Pourquoi ce besoin de posséder ?
Il pleuvait depuis des jours et des jours, et rien n'indiquait que cela allait cesser. Les collines et les montagnes étaient couvertes de nuages noirs et la rive verdoyante, de l'autre côté du lac, était cachée par un épais brouillard. Il y avait partout des petites mares d'eau et la pluie entrait dans la voiture par les vitres à demi ouvertes. Laissant derrière elle le lac, et serpentant parmi les collines, la route traversait un certain nombre de villages et de hameaux avant de conduire au sommet d'une montagne. La pluie avait maintenant cessé, et tandis que nous allions de plus en plus haut, les pics neigeux commencèrent à apparaître, brillant dans le soleil matinal.
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La voiture s'arrêta bientôt, et l'on prit un sentier qui s'éloignait de la route, s'en- fonçant entre les arbres et dans les prés. L'air était froid et immobile et il y avait un surprenant silence. Les habituelles vaches et leurs clochettes n'étaient pas là. On ne rencontrait pas d'autre être humain sur ce sentier mais dans la terre mouillée on voyait l'empreinte de pas lourds dans des chaussures à clous. Le sentier n'était pas trop boueux, mais les pins étaient chargés de pluie. En s'approchant du bord d'une falaise, on pouvait voir dans le lointain une rivière qui coulait des glaciers. Elle était grossie par plusieurs chutes d'eau, mais de si loin on n'entendait rien et le silence était total.
On ne pouvait éviter d'être soi-même tranquille. Il ne s'agissait pas d'une tranquillité forcée, cette tranquillité se faisait naturellement et facilement. Votre esprit n'était plus en perpétuel vagabondage. Son mouvement extérieur avait cessé et il faisait maintenant un voyage intérieur, voyage qui débouchait sur des hauteurs étonnantes et des profondeurs tout aussi immenses. Mais ce voyage cessait lui aussi bientôt et il n'y avait plus alors ni mouvement intérieur ni mouvement extérieur de l'esprit. Il était parfaitement immobile et il y avait pourtant un mouvement - qui n'était absolument pas lié aux allées et venues de l'esprit, et qui n'avait ni cause, ni fin, ni centre. Ce mouvement se produisait à l'intérieur de l'esprit, au travers de l'esprit et au-delà de lui. L'esprit pouvait suivre toutes ses activités propres, aussi subtiles et compliquées qu'elles soient, mais il était incapable de suivre cet autre mouvement qui n'était pas issu de lui.
L'esprit était immobile. On ne l'avait pas rendu immobile. Cette tranquillité n'avait pas été préparée et n'était pas non plus le résultat d'un quelconque désir de tranquillité. L'esprit était tout simplement tranquille et du fait de cette tranquillité ce mouvement intemporel avait lieu. L'esprit ne pourrait jamais s'en emparer et le classer parmi ses souvenirs. Il l'aurait fait s'il l'avait pu, mais il ne reconnaissait pas ce mouvement. L'esprit ne le connaissait pas, ne l'avait jamais connu, et c'est pourquoi l'esprit était immobile, et ce mouvement intemporel se prolongeait de façon irrévocable.
Le soleil était maintenant derrière les pics lointains, qui étaient à nouveau pris dans les nuages.
— Il y a longtemps que j'attends cette rencontre et maintenant que je suis là, je ne sais par où commencer.
C'était un jeune homme, grand et assez mince, et qui se portait bien. Il avait fait des études, dit-il, mais pas très brillantes, réussissant tout juste à passer ses examens d'une année sur l'autre, et c'est grâce aux accointances de son père qu'il avait réussi à trouver un travail intéressant. C'était un travail d'avenir, comme n'importe quel travail auquel vous vous donniez pleinement, mais cela ne le passionnait pas. Il continuerait à le faire, tout simplement. D'autant que, compte tenu du désastre de la situation mondiale, cela ne semblait pas avoir beaucoup d'importance. Il était marié et avait un petit garçon - un enfant charmant et d'une intelligence remarquable, ajouta-t-il, si l'on considérait la médiocrité de ses parents. Mais en grandissant, le garçon deviendrait sans doute comme tout le monde, pourchassant la réussite et le pouvoir, pour autant que la terre existe encore à cette époque.
