L'ascétisme et l'être total
L'avion volait à près de cinq mille mètres d'altitude, et était très chargé, toutes les places étant occupées. Les voyageurs venaient de tous les coins du monde. Très loin au-dessous de nous, la mer avait la couleur nouvelle du printemps, un vert délicat et magnifique. L'île de laquelle nous étions partis était d'un vert sombre. Les routes noires et les sentiers rouges qui serpentaient parmi les palmeraies et la végétation épaisse et verdoyante se détachaient nettement et les maisons aux toits rouges étaient agréables à regarder. La mer prit progressivement une teinte gris-vert, puis bleue.
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Nous étions maintenant au-dessus des nuages qui nous cachaient la terre, s'étendant sur des kilomètres, à perte de vue. Le ciel, au-dessus de nous, semblait un immense dôme bleu pâle. Un vent léger nous poussait et nous volions vite, presque six cents kilomètres à l'heure. Soudain les nuages s'entrouvrirent et là, tout en bas, apparut la terre rouge et aride, dépourvue de végétation. Elle avait la couleur d'une forêt en feu. Il n'y avait pas de forêt, la terre elle-même était embrasée de couleurs flamboyantes. C'était quelque chose d'intense et d'étonnant. Nous survolâmes ensuite une région fertile, villages et hameaux disséminés parmi les champs verts. La terre était maintenant divisée selon le goût de l'homme, et chaque fragment cultivé était un bien, une possession.
On aurait dit un tapis infini et multicolore, dont chaque couleur appartenait à quelqu'un. Un fleuve traversait tout cela, et les arbres plantés au long de ses berges projetaient les ombres longues du matin. Au loin s'étendaient les montagnes.
Par-delà le vrombissement des moteurs et le bruit des conversations et par-delà son propre bavardage, l'esprit était en mouvement. C'était un voyage totalement silencieux, non point dans le temps et l'espace, mais en lui-même. Ce mouvement intérieur n'était pas le voyage superficiel de l'esprit à l'intérieur du champ étroit ou vaste de sa propre fabrication, de son propre passé bruyant.
Ce n'était pas un voyage entrepris par l'esprit, mais un mouvement totalement différent. La totalité de l'esprit, et non seulement une partie, mais ce qui était caché comme ce qui était apparent, tout était parfaitement immobile. Rendre compte ici de ce fait n'est pas le fait. Le fait réel diffère totalement des mots qui le décrivent. Cette immobilité était hors de la mesure du temps. Il n'y a aucune relation entre le devenir et l'être, chacun va dans des directions différentes, et l'un ne mène pas à l'autre. Dans l'immobilité de l'être, le passé en tant qu'observateur, qu'expérimentateur, n'a aucune place.
Il n'y a aucune activité temporelle. Ce n'est pas un souvenir qui se communique, mais le véritable mouvement en soi - le mouvement du silence dans l'incommensurable. C'est un mouvement qui n'est pas issu d'un centre, qui ne va pas d'un point à un autre. Il n'a pas de centre, pas d'observateur. C'est le voyage de l'être total et l'être total ignore la contradiction du désir. Lors du voyage de l'intégralité, il n'est ni point de départ, ni point d'arrivée. L'esprit tout entier est immobile, et cette tranquillité est un mouvement qui ne procède pas du voyage de l'esprit.
L'averse s'était terminée aussi brutalement qu'elle avait commencé, mais le bruit de l'eau qui tombe continuait à résonner partout. Il faisait très humide dans la pièce et il faudrait plusieurs jours avant que cela sèche. Le visiteur avait des yeux profonds et semblait en pleine santé. Il avait renoncé aux choses de ce monde et quand bien même il ne portait pas l'habit qui symbolisait ce renoncement, son visage portait l'empreinte d'une pensée différente. Comme il était en voyage, il n'était pas rasé mais il s'était baigné et ses vêtements étaient très propres. Très sympathique, il avait un comportement amical et des mains expressives. Il resta assis en silence, gravement, pendant un temps considérable, éprouvant l'atmosphère et prenant son temps. Puis il déclara:
— Je vous ai entendu il y a plusieurs années, tout à fait par hasard, et quelques-unes des choses que vous avez dites ne m'ont jamais quitté: la réalité ne s'obtient pas par la discipline, ni par une quelconque forme de torture de soi. Depuis ce temps-là, j'ai parcouru le pays en tous sens, j'ai vu et j'ai entendu nombre de choses. Je me suis imposé une discipline rigide. Il ne m'a pas été trop difficile de vaincre la passion physique, mais d'autres formes de désir n'ont pas été simples à abandonner. J'ai pratiqué la méditation chaque jour pendant des années, sans pouvoir pourtant aller au-delà d'un certain point. C'est de l'auto-discipline que j'aimerais parler avec vous. La maîtrise du corps et de l'esprit est fondamentale - et dans l'ensemble, on a réussi à les dominer. Mais en discutant avec un pèlerin du processus de l'auto-discipline, j'en ai perçu les dangers. Cet homme s'était blessé pour triompher de la passion sexuelle. Il arrive qu'on aille trop loin en ce sens. Mais il n'est pas simple de se modérer au niveau de l'auto-discipline. La réussite sous toutes ses formes procure un senti- ment de pouvoir. Il y a quelque chose de terriblement excitant dans le fait de triompher des autres, mais cela apparaît encore plus nettement dans le fait de se dominer soi-même.
