participer. Son action, n'étant en fait qu'une réaction, ne peut engendrer qu'une autre forme de confusion. Rien de tout cela n'est l'action véritable. L'action véritable, de toute évidence, est l'action totale, elle n'est ni fragmentaire, ni contradictoire. Et l'action totale seule peut répondre de façon adéquate aux besoins politiques et sociaux.


— Mais cette action totale, quelle est-elle ?


Ne vous appartient-il pas de le découvrir par vous- même ? Si l'on vous dit ce qu'elle est, et que vous soyez en accord ou en désaccord, cela ne débouchera que sur une autre action fragmentaire, n'est-ce pas ? L'action réformatrice à l'intérieur de la société, et l'action de l'individu en tant qu'il s'oppose ou qu'il se sépare de la société, sont des actions incomplètes. L'action totale est entre les deux, et cette action totale est d'amour. - J.K.


Note 36 - L'attention non motivée - Commentaire sur la vie tome 3

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