La quête et l'état de la recherche
Les cieux s'ouvrirent et ce fut la pluie ; la terre en fut inondée. Elle se mit à tomber en nappes qui s'écoulaient sur les routes et alourdissaient visiblement les nénuphars. Les arbres pliaient eux aussi sous ce poids. Les corbeaux étaient trempés et avaient du mal à voler, et de nombreux petits oiseaux vinrent se réfugier sous le toit de la véranda. Soudain des grenouilles de toute taille apparurent de partout. Les plus grandes faisaient des bonds prodigieux avec énormément d'aisance.
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Certaines étaient brunes, d'autres avaient des raies vertes et d'autres encore, étaient presque entièrement vertes. Toutes avaient de gros yeux brillants, noirs et ronds. Si vous en preniez une, elle restait dans votre main, vous considérant de son regard perçant. Et lorsque vous la reposiez, elle restait immobile, comme figée sur place. La pluie continuait à tomber, partout se formaient des ruisseaux et l'eau, sur le chemin, atteignait la cheville. Il n'y avait pas de vent, rien que cette pluie torrentielle. Vos habits étaient transpercés en quelques secondes, et vous collaient à la peau de façon très inconfortable. Mais il faisait doux, et il n'était pas désagréable d'être complètement trempé.
Il fallait baisser la tête pour que l'eau ne vous entre pas dans les yeux mais les lourdes gouttes vous frappaient douloureusement, et vous finissiez par vous mettre à l'abri. La pluie était d'une telle violence qu'elle avait déchiré un nénuphar d'un mauve pâle, au cœur doré. La fleur ne pouvait supporter un tel impact. Un serpent vert de la grosseur d'un doigt se nouait à une branche et on le distinguait à peine car il était presque de la couleur des feuilles, mais d'un ton de vert plus clair, avec une nuance artificielle et chimique. Il n'avait pas de paupières, ses yeux noirs étaient sans protection. Il ne bougeait pas a votre approche, mais vous sentiez qu'il n'était pas à l'aise de vous savoir si près. C'était un serpent inoffensif, d'environ quarante-cinq centimètres, gras et étonnamment souple. Il restait immobile et attentif lorsque vous vous éloigniez, et passé une certaine distance, vous ne le voyiez plus.
Les feuilles d'un bananier étaient déchiquetées, les fleurs arrachées par cette pluie plus violente que jamais. Les jasmins blancs et délicats jonchaient le sol et prenaient bientôt une même couleur brune et terreuse. Ils gardaient dans la mort leur parfum divin mais il fallait s'en approcher pour le sentir, car à distance, seules s'exhalaient l'odeur de la pluie et de l'humidité pénétrante. Un corbeau crotté était venu s'abriter sous la véranda. Trempé jusqu'à l'os, ses ailes traînaient à terre, et sa chair bleuâtre apparaissait par endroits. Il était incapable de voler et il vous regardait comme s'il vous demandait de ne pas l'approcher. Seul son bec noir et pointu évoquait une im- pression de puissance et de dureté, tout le reste n'était que faiblesse tremblante. Le crépitement de la pluie sur le toit, les feuilles et les palmes en forme d'éventail étouffaient complètement le grondement de la mer. Mais on avait l'impression que ce tumulte commençait à prendre fin. Il pleuvait déjà moins fort et on entendait le coassement des grenouilles. On percevait également d'autres bruits: des voix qui s'interpellaient, un chien qui aboyait, une voiture qui passait sur la route. Tout redevenait normal. Vous faisiez partie de la terre, des feuilles, du nénuphar mourant et vous étiez vous aussi entièrement lavé et purifié.
C'était un vieil homme, connu pour sa nature généreuse et son labeur incessant. Mince et austère, il parcourait le pays en train, en car ou à pied, parlant de questions religieuses et il émanait de lui la dignité de la réflexion et de la méditation. Il avait une barbe, propre et bien peignée, et les cheveux longs. Ses mains étaient longues et maigres et son sourire agréable et amical.