L'ascétisme a ses griseries, exactement comme l'attachement aux biens de ce monde.
— C'est on ne peut plus vrai. Je connais les plaisirs de l'ascétisme, et le sentiment de pouvoir que cela procure. Comme l'ont fait tous les ascètes et les saints, j'ai refoulé les besoins physiques afin d'aiguiser l'esprit et de le rendre tranquille. J'ai assujetti les sens, et les désirs qui en sont issus, à une discipline rigoureuse, afin de libérer l'esprit. J'ai refusé que le corps ait le moindre confort, et j'ai dormi n'importe où. J'ai mangé n'importe quoi, sauf de la viande, et j'ai jeûné pendant des jours et des jours. J'ai médité de longues heures sur un sujet particulier. Mais pourtant, en dépit de tous ces efforts douloureux, avec le sentiment de puissance et de joie intérieure qu'ils impliquent, l'esprit ne semble pas avoir dépassé un certain point. C'est comme si on cognait contre un mur qui, quoi qu'on fasse, était impossible à abattre.
De ce côté-ci du mur, on trouve les visions, les bonnes actions, les vertus cultivées, les cultes, les prières, l'abnégation de soi, les dieux ; et toutes ces choses n'ont que la signification que l'esprit leur donne. L'esprit reste le facteur déterminant, n'est-ce pas? Et l'esprit est-il capable de dépasser ses propres barrières, de se transcender? N'est-ce pas là la véritable question?
— Effectivement. Après avoir consacré trente années épuisantes et austères à la méditation et à l'abnégation de soi, comment se fait-il que ce mur ne soit pas abattu? J'en ai parlé à de nombreux autres ascètes qui ont vécu la même expérience. Certains, bien sûr, affirment qu'il faut continuer à faire abnégation de soi, et de plus en plus, et à méditer de façon plus réfléchie, et tout à l'avenant. Mais en ce qui me concerne, je sais que je ne peux pas faire plus. Et tous mes efforts n'ont débouché que sur cet état d'extrême frustration.
Le labeur acharné et l'effort ne peuvent en aucun cas abattre ce mur qui semble indestructible. Mais nous comprendrons peut-être le problème si nous l'abordons différemment. Est-il possible d'appréhender le problème de la vie dans sa totalité, avec notre être tout entier?
— Je crois que je ne comprends pas.
Avez-vous jamais conscience de la totalité de votre être, de son intégralité? On n'atteint pas à la totalité en assemblant les diverses parties conflictuelles, n'est-ce pas? Pouvez-vous éprouver le sentiment de la totalité de votre être - non pas une totalité théorique, ni ce que vous pensez devoir être ou décrivez comme la totalité, mais le véritable sentiment de la totalité?
— Un tel sentiment est peut-être possible, mais je ne l'ai jamais expérimenté.
Pour le moment, il semble qu'une partie de l'esprit essaie de monopoliser l'en- semble, n'est-ce pas? Une partie lutte contre une autre, un désir s'oppose à un autre. L'inconscient est en conflit avec le conscient, la violence tente de se faire non-violence. La frustration est suivie de l'espoir, de l'accomplissement et d'une autre frustration. C'est tout ce que nous savons. Il y a l'incessante poursuite de la réalisation que la frustration suit comme une ombre. En sorte que nous ne connaissons pas ou ne faisons jamais l'expérience de l'intégralité de l'être. Le corps s'oppose au sentiment, le sentiment s'oppose à la pensée raisonnée, et la pensée recherche le ce qui devrait être, l'idéal. Nous sommes brisés en mille morceaux et nous espérons atteindre à l'unité en rassemblant tous ces morceaux. Mais cela est-il possible?
— Mais que pouvons-nous faire d'autre?
Pour l'instant, ne nous occupons pas de l'action, nous y viendrons en temps voulu, éventuellement. Le sentiment de cette totalité de votre être, de l'unification de votre corps, votre esprit et votre cœur, ne procède pas de l'assemblage de tous ces fragments. Il est impossible que des désirs contradictoires débouchent sur un tout harmonieux. Faire une tentative de cet ordre est un acte mental, et l'esprit lui-même n'est qu'une partie. La partie ne peut créer le tout.
