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La qualité de la simplicité

Les collines lavées par la pluie brillaient au soleil matinal et le ciel, derrière elles, était bleu. La vallée, remplie d'arbres et de cours d'eau, était située à une certaine hauteur au pied des collines. Peu de gens vivaient dans cette vallée, qui gardait la pureté de la solitude. Il y avait un certain nombre de maisons blanches aux toits de chaume, et beaucoup de chèvres et de bétail.

Mais elle était assez retirée et on la découvrait que si on la connaissait ou si on savait qu'elle existait. Une route bien entretenue y menait et il était de règle de ne pas aller dans cette vallée sans avoir pour cela un but précis. Elle était intacte, isolée et loin de tout mais ce matin-là, sa situation solitaire lui conférait une pureté particulière et la pluie avait lavé la poussière accumulée au fil des jours. Les sommets des collines donnaient l'impression d'être dans l'attente de quelque chose. Ces collines s'étendaient de l'est à l'ouest et le soleil se levait et se couchait parmi elles. L'une d'elles s'élevait contre le ciel bleu comme un temple qu'on aurait sculpté dans un rocher vivant, massif et magnifique.


Un sentier traversait la vallée sur toute sa longueur et à un certain endroit de ce sentier, on apercevait la montagne sculpturale. Un peu en retrait par rapport aux autres, elle était plus sombre, plus lourde, et semblait revêtue de plus de majesté. Le long du sentier murmurait un petit ruisseau qui coulait vers l'est, vers le soleil. Les puits profonds étaient pleins et renfermaient l'espoir de l'été à venir. D'innombrables grenouilles faisaient un bruit considérable tout au long de cette rivière tranquille, et un gros serpent traversa le sentier. Il ne se pressait pas et se déplaçait tranquillement, laissant une trace sur la terre humide et meuble.


Prenant conscience d'une présence humaine, il s'arrêta, sa langue noire et fourchue jaillissant sans cesse de sa bouche pointue. Il reprit son voyage à la recherche de nourriture, et disparut bientôt dans les broussailles et l'herbe haute et dansante. C'était une matinée magnifique, très agréable sous le grand manguier qui s'élevait près d'un puits ouvert. Le parfum des feuilles récemment lavées par les pluies flottait dans l'air et se mêlait à celui du manguier. Le soleil ne traversait pas les feuilles épaisses, et on pouvait rester là très longtemps, assis sur un rocher encore humide.


La vallée, comme l'arbre, était dans la solitude. Ces collines comptaient parmi les plus anciennes de la terre, et elles aussi savaient ce qu'était la solitude et l'isolement. La solitude est rendue triste par le désir insinuant d'être relié, de n'être pas coupé du reste du monde. Mais ce sentiment de solitude, cet état solitaire, était relié à toute chose et en faisait partie intégrante. Vous n'aviez pas conscience d'être seul, parmi les arbres, les rochers et le babil de l'eau. Vous pouvez avoir conscience de l'impression d'être seul, mais non de la solitude.


Et lorsque vous prenez conscience de votre solitude, c'est que vous êtes devenu solitaire. Les collines, les rivières, l'homme qui passait là-bas, tout cela faisait partie de cette solitude dont la pureté renfermait en elle toute l'impureté, sans en être souillée. Mais l'impureté ne pouvait partager cette solitude. Car c'est l'impureté qui connaît la solitude, qui est alourdie par la douleur et la souffrance de l'existence. Assis sous ce grand arbre, de grosses fourmis circulant sur vos jambes, le mouvement d'un âge intemporel s'exprimait dans cette solitude incommensurable. Il ne s'agissait pas d'un mouvement dans l'espace, mais d'un mouvement à l'intérieur de lui-même, une flamme dans la flamme, une lumière dans le vide de la lumière. Ce mouvement ne cesserait jamais, car il n'avait pas de début et, partant, nulle raison de cesser.


C'était un mouvement qui n'avait pas de direction et qui emplissait l'espace. Là, sous cet arbre, le temps s'était immobilisé, tout comme les collines, et ce mouvement le recouvrait et allait au-delà, en sorte que le temps ne pouvait l'atteindre. L'esprit ne pouvait s'en approcher, mais l'esprit était ce mouvement. L'observateur était incapable de lutter de vitesse avec lui, car il pouvait tout au plus poursuivre son ombre personnelle et les mots qui la revêtaient. Mais là, sous cet arbre, dans cette solitude, l'observateur et son ombre n'avaient nulle place. Les puits étaient toujours pleins, les collines semblaient toujours contempler et attendre, et les oiseaux continuaient leur va-et-vient dans les feuillages.