— Même si je ne porte pas la robe safran, je suis pourtant un sannyasi et j'ai voyagé dans tout le pays, parlant avec beaucoup de gens et interrogeant les maîtres religieux. Comme vous le voyez, je suis un vieil homme, j'ai une barbe blanche, mais j'ai essayé de garder un cœur jeune et une tête claire. J'ai quitté ma maison à l'âge de quinze ans, pour partir à la recherche de Dieu. Il eut un léger sourire à ces souvenirs passés. Cela fait bien longtemps et malgré mes lectures, mes dévotions et mes méditations, je n'ai pas trouvé Dieu. J'ai écouté très attentivement les plus célèbres des saints dirigeants, qui ne cessent de parler de Dieu - et ce non pas une fois, mais de nombreuses fois. J'ai considéré leur travail, leurs réformes sociales, sans la moindre condescendance, mais avec une grande ouverture de cœur, afin de déceler leurs qualités. Je ne suis ni tolérant ni intolérant. J'ai prié avec la foule et j'ai prié dans la solitude, intérieurement. Jeune homme, je voulais m'occuper de réformes sociales et je me suis délibérément tourné vers les bonnes œuvres. Mais j'ai découvert que les bonnes œuvres n'avaient de sens que l'œil dans un tout immense, c'est-à-dire Dieu, et même si je continue à penser que les réformes sociales sont nécessaires, mon intérêt véritable est ailleurs.
Et ce n'est pas le cœur sec que j'ai écouté ces « leaders du peuple » ainsi qu'on les appelle, reprit-il, mais leur Dieu n'est pas celui que je cherche. Leur Dieu, c'est l'action. Ils prêchent, ils convainquent, ils jeûnent, et organisent des meetings politiques. Ils dirigent des commissions, écrivent des articles, publient des journaux et se mêlent aux grands du pays. Ils sont actifs mais ignorent le silence. J'ai cherché Dieu à leurs côtés et ne L'ai pas trouvé. Bien avant que leurs noms n'apparaissent dans les journaux, j'avais commencer à chercher Dieu solitairement, dans les grottes et à l'air libre. Mais je ne L'ai pas trouvé davantage. Maintenant, je suis un vieillard, et je n'ai plus que quelques années à vivre. Le trouverai-je? Ou est-Il non existant? Je ne veux pas une opinion, ou les arguments habiles d'un esprit exercé. Il faut que je sache. Je vous ai souvent écouté, dans le nord et dans le sud du pays, et vous ne parlez pas de Dieu comme les autres en parlent, pas plus que vous n'appartenez au domaine politico-religieux. Vous expliquez ce que Dieu n'est pas, mais vous ne dites pas ce qu'Il est - ainsi que cela doit être. Mais vous ne dites pas comment accéder à Lui, et cela est dur à comprendre. Je vous connais depuis votre jeunesse et je me suis souvent demandé, au fil des années, ce que tout cela donnerait. S'il en avait tourné différemment, je ne serais pas là aujourd'hui. Ce n'est pas un compliment. Je veux connaître la vérité avant de quitter ce monde.
Il était assis en silence, les yeux fermés. Il n'y avait pas en lui la dureté du doute, ni la brutalité du cynisme, non plus que l'intolérance qui essaie de se donner pour tolérante. C'était un homme qui avait atteint la fin de sa quête et qui voulait encore sa- voir. Un étrange silence régnait dans la pièce.
Sommes-nous humbles lorsque nous cherchons? La quête ne procède jamais de l'humilité, n'est-ce pas?
Serait-elle issue de l'orgueil?
N'en est-il pas ainsi? Le désir de réussir, d'arriver, fait partie intégrante de l'orgueil qui se dissimule dans la recherche. Il est nécessaire de trouver le moyen de répartir efficacement et équitablement ce dont l'homme a un besoin primordial ; et nous le trouverons car la technologie nous y obligera demain ou après-demain. Mais en dehors du fait de rechercher le moyen d'assurer à l'homme un l'œil matériel, pourquoi cherchons-nous?
Je cherche depuis mon enfance parce que ce monde a fort peu de signification, celle-ci est visible à l'œil nu. Je ne dis pas, comme certains, que c'est une illusion. Ce monde est aussi réel que la souffrance et la douleur. L'illusion n'existe qu'en esprit et le pouvoir de la susciter peut prendre fin. L'esprit peut être purifié de ses imperfections par le souffle de la compassion. Mais purifier l'esprit n'est pas trouver Dieu. Je L'ai cherché, et ne L'ai point trouvé.
Cette existence quotidienne est d'essence transitoire, et nous recherchons la permanence. Ou encore, au sein même de toute cette folie, on espère trouver quelque chose de rationnel, de sain. Ou bien l'on souhaite une sorte d'immortalité personnelle. Ou l'on cherche à se réaliser en quelque chose d'infiniment plus grand que l'enrichissement passager du désir. Toutes ces formes de recherches ne procèdent elles pas de l'orgueil? Comment pouvez-vous savoir ce qu'est la réalité? Êtes-vous capable de la reconnaître, de la sonder? L'esprit peut-il la mesurer?