— Je le comprends bien. Mais alors, que faire? Notre démarche ne consiste pas à trouver ce qu'il faut faire, mais bien plutôt à découvrir ce sentiment de la totalité de notre être - et d'en faire véritablement l'expérience. Ce sentiment porte en lui sa propre action. Lorsqu'intervient une action qui ne renferme pas ce sentiment, le problème se pose de savoir comment combler le fossé entre le fait réel et ce qui devrait être, l'idéal. Car nous n'éprouvons alors jamais rien totalement, il y a toujours une retenue, une dissimulation. Nous n'osons pas nous laisser aller à penser totalement, nous avons peur. Et nous n'agissons jamais librement, nous avons toujours une motivation, quelque chose à obtenir ou à éviter. Nous menons une vie partielle, jamais to- tale et c'est ainsi que nous nous rendons insensibles. C'est par le refoulement du désir, par la seule maîtrise de l'esprit, et par le déni de ses besoins physiques que l'ascète se rend insensible.
— Ne devons-nous pas discipliner nos désirs? Lorsqu'on les discipline en les refoulant, ils perdent de leur intensité et c'est de la sorte que les perceptions s’appauvrissent et que l'esprit s'insensibilise. On recherche la liberté sans avoir l'énergie de la découvrir. Nous avons besoin d'une énorme énergie pour découvrir la liberté, mais nous gaspillons cette énergie dans le conflit qui résulte du refoulement, du conformisme, de la contrainte. Mais céder aux désirs entraîne également la contradiction interne, qui elle aussi consomme l'énergie.
— Mais alors comment conserver cette énergie?
Le désir de conserver cette énergie procède de l'avidité. On ne peut conserver ou accumuler cette énergie fondamentale. Elle n'entre en existence qu'à partir du moment où cesse la contradiction intérieure. De par sa nature même, le désir suscite la contradiction et le conflit. Le désir est énergie, et c'est lui qu'il est essentiel de com- prendre. On ne peut simplement le refouler, ou le plier en vue d'une conformité. Toute tentative pour discipliner ou réprimer le désir débouche sur le conflit, qui entraîne l'insensibilité. Il faut connaître et comprendre le désir dans sa complexité. On ne peut vous enseigner ce qu'il en est du désir, et vous ne pouvez l'apprendre. Pour comprendre le désir, il faut avoir une conscience lucide et non-sélective de ses manifestations. Si vous tuez le désir, vous tuez du même coup la sensibilité, en même temps que cette intensité qui est essentielle à la compréhension de la vérité.
— N'y a-t-il pas d'intensité lorsque l'esprit n'est occupé que d'une seule chose?
Une telle intensité fait obstacle à la réalité, car elle résulte d'une limitation, d'un rétrécissement de l'esprit par l'action de la volonté, et la volonté est désir. Il existe une intensité qui est totalement différente: c'est celle qui est liée à l'être total, c'est-à-dire lorsque nous avons parfaitement intégré notre être, et non pas assemblé en vue d'obtenir un résultat.
— Pourriez-vous préciser davantage ce qu'est l'être total?
C'est le sentiment d'être entier, indivisé et non fragmenté - une intensité dans laquelle n'entre nulle tension, nulle poussée de désir contradictoire. C'est cette intensité, cette impulsion profonde et spontanée qui fera s'écrouler le mur que l'esprit a élevé autour de lui. Ce mur est en fait l'ego, le moi, le soi. Toutes les activités du moi séparent et se referment sur elles-mêmes et plus le moi lutte pour franchir ses propres barrières, plus il renforce ces dernières. Les efforts du moi pour se libérer ne font qu'accumuler sa propre énergie, sa propre souffrance. Ce n'est que lorsque l'on perçoit la vérité contenue en cela qu'apparaît le mouvement de l'unification totale. Ce mouvement n'a pas de centre, pas de début ni de fin, c'est un mouvement qui se situe au-delà de la mesure de l'esprit - l'esprit qui a été assemblé et constitué par le temps. La compréhension des activités des parties conflictuelles de l'esprit, qui sont le moi, l'ego, constitue la méditation.
— Je comprends ce que j'ai fait durant toutes ces années. Cela n'a jamais été qu'un mouvement issu du centre - et c'est précisément ce centre qu'il faut briser. Mais de quelle façon?
Il n'est pas de méthode, car la méthode ou le système deviennent alors le centre. Comprendre la vérité contenue dans le fait que ce centre doit être détruit est en soi le détruire.
— Ma vie n'a été qu'une lutte incessante, mais je vois enfin la possibilité de mettre fin à ce conflit. - J.K.
Note 53 - L'ascétisme et l'être total - Commentaire sur la vie tome 3