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Pour changer la société, il faut s'en retrancher

Ce matin-là, la mer était très calme, plus que d'habitude, car le vent du sud ne soufflait plus et avant que les vents de nord-est ne se lèvent, la mer semblait se reposer. Les sables étaient blanchis par le soleil et l'eau salée, et il y avait une forte odeur d'ozone qui se mêlait à celle du varech. Il n'y avait encore personne sur la plage et la mer semblait nous appartenir.

De gros crabes, avec une pince beaucoup plus large que l'autre, se déplaçaient lentement en observant autour d'eux, leur grosse pince se balançant dans l'air. Il y avait également des crabes plus petits, ordinaires, qui se dirigeaient à toute allure vers les eaux dansantes ou s'enfonçaient dans des trous ronds, dans le sable mouillé. Des centaines de mouettes se reposaient un peu plus loin, lissant leur plumage. Le limbe du soleil sortait tout juste de la mer, et traçait un sentier d'argent sur les eaux tranquilles. Tout semblait être en attente de ce moment - qui pourtant allait passer si vite! Le soleil continuait à surgir de la mer, aussi calme qu'un lac protégé dans une forêt profonde. Aucune forêt pourtant n'aurait pu entourer ces eaux trop agitées, fortes et immenses. Mais ce matin-là la mer était d'huile, amicale et engageante.


Sous un arbre au-dessus de la plage et de la mer bleue, il se manifestait une vie in - dépendante des crabes, de l'eau salée et des mouettes. De grosses fourmis noires se déplaçaient rapidement, n'ayant pas l'air de savoir où elles voulaient aller. Elles montaient sur le tronc de l'arbre, puis brusquement, sans raison apparente, en descendaient à toute vitesse. Deux ou trois d'entre elles s'arrêtaient avec impatience, secouaient leur tête, puis avec une poussée d'énergie farouche, investissaient un morceau de bois qu'elles avaient dû examiner des centaines de fois auparavant.


Elles le considéraient avec une curiosité intense et s'en désintéressaient totalement la seconde suivante. Il régnait un grand calme sous cet arbre, bien qu'il y ait une vie très active. Pas un seul souffle d'air ne faisait trembler le feuillage, mais chaque feuille était remplie de la beauté et de la lumière matinale. Il y avait quelque chose d'intense dans cet arbre - non pas cette intensité terrible de la réussite, mais celle de ce qui est complet, simple, solitaire et cependant partie intégrante de la terre. Les couleurs des feuilles, des quelques fleurs visibles, du tronc foncé, étaient intensifiées des centaines de fois, et les branches de cet arbre semblaient soutenir les cieux. Il faisait incroyablement clair, la lumière était éclatante et vivante sous cet arbre isolé.


La méditation est une intensification de l'esprit qui est dans la plénitude du silence. L'esprit tranquille n'est pas semblable à un quelconque animal apprivoisé, apeuré ou discipliné, mais bien plutôt à ce que sont les eaux tranquilles à plusieurs mètres de profondeur. Cette tranquillité des profondeurs n'est pas la même que celle de la surface lorsque le vent cesse. Cette tranquillité a une vie propre et un mouve- ment qui sont liés au flot de la vie extérieure mais ne sont pas touchés par lui. Son intensité n'est pas celle d'une machine puissante qui aurait été assemblée par des mains habiles et capables ; elle est aussi simple et naturelle que l'amour, l'orage ou un fleuve à fort débit.


Il déclara qu'il avait été jusqu'au cou dans la politique. Il avait suivi la façon habituelle de gravir les échelons de la réussite - cultivant les relations appropriées, et se mettant en bons termes avec les leaders qui avaient eux-mêmes suivi cette façon de faire - et son ascension avait été rapide. On l'avait envoyé à l'étranger pour participera nombre de rencontres décisives et les gens d'importance le considéraient avec respect, car il était sincère et incorruptible, en même temps qu'aussi ambitieux que tous les autres. En plus de tout cela, il était cultivé et avait une élocution très aisée. Mais maintenant, par une chance inespérée, il était las de ce jeu consistant à aider le pays en se mettant en avant et en devenant quelqu'un d'important. Il était lassé de cela non parce qu'il ne pouvait aller plus loin mais plutôt parce que, par un processus naturel d'intelligence, il s'était rendu compte que le mieux-être essentiel de l'homme ne réside pas seulement dans le fait d'organiser, d'être efficace et de lutter pour le pou- voir. Et c'est ainsi qu'il avait tout rejeté par-dessus bord et qu'il commençait à considérer la totalité de la vie de façon nouvelle.


Qu'entendez-vous par totalité de la vie?


— J'ai passé tant d'années sur un bras de la rivière, pour ainsi dire, que je veux maintenant passer le reste de ma vie sur la rivière elle-même. Et quand bien même j'ai pris un très grand plaisir à cette lutte politique, c'est sans regret que je quitte tout cela. Et je souhaite maintenant contribuer à l'amélioration de la société avec mon cœur et non plus avec l'esprit qui ne cesse de calculer. Ce que j'ai pris à la société doit lui être retourné au décuple.