Dieu viendra-Il à nous sans que nous Le cherchions?
La recherche se limite au domaine de l'esprit, ce que l'on cherche et ce que l'on trouve reste circonscrit dans ces limites mentales, n'est-ce pas? L'esprit peut imaginer, spéculer, entendre le bruit de son propre bavardage mais il ne peut en aucun cas découvrir ce qui est en dehors de son champ propre. Sa recherche est limitée à l'espace de sa propre mesure.
N'ai-je fait alors que mesurer, et non chercher ?
On ne peut chercher sans mesurer. Si l'esprit cesse de mesurer, de comparer, on ne cherche plus.
Voulez-vous dire par là que toutes mes années de quête ont été vaines?
Ce n'est pas à autrui d'en juger. Mais le mouvement de l'esprit qui entreprend le long voyage de la quête demeure éternellement en deçà de ses propres confins, qu'ils soient vastes ou étroits.
J'ai tenté de rendre l'esprit silencieux, mais cela non plus n'a pas abouti.
L'esprit qu'on a rendu silencieux n'est pas silencieux. Tout ce à quoi on a tenté d'atteindre par la force doit être sans cesse reconquis, et c'est un processus sans fin. Seul ce qui a une fin est hors de la portée du temps.
Ne doit-on pas rechercher le silence? L'esprit qui erre doit de toute évidence être examiné et mis sous contrôle.
Peut-on chercher le silence? Est-ce quelque chose que l'on peut cultiver et accumuler? Pour rechercher le silence de l'esprit, il faut déjà savoir ce que c'est. Et pouvons-nous le savoir? La description qu'en fait un autre peut nous en donner une idée, mas cela peut-il être décrit? Le savoir n'est qu'une condition formelle, un processus de récognition. Et ce qui est reconnu n'est pas le silence, qui est par essence essentiellement nouveau.
J'ai connu le silence des montagnes et des grottes, et j'ai rejeté toute pensée hormis celle du silence. Mais je n'ai jamais connu le silence de l'esprit. Vous dites avec sagesse que la spéculation est vide. Mais il doit exister un état propice au silence. Comment faire naître cet état?
Existe-t-il une méthode pour faire entrer en existence ce qui n'est pas le produit de l'imagination, ce qui n'a pas été assemblé par l'esprit?
Je suppose que non. Le seul silence dont j'ai fait l'expérience, c'est celui qui survient lorsque je maîtrise parfaitement mon esprit. Mais vous dites que ce n'est pas le silence. J'ai entraîné mon esprit à m'obéir et ne l'ai libéré qu'en le surveillant attentivement. Je l'ai modelé et aiguisé par l'étude, le raisonnement, la méditation et la réflexion. Mais le silence dont vous parlez n'est jamais entré dans le champ de mon expérience. Comment connaître ce silence? Que dois-je faire?
Celui qui fait l'expérience doit cesser d'être pour que soit ce silence. L'expérimentateur recherche sans cesse d'autres expériences. Il veut éprouver de nouvelles sensations ou en reproduire d'anciennes. Il désire ardemment se réaliser, ou devenir quelque chose. L'expérimentateur crée la motivation et aussi longtemps que demeure une motivation, aussi subtile soit-elle, on ne fait qu'acheter le silence. Et il ne s'agit alors pas du silence.
Mais comment le silence se produit-il, dans ce cas? Est-ce un hasard de la vie? Est-ce un don?
Considérons ensemble la question. Nous cherchons toujours quelque chose, et nous utilisons ce terme très facilement. Le fait de chercher revêt alors toute l'importance et non plus ce que nous cherchons. Nous cherchons la projection de notre propre désir. La quête n'est pas l'état propice à la recherche, c'est une réaction, un processus de négation et d'affirmation par rapport à une idée émise par l'esprit. Pour chercher la proverbiale aiguille dans la meule de foin, il faut posséder une connaissance préalable de cette aiguille. De la même façon, pour chercher Dieu, le silence, le bonheur ou ce que vous voudrez, il faut l'avoir déjà connu, formulé ou imaginé. Ce qu'on appelle chercher ne s'applique qu'à quelque chose de connu. Trouver, c'est re- connaître, et la récognition repose sur la connaissance antérieure. Ce processus de la quête n'est pas l'état propice à la véritable recherche. L'esprit qui cherche, espère, désire et ce qu'il trouve peut se reconnaître et donc, par le fait même, est connu. Cette recherche est une action du passé. Mais l'état de la véritable recherche est totalement différent, ne ressemble en rien à cela. Ce n'est pas une réaction ni le contraire de la recherche. Ces deux choses ne sont liées en aucune façon.