— Comme vous le voyez, je peux très facilement disserter sur un certain nombre de choses, mais ce dont je veux réellement vous parler est beaucoup plus complexe et difficile. Je n'en ai jamais parlé à personne auparavant, pas même à ma femme, et je suppose que cela ne rend pas les choses plus faciles. Mais si vous m'accordez un peu de patience, j'y viendrai.
Il resta quelques instants silencieux et reprit :
— Je suis fils unique et j'ai été assez gâté. Bien que j'aime la littérature et que je souhaite écrire, je n'ai ni le talent ni la volonté de le faire. Je ne suis pas tout à fait borné et je pourrais faire quelque chose de ma vie, mais je suis hanté par un problème qui revient sans cesse : je veux posséder les gens, corps et âme. Je ne recherche pas uniquement la possession, mais la domination complète. Je ne supporte pas que la personne que je possède puisse avoir la moindre liberté. J'ai regardé les autres qui sont eux aussi possessifs, mais d'une façon tiède, sans véritable intensité. La société et ses concepts de bienséance leur imposent des limites. Moi, rien ne m'arrête. Je possède, purement et simplement, sans pouvoir le qualifier autrement. Je ne pense pas qu'on puisse imaginer les souffrances que je traverse, et les tortures que je m'inflige. Il ne s'agit pas seulement de jalousie, c'est un véritable enfer. Il faut que quelque chose se produise, ce qui n'a pas été le cas jusqu'ici. Extérieurement, je réussis à me maîtriser et j'ai sans doute l'air assez normal, mais intérieurement je suis déchiré. Ne croyez pas que j'exagère, je préférerais être en deçà de la vérité, mais c'est ainsi.
Qu'est-ce qui nous fait vouloir posséder, non seulement les êtres, mais aussi les choses et les idées? Pourquoi ce besoin de propriété, avec tous ses conflits et ses souffrances? Et lorsque nous finissons par posséder, cela ne met pas fin au problème, mais en suscite simplement d'autres. Puis-je me permettre de vous demander si vous savez pourquoi vous voulez posséder, et ce que signifie cette possession?
— Ce n'est pas la même chose de posséder des biens que des gens. Aussi long- temps que durera notre régime actuel, la possession des biens matériels sera licite - de façon réduite, bien sûr, mais au moins quelques hectares de terrain, une ou deux maisons, et des choses de cet ordre. On peut prendre des mesures pour protéger sa propriété, pour la garder à son nom. Mais avec les êtres, c'est tout à fait différent. Vous ne pouvez pas les épingler ni les enfermer. Ils finissent par vous échapper tôt ou tard, et c'est là que commence votre torture.
Mais pourquoi ce besoin de posséder? Et qu'entendons-nous par possessions? En possédant, en éprouvant le sentiment que quelque chose vous appartient, vous ressentez de l'orgueil, un certain sentiment de pouvoir et de prestige, n'est-ce pas? On prend du plaisir à savoir que quelque chose est à vous, qu'il s'agisse d'un vêtement, d'une maison ou d'un tableau de maître. Le fait de posséder un talent, une capacité, une qualification qui mènent à la réussite et la position sociale que cela procure - cela aussi vous donne un sentiment d'importance et une attitude assurée dans la vie. En ce qui concerne les êtres, posséder et être possédé constitue souvent une relation mutuellement satisfaisante. Mais on possède aussi des croyances, des idées, des idéologies, n'est-ce pas?
— N'abordons-nous pas la question de manière trop vaste?
La possession implique tout cela. Vous pouvez souhaiter posséder des êtres, un autre possédera des idées tandis qu'un troisième se satisfera de ne posséder que quelques hectares de terrain. Toutes les formes de possession sont essentiellement semblables, aussi divers qu'en puissent être les objets, et chacun défendra ce qu'il possède - ou bien l'abandonnera pour posséder autre chose à un niveau différent. Une révolution économique pourra limiter ou abolir la propriété personnelle des biens, mais c'est une autre affaire que de se libérer de la possession psychologique des idées. Vous pouvez vous défaire d'une idéologie particulière, mais vous en trouverez vite une autre. Car d'une façon ou d'une autre, il faut posséder.
