Le voyage sur une mer inconnue
Le soleil venait de se coucher derrière les arbres et les nuages, et le rougeoiement doré entrait par une fenêtre dans la grande pièce, remplie de gens qui écoutaient un instrument à huit cordes, accompagné par un petit tambour. Presque toute l'assemblée suivait la musique de façon totalement absorbée, et en particulier une jeune fille en robe claire, aussi immobile qu'une statue, à l'exception de sa main qui battait parfaitement la mesure sur sa cuisse. Elle ne faisait aucun autre mouvement. Tenant sa tête droite et ses yeux fixés sur le musicien, elle avait perdu toute notion de ce qui l'entourait. De nombreux autres spectateurs marquaient la mesure de la main ou de la tête. Tous étaient en extase et le monde des guerres, des politiciens et des soucis avait cessé d'exister.
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Dehors, la lumière baissait et les fleurs dont les couleurs étaient encore si vives quelques minutes auparavant s'étaient noyées dans l'obscurité naissante. Les oiseaux s'étaient tus et seul un chat-huant lança son appel. Quelqu'un criait dans une maison de l'autre côté de la route. On pouvait voir deux ou trois étoiles au travers du feuillage des arbres et sur le mur blanc du jardin, un lézard se dirigeait furtivement vers un insecte. La musique retenait toute l'attention du public. C'était une musique pure et délicate, profondément belle et sensible. L'instrument à cordes s'arrêta soudain, et le petit tambour prit la relève ; il s'exprimait avec une clarté et une précision réellement incroyables. Les mains du musicien étaient étonnamment douces et rapides tandis qu'elles frappaient des deux côtés du tambourin, dont la musique disait bien plus que le bavardage insensé des hommes. Ce tambourin, si on le souhaitait, pouvait envoyer des messages passionnés avec vigueur et précision. Mais pour l'instant, il parlait doucement de très nombreuses choses, et l'esprit voguait sur les flots de sa musique.
Lorsque l'esprit s'envole vers la découverte, l'imagination est chose dangereuse. L'imagination n'a nulle place dans la compréhension, elle la détruit au contraire aussi sûrement que la spéculation. La spéculation et l'imagination sont les ennemies de l'attention. Mais l'esprit avait conscience de cela, de sorte qu'il n'y eut pas d'envol dont il aurait fallu le rappeler. L'esprit était parfaitement immobile - et pourtant qu'il était rapide! Il était allé jusqu'au bout du monde et était revenu avant même d'avoir entrepris son voyage. Il était plus rapide que le plus rapide, en même temps qu'il pouvait être lent - si lent que nul détail ne lui échappait. La musique, l'assistance, le lézard n'étaient qu'un bref mouvement compris en lui. Il était parfaitement immobile, et de ce fait, parfaitement seul. Son immobilité n'était pas celle de la mort, ni une chose assemblée par l'esprit, réprimée et fabriquée par la vanité de l'homme. C'était un mouvement au-delà de la mesure humaine, un mouvement qui n'était pas d'ordre temporel, qui n'avait ni début ni fin, mais qui était encore dans les profondeurs inconnues de la création.
Approchant de la cinquantaine, assez gras, il avait fait ses études à l'étranger, et tranquillement, d'une façon détournée, il reconnut qu'il connaissait tous les gens importants. Il gagnait sa vie en écrivant dans les journaux des articles spécialisés et en donnant des conférences dans tout le pays. Il avait également une autre source de revenus. Il semblait cultivé et s'intéressait à la religion - comme la plupart des gens, ajouta-t-il.
- J'ai naturellement un gourou particulier que je consulte le plus régulièrement possible, sans être pour autant l'un de ses disciples aveugles. Comme je voyage beaucoup, j'ai rencontré de nombreux maîtres, du nord au sud de ce pays. Certains d'entre eux sont des truqueurs qui font habilement passer une vague teinture de savoir livresque pour leur expérience propre. D'autres, en revanche, ont consacré des années à la méditation, pratiquent diverses formes de yoga, et d'autres choses de cet ordre. Parmi ces derniers, certains sont très évolués, mais la majorité reste aussi superficielle que n'importe quelle catégorie de spécialistes. Ils connaissent un certain sujet limité et s'en contentent parfaitement. Il existe des ashrams dont les maîtres spirituels sont efficaces, capables, péremptoires et complètement autocrates, infatués de leur propre ego sublimé. Je vous dit tout cela, non pas pour sacrifier à l'anecdote, mais pour montrer que je mène sérieusement ma recherche de la vérité et que je suis capable de discernement. J'ai assisté à certaines de vos causeries, lorsque j'en avais la possibilité et quand bien même il me faut écrire pour vivre, et ne pas consacrer tout mon temps à la vie religieuse, c'est pourtant quelque chose qui m'intéresse très sérieusement.
Peut-on savoir quel contenu vous accordez au mot « sérieux » ?