Mais quel est donc l'état propice à la véritable recherche?
On ne peut le décrire, mais il est possible d'être dans cet état si l'on a compris ce qu'était le fait de chercher. Nous cherchons par mécontentement, par peur, et parce que nous sommes malheureux, n'est-ce pas? Chercher est un réseau d'activités où n'entre nulle liberté. C'est ce réseau qu'il nous faut comprendre.
Comprendre?
La compréhension n'est-elle pas un état d'esprit dans lequel le savoir, la mémoire ou la récognition, ne fonctionne pas immédiatement? Pour comprendre, l'esprit doit être immobile. Les activités du savoir doivent être suspendues. Cette immobilité de l'esprit a lieu spontanément lorsque le maître ou le parent veulent véritablement comprendre l'enfant. Lorsque existe l'intention de comprendre, une attention se fait jour que ne vient pas distraire le désir de réussir. L'esprit, dans ce cas, n'est ni discipliné, ni contrôlé, ni maîtrisé, ni rendu immobile. Son immobilité est naturelle lorsqu'il y a l'intention de comprendre. La compréhension n'implique ni effort, ni conflit. Et c'est avec la compréhension de l'entière signification de la recherche qu'entre en existence l'état propice à la véritable recherche. On ne peut ni le chercher ni le trouver.
Tandis que je vous écoutais, j'ai attentivement surveillé mon esprit. Je comprends maintenant ce qu'il en est de ce qu'on appelle la recherche et je conçois qu'il est possible de ne pas chercher. Mais l'état favorable à la véritable recherche, cependant, n'est pas.
Pourquoi dire qu'il est ou qu'il n'est pas? Ayant pris conscience de la vérité et de la fausseté du fait de chercher, l'esprit n'est plus pris dans le mécanisme de la recherche. On éprouve le sentiment d'être débarrassé d'un fardeau, une sorte de soulagement. L'esprit est immobile. Il ne fait plus d'efforts, il ne poursuit plus rien. Mais il n'est pas assoupi, ni en attente. Il est simplement immobile, éveillé. N'en est-il pas ainsi, monsieur?
Ne m'appelez pas « monsieur », je vous en prie. Je suis celui qui apprend. Ce que vous dites se révèle être vrai.
C'est en cet éveil de l'esprit que réside l'état propice à la recherche. Il ne cherche plus à partir d'une motivation. Il n'a plus de but à atteindre. L'esprit n'a pas été rendu immobile. Nulle pression n'a été exercée sur lui en vue de cette tranquillité, et c'est pour cela qu'il est immobile. Cette immobilité n'est pas celle de la feuille qui attend le prochain coup de vent pour danser à nouveau. Il n'est pas le jouet du désir.
Il y a la conscience d'un mouvement dans cette immobilité.
Cette conscience lucide n'est-elle pas le silence? Nous décrivons, mais pas de la façon dont le ferait l'expérimentateur. L'expérimentateur est le produit de diverses causes, c'est un effet qui à son tour devient la cause d'un nouvel effet. L'expérimentateur est tout à la fois la cause et l'effet dans une suite ininterrompue de causes et d'effets. Percevoir cette vérité libère l'esprit. Il ne peut être de liberté à l'intérieur du filet de la cause et de l'effet. La liberté ne consiste pas à se libérer du filet, mais bien plutôt en ce que le filet ne soit plus. Se libérer de quelque chose n'est pas la liberté, ce n'est qu'une réaction, le contraire de l'asservissement. La liberté intervient lorsqu'on a compris l'asservissement. La vérité n'est pas quelque chose de permanent, de fixé une fois pour toutes, c'est pourquoi on ne peut la chercher. La vérité est une chose vi- vante, c'est l'état propice à la recherche véritable.
— Cet état, c'est Dieu. Il n'est pas de fin à atteindre et à conserver. Cette recherche sans découverte qui a duré si longtemps n'a pas mis d'amertume dans mon cœur, et je ne regrette pas ces années. On nous enseigne, nous n'apprenons pas et cela fait notre malheur. La compréhension abolit le temps et les âges et balaie toute différence entre l'enseignant et l'enseigné. Je comprends et je ressens profondément. Nous nous reverrons. - Jiddu Krishnamurti
Note 41 - La quête et l'état de la recherche - Commentaire sur la vie tome 3