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Modification extérieure et désintégration intérieure

Le train du sud était très encombré mais d'autres voyageurs y montaient encore, avec leurs paquets et leurs malles. Ils étaient habillés de toutes les manières possibles. Certains portaient de lourds pardessus, tandis que d'autres n'avaient presque rien sur eux, en dépit du temps assez froid. On voyait de long manteaux et d'étroits chudidars, des turbans mis n'importe comment, et des turbans fort bien ajustés et de diverses couleurs.

Lorsque tout le monde se fut plus ou moins installé, on entendit les cris des marchands sur les quais de la gare. Ils vendaient pratiquement n'importe quoi: des sodas, des cigarettes, des magazines, des cacahuètes, du thé et du café, des légumes cuits et sucrés, des jouets, des tapis - et, assez curieusement, une flûte de bambou verni. Son vendeur jouait sur une flûte exactement semblable, et ses notes étaient douces. La foule était nerveuse et bruyante. Beaucoup de gens étaient venus accompagner quelqu'un qui devait être un personnage assez important, car il était chargé de guirlandes et de couronnes qui répandaient une bonne senteur parmi les odeurs acides de la locomotive et toutes les autres odeurs déplaisantes qui se peuvent trouver dans une gare.


Deux ou trois personnes aidaient une vieille femme à monter dans un compartiment, car elle était plutôt forte et semblait vouloir absolument porter un paquet très lourd. Un nourrisson criait de toutes ses forces, tandis que sa mère essayait de lui donner le sein. Une sonnette tinta, le sifflet de la locomotive hurla et le train se mit en marche pour ne plus s'arrêter avant plusieurs heures.


C'était une campagne magnifique, et il y avait encore de la rosée sur les champs et les feuilles des grands arbres. Le train roula assez longtemps le long d'un fleuve puissant et le paysage alentour semblait s'étendre sur une beauté et une vie infinies. Il y avait ici et là de petits villages d'où s'échappait de la fumée, avec du bétail paissant dans les prés, ou tirant de l'eau d'un puits. Un garçon en haillons menait devant lui deux ou trois vaches et il fit un signe de la main en souriant au train qui passait avec bruit.


Ce matin-là, le ciel était intensément bleu, les arbres lavés de leur poussière et les prés bien arrosés par les récentes pluies, et tous se rendaient à leur travail. Mais ce n'était pas pour cette raison que le ciel semblait si proche de la terre. Il y avait dans l'air une impression de sacré, à laquelle la totalité de l'être répondait. La qualité de cette bénédiction était étrange et apaisante ; l'homme solitaire qui marchait le long de la route et la masure non loin de là, tout cela semblait baigner dans cette bénédiction.


C'était quelque chose qui ne pourrait jamais se trouver dans les églises, les temples ou les mosquées, car ces derniers sont faits par la main de l'homme et leurs dieux le sont également. Mais là, en pleine campagne et dans ce train bruyant, il y avait cette vie inépuisable, une bénédiction que l'on ne peut ni rechercher ni dispenser. Cette bénédiction était là pour son seul attrait, comme cette petite fleur jaune qui poussait si près des rails. Dans le train, les voyageurs discutaient et riaient, ou bien lisaient leur journal du matin, mais cette bénédiction était parmi eux, et parmi les éclosions toutes fraîches de ce début de printemps. C'était là, simple et immense, cet amour que nul livre ne peut révéler et que l'esprit ne peut toucher. C'était là en ce matin prodigieux, la vie même de la vie.


Nous étions huit dans la pièce, agréablement sombre, mais seuls deux ou trois prirent part à la conversation. Dehors, on tondait l'herbe, quelqu'un aiguisait une faux et des cris d'enfants parvenaient dans la pièce. Ceux qui étaient venus étaient très sérieux et sincères. Tous travaillaient d'une façon ou d'une autre à l'amélioration de la société et cela non pour un profit personnel ou extérieur. Mais la vanité est une chose curieuse, qui se cache souvent sous le manteau de la vertu et de la responsabilité.