— Je ne plaisante pas avec les questions religieuses, et je veux réellement mener une vie religieuse. Je consacre tous les jours une heure à la méditation et je tente autant que faire se peut d'approfondir ma vie intérieure. Je fais tout cela très sérieusement.
La plupart des gens s'intéressent sérieusement à quelque chose, n'est-ce pas ? Ils considèrent sérieusement leurs problèmes, la réalisation de leurs désirs, leur rang dans la société, leur apparence, leurs divertissements, leur argent et ainsi de suite.
— Pourquoi me comparer à eux ? demanda-t-il, assez choqué.
Ce n'est pas que je veuille minimiser votre sérieux, mais nous sommes tous sérieux lorsqu'il s'agit de nos intérêts particuliers. L'homme fat est sérieux dans la façon dont il s'estime, et les puissants sont très sérieux par rapport à leur importance et à leur influence.
— Mais je suis très modéré dans mes actes, et très honnête dans ma tentative de mener une vie religieuse.
Le désir de quelque chose suffit-il à susciter le sérieux ? Si tel est le cas, tout le monde est sérieux, du politicien rusé au saint le plus exalté. L'objet du désir peut être d'ordre matériel ou non, mais quiconque recherche quelque chose est sérieux, n'est-ce pas ?
— Il doit bien y avoir une différence, répondit-il avec une certaine irritation, entre le sérieux du politicien ou de celui qui fait de l'argent, et celui de l'homme religieux. Le sérieux de l'homme religieux a une qualité toute différente.
Vraiment ? Qu'entendez-vous par homme religieux ?
— Celui qui cherche Dieu. L'ermite ou le sannyasi qui ont renoncé au monde afin de découvrir Dieu sont, à mon sens, véritablement sérieux. Tandis que le sérieux des autres, y compris de l'artiste et du réformateur, est à ranger dans une catégorie très différente.
L'homme qui cherche Dieu est-il vraiment sérieux ? Comment peut-il rechercher Dieu s'il ne Le connaît pas ? Et s'il connaît ce Dieu qu'il cherche, sa connaissance découle de ce qu'on lui a dit, ou de ce qu'il a lu, ou encore repose sur son expérience personnelle qui elle aussi est modelée par la tradition et procède de son propre désir de trouver la sécurité dans un autre monde.
— Votre logique n'est-elle pas un peu systématique ?
Il faut, de toute évidence, comprendre le mécanisme mental qui préside à l'élaboration des mythes avant que soit possible l'expérience directe de ce qui est au-delà de l'appréciation mentale. Il est indispensable de se libérer du connu pour que soit l'inconnu. L'inconnu ne se poursuit ni ne se recherche. Est-il sérieux, celui qui poursuit la projection de son propre esprit, quand bien même cette projection est appelée Dieu ?
— Si vous présentez les choses ainsi, nul d'entre nous n'est sérieux.
Nous sommes sérieux lorsque nous poursuivons ce qui est agréable et gratifiant.
— Quel mal y a-t-il à cela ?
Cela n'est ni bien ni mal, c'est un fait. N'est-ce pas ce qui se passe réellement pour chacun d'entre nous ?
— Je ne peux parler qu'en mon nom, et je ne crois pas rechercher Dieu pour ma propre satisfaction. Je me refuse nombre de choses, ce qui n'est pas précisément un plaisir.
Vous vous refusez certaines choses en vue d'une satisfaction plus grande, n'est-ce pas ?
— Mais la quête de Dieu n'est pas de l'ordre de la gratification, affirma-t-il.
On peut être persuadé de l'absurdité qu'il y a à rechercher les biens de ce monde, ou être frustré tant qu'on ne les a pas obtenus, ou être découragé par la souffrance et les efforts que cela représente. De sorte que l'esprit en vient à se tourner vers une autre forme de mondanité, la recherche d'une joie ou d'une béatitude que l'on appelle Dieu. La gratification est inhérente au processus même de l'abnégation et du renoncement. Car en définitive, c'est une certaine forme de permanence que vous recherchez, n'est-ce pas ?
— C'est ce que nous cherchons tous, c'est dans la nature de l'homme.
En réalité, vous ne recherchez pas Dieu, ou l'inconnu, c'est-à-dire ce qui est au- dessus ou au-delà du transitoire, au-delà de la lutte et de la souffrance. Ce que vous recherchez véritablement c'est un état permanent de satisfaction que rien ne peut troubler.
— Présenté aussi sèchement, cela semble terrible.
Mais c'est cependant la réalité, n'est-ce pas ? C'est dans l'espoir d'atteindre à la satisfaction totale que nous passons d'un maître à un autre, d'une religion à l'autre et d'un système à un autre. Et en cela, nous sommes effectivement très sérieux.
— Je vous l'accorde, dit-il sans conviction.