Un homme, son épouse et un de leurs amis étaient assis dans la pièce ensoleillée. Comme il n'y avait pas de chaises, mais seulement un tapis tressé, nous nous assîmes tout autour. Des deux fenêtres, l'une donnait sur un mur nu et rongé par les intempéries, et de l'autre on apercevait quelques buissons qui auraient eu besoin d'eau. L'un d'eux était fleuri, mais sans la moindre odeur. Le couple marié était assez riche et ils avaient de grands enfants qui vivaient de leur côté. Il était à la retraite et ils possédaient une petite maison à la campagne. Ils venaient rarement à la ville, dit-il, mais cette fois ils s'étaient déplacés spécialement pour écouter les causeries et les discussions. Pendant les trois semaines qu'avaient duré les causeries, leur problème personnel n'avait pas été évoqué et c'est pourquoi ils étaient ici. Leur ami, un homme âgé qui perdait ses cheveux gris, vivait en ville. C'était un avocat très connu, qui avait une excellente pratique.


— Je sais que notre profession n'a pas l'heur de vous plaire, et il m'arrive de penser que vous avez raison, dit l'avocat. Notre profession n'est pas ce qu'elle devrait être, mais laquelle est parfaite? Comme vous l'avez dit, les métiers d'avocat, de soldat et de policier ne s'exercent qu'au détriment de l'homme et sont la honte de la société - et j'ajouterais à ces métiers celui de politicien. En faisant moi-même partie, il est trop tard pour que j'en change, bien que j'y aie souvent songé. Je ne suis pas venu parler de cela, mais j'aimerais beaucoup le faire une prochaine fois. J'ai accompagné mes amis, car leur problème m'intéresse également.


— Ce dont nous voudrions parler est assez complexe, du moins à ce qu'il m'en semble, déclara le mari. Mon avocat d'ami et moi-même nous intéressons depuis longtemps aux questions religieuses - non point aux rituels et aux croyances conventionnelles, mais à quelque chose de beaucoup plus profond que l'attirail habituel des religions En ce qui me concerne, je peux dire que j'ai passé de nombreuses années à méditer sur divers points relatifs à la vie intérieure, mais je dois dire que je n'ai fait que tourner en rond. Pour l'instant, je ne tiens pas à discuter des implications de la méditation, mais j'aimerais aborder la question de la simplicité. J'ai le sentiment qu'on doit être simple, mais je ne suis pas sûr de savoir ce qu'est la simplicité. Comme la plupart des gens, je suis un être très complexe. Est-il possible de devenir simple ?


Devenir simple, c'est entretenir la complexité. Il est impossible de devenir simple, mais on peut appréhender la complexité avec simplicité.


— Mais comment l'esprit, qui est par définition complexe, pourrait-il envisager le moindre problème avec simplicité ?


Être simple et devenir simple sont deux processus entièrement différents, qui débouchent sur des directions totalement opposées. Ce n'est qu'à partir du moment où cesse le désir de devenir qu'apparaît l'action de l'être. Mais avant d'aller plus loin, peut-on savoir pourquoi vous avez l'intention de devenir simple ? Quelle motivation se cache derrière ce besoin ?


— Je l'ignore. Mais la vie devient de plus en plus compliquée ; les luttes s'intensifient dans une indifférence de plus en plus marquée et une superficialité grandissante. La plupart des gens vivent à la surface des choses et font beaucoup de bruit autour de cela, et ma propre vie n'est pas très profonde non plus. C'est pourquoi je crois qu'il me faut devenir simple.


Au niveau des choses intérieures, ou bien extérieurement?


— Les deux.


La manifestation extérieure de l'austérité - avoir peu d'habits, ne prendre qu'un repas par jour, refuser le confort et ainsi de suite - est-elle signe de simplicité?


— L'austérité extérieure n'est-elle pas nécessaire?


Nous découvrirons en temps voulu la vérité ou la fausseté contenue en cela. Pensez-vous qu'on puisse parler de simplicité lorsque l'esprit est encombré de croyances, de désirs et des contradictions qui y sont jointes, d'envie et du besoin du pouvoir ? S'agit-il de simplicité lorsque l'esprit se préoccupe des progrès qu'il fait au niveau de la vertu ? L'esprit préoccupé est-il un esprit simple ?


— Lorsque vous en parlez ainsi, il devient évident que ce n'est pas le cas. Mais comment nettoyer l'esprit de ses propres accumulations ?