— L'institution que nous représentons se désintègre, dit le plus vieux, il y a déjà plusieurs années qu'elle est en train de couler, et nous devons faire quelque chose pour mettre un terme à cela. C'est tellement facile de détruire une organisation, mais c'est par contre tellement difficile à élaborer et à maintenir. Nous avons traversé de nombreuses crises et d'une façon ou d'une autre nous avons réussi à les dépasser, meurtris, mais toujours capables pourtant de fonctionner. Aujourd'hui nous avons atteint un point où il est indispensable de faire quelque chose de très vigoureux et de radical. Mais quoi ? Là est notre problème.


Ce qui doit être fait dépend des symptômes du patient et de ceux qui sont responsables du patient.


— Nous connaissons très bien les symptômes de la désintégration, ils ne sont que trop évidents. Et même si extérieurement l'institution est reconnue et prospère, à l'intérieur elle pourrit. Nos collaborateurs sont ce qu'ils sont, et nous avons eu des divergences mais nous avons réussi à rester ensemble depuis plus longtemps que je ne m'en souviens. Si nous nous satisfaisions des seules apparences extérieures, nous estimerions que tout va bien. Mais ceux d'entre nous qui sont à l'intérieur savent fort bien qu'il y a déclin.


Vous et tous ceux qui avez construit et sont responsables de cette institution l'avez faite ce qu'elle est. Vous êtes cette institution. Et la désintégration est inhérent à toute forme d'institution, dans n'importe quelle société ou culture, ne pensez-vous pas ?


— En effet, reconnut l'un d'entre eux. Comme vous le dites, le monde est tel que nous le faisons, et nous sommes le monde. Pour changer le monde, nous devons nous changer nous-mêmes. Cette institution fait partie du monde, et comme nous pourrissons, le monde et l'institution pourrissent également. La régénération doit donc tout d'abord s'appliquer à nous-mêmes. Mais le problème, c'est que pour nous la vie n'est pas un processus total. Nous agissons à différents niveaux qui se contredisent entre eux. Cette institution est une chose et nous en sommes une autre. Nous sommes des présidents, des directeurs, des secrétaires, les officiels qui dirigent cette institution. Nous ne la considérons pas comme notre propre vie. C'est quelque chose qui diffère de nous, quelque chose qu'il faut diriger et réformer. Lorsque vous déclarez que l'organisation n'est rien d'autre que ce que nous sommes, nous l'admettons théoriquement mais non intérieurement. Nous voulons bien agir sur l'institution mais non point sur nous-mêmes.


Pensez-vous que vous avez besoin d'une opération ?


— Je pense que nous avons besoin d'une opération radicale, dit le plus âgé, mais qui sera le chirurgien ?


Chacun de nous est tout à la fois le chirurgien et le patient ; il n'existe pas de sommité extérieure qui maniera le bistouri. La perception même du fait qu'une opération est nécessaire met en œuvre une action qui en soi tiendra lieu d'opération. Mais s'il doit y avoir opération, cela implique un dérangement considérable, une disharmonie car le patient doit cesser de vivre de manière routinière. Le dérangement est inévitable. Éviter le désordre des choses telles qu'elles sont c'est avoir l'harmonie du cimetière, qui est en général bien tenu et ordonné mais rempli de putréfactions ensevelies.


— Mais est-il possible, constitués comme nous le sommes, d'agir sur nous-mêmes ?


En posant cette question, n'avez-vous pas conscience d'élever un mur de résistance propre à interdire que l'opération ait lieu ? Et de la sorte vous permettez inconsciemment que la détérioration continue.


— Je veux agir sur moi-même, mais je ne crois pas en être capable.


Lorsque vous essayez d'agir sur vous-même, nulle opération n'a lieu. Faire un effort pour éviter la détérioration est une autre façon d'éviter le fait en lui-même et c'est permettre que cette détérioration se perpétue. Vous ne voulez pas réellement cette opération. Vous voulez replâtrer, améliorer les apparences extérieures par quelques changements mineurs ici et là. Vous voulez réformer, recouvrir d'or ce qui est pourri, afin d'avoir le monde et l'institution que vous désirez. Mais nous vieillissons et nous allons mourir. Je n'essaye pas de vous imposer quelque chose, mais pourquoi ne retirez-vous pas vos mains afin de permettre que cette opération ait lieu. Un sang propre et plein de santé jaillira si vous n'y faites pas obstacle. - J.K.


Note 17 - Modification extérieure et désintégration intérieure - Commentaire sur la vie tome 3

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