Ce n'est pas une question de concession, ou d'accord verbal. Il est un fait certain que nous sommes tous extrêmement sérieux dans notre recherche du contentement, de la satisfaction profonde, aussi diverses que puissent être nos façons de l'obtenir. Vous pouvez vous imposer une autodiscipline afin d'acquérir le pouvoir et le rang social en ce monde, et je peux moi, de mon côté, pratiquer certaines méthodes rigoureuses en vue d'atteindre un soi-disant état spirituel, mais nos motivations à tous deux demeurent essentiellement semblables. Une quête peut sembler moins dangereuse socialement qu'une autre, mais nous cherchons tous deux la gratification, et à perpétuer ce centre qui ne cesse de vouloir réussir, ou de devenir quelque chose.
— Est-ce que je cherche réellement à devenir quelque chose ? Qu'en pensez-vous ?
— Il m'est indifférent d'être reconnu en tant qu'écrivain, mais par contre il est important pour moi que les idées ou les principes au sujet desquels j'écris soient acceptés par les gens importants.
Ne vous identifiez-vous pas à ces idées?
— Je suppose que si. On a tendance en dépit de soi-même, à se servir des idées en tant que moyens d'accéder à la célébrité.
C'est exactement cela, en effet. Si nous pouvions penser à la question de façon simple et directe, elle s'en trouverait clarifiée. La plupart d'entre nous ne se préoccupent, intérieurement comme extérieurement, que de leur propre promotion. Mais de nous voir tels que nous sommes réellement, et non tels que nous voudrions être, est chose difficile. Il faut pour cela une perception impartiale, sans la reconnaissance mémorielle du bien et mal.
— Mais vous ne condamnez pas totalement l'ambition? Examiner ce qui est n'est ni condamner ni justifier. La réalisation de soi sous toutes ses formes est de toute évidence la perpétuation de ce centre qui lutte pour être ou devenir quelque chose. Vous pouvez souhaiter devenir célèbre par vos écrits, et je peux atteindre à ce que je nomme Dieu ou la réalité, ce qui implique un certain nombre de bénéfices conscients ou inconscients. Votre quête est d'ordre matériel, et la mienne d'ordre religieux ou spirituel. Mais en dehors des étiquettes, existe-t-il une telle différence entre elles? L'objectif du désir peut varier, mais la motivation sous-jacente reste la même. L'ambition de réaliser, ou de devenir quelque chose, porte toujours en elle le germe de la frustration, de la peur et de la douleur. Cette activité centrée sur le moi participe de l'essence même de l'égotisme, n'est-ce pas?
— Mon Dieu, mais vous me dépouillez de tout: mes vanités, mon désir d'être célèbre, et même ce qui me pousse à faire circuler quelques idées importantes. Que ferai-je quand tout cela n'existera plus?
Votre question n'indique-t-elle pas que tout existe encore? Personne ne peut vous prendre ce qu'intérieurement vous refusez d'abandonner. Vous continuerez à suivre le chemin de la célébrité, qui est aussi le chemin de la douleur, de la frustration et de la peur.
— Il m'arrive pourtant parfois de vouloir lâcher tout ce système pourrissant, mais la sollicitation est trop forte.
L'anxiété et la gravité perçaient maintenant dans sa voix. — Mais qu'est-ce qui pourrait m'empêcher de suivre ce chemin? Posez-vous cette question sérieusement? — Je le pense. Serait-ce la douleur?
La douleur résulte d'un choc, c'est l'ébranlement momentané d'un esprit installé, ayant accepté la routine de la vie. Quelque chose survient - une mort, la perte d'un travail, la remise en question d'une croyance privilégiée - et l'esprit est perturbé. Mais que fait l'esprit perturbé? Il essaie de retrouver une tranquillité, il se réfugie dans une autre croyance, dans un travail plus sûr, dans une nouvelle relation. Les vagues de la vie reviennent bientôt briser ses protections et l'esprit doit alors mettre en place de nouvelles défenses. Et cela continue de la même façon. Ce n'est pas une façon de faire très intelligente, ne trouvez-vous pas?
— Mais quelle est-elle la façon de faire intelligente?
Pourquoi interroger autrui? Ne voulez-vous pas le découvrir vous-même? Si je vous donnais une réponse, vous l'accepteriez ou la refuseriez, et cela ne ferait qu'empêcher l'intelligence, la compréhension.
— Je vois que ce que vous avez dit de la douleur est parfaitement vrai. C'est exactement ce que nous faisons tous. Comment ne plus tomber dans ce piège?
Nulle forme de contrainte n'y aidera, - n'est-ce pas? - qu'elle soit intérieure ou extérieure. Toute contrainte, aussi subtile soit-elle, est issue de l'ignorance. Elle naît du désir de la récompense ou de la crainte de la punition. Comprendre la nature de ce piège dans son ensemble, c'est s'en libérer. Aucun être, aucun système, aucune croyance, ne peut vous libérer. La vérité contenue en cela est le seul facteur de libération - mais vous devez le découvrir vous-même, et non en être simplement persuadé. Il vous appartient d'entreprendre ce voyage sur une mer inconnue. - Jiddu Krishnamurti
Note 37 - Le voyage sur une mer inconnue - Commentaire sur la vie tome 3