Peut-on vous demander pourquoi vous parlez en termes de donner et de prendre?


— J'ai tellement pris de la société, et tout ce qu'elle m'a donné doit lui être restitué largement.

Que devez-vous à la société?


— Tout ce que j'ai: mon compte en banque, mon éducation, mon nom - tellement de choses!

En réalité, vous n'avez rien pris à la société car vous faites partie de cette société. Si vous étiez une entité séparée, sans aucun lien avec la société, vous pourriez alors rendre ce que vous auriez pris. Mais vous faites partie de cette société, partie de cette culture qui vous a construit. Vous pouvez rendre de l'argent emprunté, mais que pouvez-vous rendre à la société aussi longtemps que vous en faites partie?


— Du fait de la société, j'ai de l'argent, de la nourriture, des vêtements, un toit et c'est en échange de tout cela que je dois faire quelque chose. J'ai tiré profit de ce que j'ai accumulé au sein de la société, et je serais ingrat de ne pas m'en souvenir. Il faut que je fasse du bien à la société - bien au sens large et non pas en tant que bien pensant puritain.


Je comprends. Mais même si vous rendiez tout ce que vous avez accumulé, cela suffirait-il à vous défaire de votre dette? Il est relativement aisé de restituer ce que la société a produit grâce à vos efforts, vous pouvez le restituer aux pauvres, ou à l'État. Mais ensuite? Vous avez toujours un « devoir » face à la société, car vous en faites toujours partie, vous êtes l'un de ses citoyens. Aussi longtemps que vous appartenez à la société, que vous vous identifiez à elle, vous êtes à la fois celui qui donne et celui qui prend. Car vous maintenez cette société, vous étayez ses structures, n'est-ce pas?


— En effet. Je fais comme vous dites partie intégrante de la société, car sans elle, je ne suis pas. Mais étant donné que je suis tout à la fois le bon et le mauvais de la société, il faut faire disparaître le mauvais et encourager ce qui est bon.


Dans toute société donnée, ce qui est « bon », c'est ce que l'on accepte, ce qui est respectable. Vous voulez maintenir ce qui est noble dans la structure de la société, c'est bien cela?


— Ce que je veux véritablement, c'est changer le modèle social dans lequel l'homme est pris. C'est mon désir le plus profond.


C'est l'homme qui a déterminé ce modèle social ; ce n'est pas quelque chose d'indépendant de l'homme, bien que cela ait sa vie propre, et l'homme n'est pas indépendant de ce modèle ; ils sont entremêlés. Un changement à l'intérieur de la structure n'est pas un changement, ce n'est qu'une modification, une réforme. Ce n'est qu'en vous retirant du modèle social sans en édifier un autre que vous pouvez « aider » la société. Car aussi longtemps que vous appartenez à la société, vous n'aidez qu'à sa détérioration. Toutes les sociétés, y compris les plus merveilleusement utopiques, portent en elles les germes de leur propre corruption. Pour changer la société, il faut la quitter. Il faut cesser d'être ce que la société est, c'est-à-dire possédée par le désir d'acquérir, ambitieuse, envieuse, à la conquête du pouvoir et ainsi de suite.


— Voulez-vous dire qu'il faille devenir un moine, un sannyasi?


Certainement pas. Le sannyasi a seulement renoncé au spectacle extérieur du monde, de la société, mais intérieurement, il en fait toujours partie ; il est toujours dévoré par l'envie de réussir, d'obtenir, de devenir.


— Oui, en effet.


Mais de toute évidence, étant donné que vous vous êtes brûlé à la politique, votre problème n'est pas seulement de quitter la société, mais de revenir totalement à la vie, d'aimer et d'être simple. Sans l'amour, quoi que vous fassiez, vous ne connaîtrez pas l'action totale qui seule peut sauver l'homme.


— Cela est tellement vrai: nous n'aimons pas, nous ne sommes pas véritablement simples.

Et pourquoi? Parce que vous vous occupez tellement des réformes, des devoirs, de la respectabilité, vous voulez tant devenir quelqu'un, passer de l'autre côté. Au nom d'un autre, vous n'êtes préoccupé que de vous-même, vous êtes prisonnier de votre propre coquille. Vous croyez être le centre de ce monde magnifique, mais vous ne vous arrêtez jamais pour regarder un arbre, une fleur, la rivière qui coule, et si par extraordinaire vous regardez, vos yeux sont remplis des choses de l'esprit, et non pas de beauté et d'amour. - Oui, c'est exactement cela ; mais que peut-on faire? Regarder et être simple. - Jiddu Krishnamurti


Note 18 - Pour changer la société, il faut s'en retrancher - Commentaire sur la vie tome 3

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