L'esprit cesse-t-il jamais de posséder ou d'être posséder? Et pourquoi voulons-nous posséder?
— Je crois qu'en possédant on se sent fort, en sécurité et il y a en outre un plaisir gratifiant dans la possession, ainsi que vous l'avez dit. De nombreuses raisons me poussent à vouloir posséder des êtres. Tout d'abord, avoir un pouvoir sur autrui me procure un sentiment d'importance. Ainsi qu'un sentiment de bien-être, on se sent dans une sécurité confortable.
Et pourtant tout cela donne lieu à des conflits douloureux. Vous voulez conserver le plaisir de posséder et en rejeter la douleur. Cela est-il possible?
— Sans doute que non, mais je ne cesse d'essayer. Je vogue sur les flots entraînants de la possession, sachant très bien ce qui va se passer, et lorsque le naufrage a lieu, ce qui ne manque jamais, je m'en relève et m'embarque à nouveau.
Dans ce cas, vous n'avez pas de problème, n'est-ce pas?
— Je veux mettre fin à cette souffrance. Est-il possible de posséder totalement et pour toujours?
Cela semble impossible compte tenu des idées et de la propriété, et n'en est-il pas davantage ainsi en ce qui concerne les êtres? La propriété, les idéologies et les traditions bien ancrées sont statiques, figées et elles peuvent être maintenues pour de longues périodes de temps par la législation et diverses formes de résistance. Mais les êtres, eux, sont différents. Les gens sont vivants, et comme vous, eux aussi veulent dominer, posséder ou être possédés. En dépit des codes moraux et des sanctions sociales, les êtres passent d'une forme de possession à une autre. Il n'existe rien de semblable à la possession totale de quelque chose, jamais. L'amour n'est ni la possession ni l'attachement.
— Mais que dois-je faire? Puis-je me libérer de cette douleur?
Bien entendu, mais c'est une tout autre question. Vous avez conscience que vous possédez. Mais avez-vous jamais conscience du moment où l'esprit ne possède pas et n'est pas possédé? C'est notre absence de réalité intérieure qui nous pousse à posséder. Nous ne sommes rien et posséder nous donne l'impression de devenir quelqu'un. Lorsque nous disons que nous sommes Américains, Allemands, Russes, Indiens ou ce que vous voudrez, cette étiquette nous confère un sentiment d'importance, et c'est cela que nous défendons par les armes et les stratagèmes de l'esprit. Nous ne sommes rien d'autre que ce que nous possédons - l'étiquette, le compte en banque, l'idéologie, la personne - et cette identification engendre l'hostilité et les conflits incessants.
— Je sais tout cela trop bien. Mais vous avez dit quelque chose qui a fait écho en moi. Ai-je jamais conscience du moment où l'esprit ne possède ni n'est possédé? Je ne crois pas.
L'esprit peut-il cesser de posséder ou d'être possédé, par le passé et le futur? Peut- il se libérer à la fois de l'influence de l'expérience et du désir de faire l'expérience?
— Cela est-il possible?
Il vous faudra le découvrir, et prendre conscience des façons de faire de votre esprit. Vous connaissez la vérité de la possession, ses joies et ses peines, mais vous en restez là et vous essayez de triompher de l'un par l'autre. Vous ne connaissez pas d'instant où l'esprit n'est ni possédé ni en train de posséder, où il est totalement libéré de l'influence de ce qui a été et du désir de devenir. S'enquérir par soi-même et découvrir la vérité relative à cette liberté, c'est cela, le facteur de libération et non pas la volonté de se libérer.
— Suis-je capable d'une recherche et d'une découverte de cet ordre? C'est curieux, mais il me semble que oui. J'ai mis toute mon habileté et mon application dans la possession et je peux maintenant consacrer cette même énergie à rechercher la liberté de l'esprit. J'aimerais revenir, si vous le permettez, après en avoir fait l'expérience. - Jiddu Krishnamurti
Note 47 - Pourquoi ce besoin de posséder ? - Commentaire sur la vie tome 3