Nous n'en sommes pas encore là, n'est-ce pas ? Il apparaît que la simplicité n'est pas une question d'expression verbale, et qu'aussi longtemps que l'esprit sera encombré par le savoir, les expériences, les souvenirs, il ne sera pas véritablement simple. Mais qu'est-ce alors que la simplicité ? - Je doute fort de pouvoir en donner une définition exacte. Il est très difficile de rendre ces choses-là par des mots.


Nous ne cherchons pas une définition, n'est-ce pas ? Nous trouverons les mots justes lorsque nous éprouverons le sentiment de la simplicité. Car voyez-vous, l'une de nos difficultés majeures vient du fait que nous essayons de trouver l'expression verbale adéquate sans ressentir la qualité propre, le caractère intérieur de la chose concernée. Nous arrive-t-il jamais de ressentir quelque chose de façon directe ? Ou bien nos impressions sont-elles toujours filtrées par les mots, les concepts et les définitions ? Sommes-nous capables de regarder un arbre, ou la mer, ou le ciel sans for- mer de phrases, sans formuler de remarques ?


— Mais comment éprouve-t-on la qualité ou la nature de la simplicité ?


N'essayez-vous pas de faire obstacle à cette impression en demandant la méthode qui permettra de l'atteindre ? Lorsque vous êtes affamé et qu'on vous présente de la nourriture, vous ne vous demandez pas « comment vais-je manger ? » Vous mangez, un point c'est tout. Le « comment » est toujours une digression hors du réel. Le sentiment de la simplicité n'a rien à voir avec vos opinions, vos déclarations et vos conclusions sur ce sujet.


— Mais l'esprit, dans sa complexité, interpose sans cesse ce qu'il croit savoir de la simplicité.


Ce qui l'empêche d'éprouver le sentiment et de le conserver. Avez-vous jamais essayé de conserver un sentiment ?


— Que voulez-vous dire exactement ?


Vous voulez conserver un sentiment de plaisir, n'est-ce pas ? Après l'avoir goûté, vous voulez le maintenir, vous envisagez de le prolonger et ainsi de suite. Est-il possible de conserver le sentiment que le mot « pureté » représente ?


— Comme j'ignore ce qu'il représente, je ne peux pas le conserver.


Le sentiment est-il distinct des réactions que suscitent le mot « simplicité »? Le sentiment est-il différent du mot, du terme, ou sont-ils indissolubles? Le sentiment en soi et sa verbalisation sont presque simultanés, n'est-ce pas ? Le mot est toujours fabriqué, c'est un assemblage, mais pas le sentiment. Et il est extrêmement difficile de séparer le sentiment du mot.


— Est-ce même quelque chose de possible ?


N'est-il pas possible d'éprouver intensément, purement, sans contamination linguistique? Éprouver quelque chose d'intense au sujet de quelque chose - la famille, le pays, une cause - est relativement facile. Le sentiment intense ou l'enthousiasme peuvent être provoqués par l'identification à une croyance ou une idéologie, par exemple. Nous le savons. On peut voir une volée d'oiseaux blancs dans le ciel bleu et être sur le point de défaillir devant une telle beauté, ou on peut être frappé d'horreur par la cruauté de l'homme. Tous les sentiments de ce genre sont éveillés par un mot, une scène, une action, un objet. Mais n'existe-t-il pas une intensité de sentiment qui n'ait pas d'objet ? Et ce sentiment n'est-il pas d'une grandeur incomparable ? Est-ce encore un sentiment, ou quelque chose de totalement différent ?


— Je crains de ne rien comprendre du tout. J'espère que cela ne vous ennuie pas que je vous le dise.


Pas le moins du monde. Un état peut-il ne pas avoir de cause ? Si tel est le cas, peut-on alors l'éprouver, non pas théoriquement, mais avoir véritablement conscience de cet état ? Pour avoir une conscience aussi lucide, la verbalisation sous toutes ses formes, et toute identification au mot, à la mémoire, doivent définitivement cesser. Un tel état peut-il n'avoir pas de cause ? L'amour n'est-il pas un tel état ?


— Mais l'amour est sensuel, ou sinon d'ordre divin. Nous voici à nouveau dans la même vieille confusion, n'est-ce pas?


Diviser l'amour en ceci et en cela est une action matérielle et mondaine, car nous tirons profit de cette division. Aimer sans cette protection morale et verbale, c'est être dans l'état de la compassion, qui n'est pas déterminé par un objet. L'amour est action, et tout le reste est réaction. Tout acte issu de la réaction ne peut engendrer à son tour que le conflit et la douleur.


- Tout cela me dépasse, permettez-moi de le dire. Qu'on me laisse être simple et alors, peut-être, comprendrai-je le très profond. - J.K.


Note 57 - La qualité de la simplicité - Commentaire sur la vie tome 3

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