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Du fait de tuer

Il n'y avait pas un nuage dans le ciel, et les étoiles rayonnaient d'allégresse. Les cieux étaient enclos par la sombre bordure des collines environnantes et la nuit était totalement silencieuse. Les paysans dormaient encore et nul chien n'aboyait. Même le hibou à la voix rauque se taisait.

La fenêtre laissait entrer dans la pièce l'immensité de la nuit et on avait cette curieuse impression de solitude absolument totale - une solitude attentive. La petite rivière coulait sous le pont de pierre, mais il fallait prêter l'oreille pour l'entendre car son doux murmure était presque inaudible dans cet immense silence, si intense et si pénétrant qu'il semblait contenir votre être tout entier. Cela n'était pas le contraire du bruit, le bruit pouvait en faire partie, mais n'était pas issu de lui.


Il faisait encore nuit lorsque nous partîmes en voiture, mais l'étoile du matin apparaissait à l'est au-dessus des collines. Les arbres et les buissons étaient d'un vert intense dans la lumière vive des phares tandis que la voiture parcourait les collines. La route était déserte, mais les nombreux virages interdisaient une vitesse excessive. A l'est, Une lueur s'élevait et bien que nous discutions dans la voiture, l'éveil de la méditation avait lieu. L'esprit était totalement immobile, non pas endormi ni fatigué, mais absolument silencieux. Et tandis que le ciel devenait de plus en plus clair, l'esprit allait de plus en plus loin, et atteignait des profondeurs de plus en plus grandes.


Bien qu'il ait pleine conscience de l'énorme boule de lumière et d'or, et de la conversation dans la voiture, l'esprit était seul, se déplaçant sans la moindre résistance et sans direction imposée. Il était solitaire, comme une lumière dans la nuit. Mais il n'avait pas conscience de cette solitude - seuls les mots la connaissent. C'était un mouvement qui n'avait ni fin ni direction, qui se produisait sans cause et continuerait ainsi en dehors de toute notion de temporalité.


On avait éteint les phares et dans cette lumière matinale la campagne verte et fertile était magnifique. Tout était revêtu d'une rosée abondante, et lorsqu'un rayon de soleil se posait sur la terre, d'innombrables joyaux faisaient resplendir toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. A cette heure-là, les roches de granit arides semblaient douces et tendres - une illusion que le soleil levant aurait tôt fait de dissiper. La route serpentait entre de riches rizières et d'immenses étangs aux eaux dansantes qui nourriraient le pays jusqu'à la prochaine saison des pluies. Mais les pluies n'étaient pas encore terminées, et que tout était donc vert et vivant!


Le bétail était gras et le visage des gens sur la route brillait dans l'air frais du matin. Il y avait aussi beaucoup de singes sur cette route. Ce n'étaient pas de ces grands singes aux longs membres qui se balancent avec grâce et agilité d'une branche à l'autre, ou qui parcourent les branches avec une légèreté hautaine, en vous regardant passer d'un air grave, mais de tout petits singes aux longues queues et à la fourrure d'un brun verdâtre et sale, qui ne pensaient qu'à jouer et à faire des bêtises. L'un d'entre eux manqua de justesse passer sous la roue avant, mais la rapidité de ses réflexes, jointe à la vivacité du chauffeur, le sauva.


Il faisait maintenant complètement jour, et les paysans se déplaçaient en grand nombre. La voiture devait rouler sur le côté de la route pour dépasser les chars à bœufs très lents qui semblaient toujours si nombreux. Et les camions ne vous laissaient les doubler qu'après que vous ayez fait retentir votre avertisseur pendant quelques minutes. De célèbres temples se profilaient au-dessus des arbres, et la voiture passa à toute allure devant l'endroit où était né un saint maître.


C'était un petit groupe composé d'une femme et de plusieurs hommes, mais seuls trois ou quatre d'entre eux participèrent à la discussion. Tous étaient des gens sérieux, et ils étaient visiblement amis, en dépit de leur différence de vues. Le premier qui prit la parole était un homme à la barbe soignée, au nez aquilin et au front haut. Ses yeux sombres étaient vifs et graves. Le second était d'une maigreur douloureuse, chauve et la peau très claire, et semblait ne pas pouvoir ôter ses mains de son visage.


Le troisième, lui, était replet, débonnaire et décontracté. Il vous regardait avec l'air de dresser un inventaire, puis, insatisfait, vous regardait à nouveau pour vérifier si ses comptes étaient exacts. Il avait de belles mains aux longs doigts. Et, bien qu'il rit facilement il y avait cependant en lui quelque chose de profond. Le quatrième avait un sourire agréable et ses yeux étaient ceux d'un homme qui avait énormément lu. Il ne participa pas beaucoup à la conversation, sans être pour autant endormi. Ils avaient tous probablement une quarantaine d'années, sauf la dame qui semblait beaucoup plus jeune. Elle ne dit pas un mot, attentive à tout ce qui se passa.


— Il y a plusieurs mois que nous discutons entre nous, dit le premier visiteur, et nous voulons vous parler d'un problème qui nous préoccupe. Certains d'entre nous, voyez-vous, mangent de la viande au contraire des autres. En ce qui me concerne, je n'en ai jamais mangé de ma vie. La viande sous toutes ses formes me répugne et je ne peux supporter l'idée de tuer un animal pour me remplir l'estomac. Bien que nous n'ayons pas réussi à nous mettre d'accord sur ce qu'il convenait de faire à ce sujet, nous sommes restés bons amis et j'espère qu'il continuera à en être ainsi.


— Il m'arrive de manger de la viande, dit le second. Je préfère m'abstenir mais il est parfois difficile, en voyage, de maintenir un régime équilibré sans viande et il devient alors beaucoup plus simple d'en manger. Je n'aime pas tuer des animaux, je suis très sensibilisé à ce problème, mais ce n'est pas grave de manger de la viande de temps en temps. De nombreuses excentricités faites par les végétariens puritains sont plus condamnables que le fait de tuer pour manger.


— Mon fils, l'autre jour, a tué un pigeon à la carabine et nous l'avons mangé pour dîner, dit le troisième. Il était tout fier d'avoir réussi cela avec son premier fusil. Vous auriez dû voir son regard! Il était à la fois consterné et enchanté, et tout en se sentant coupable, il avait une attitude conquérante. Je lui ai dit de ne pas se sentir culpabilisé. C'est cruel de tuer, mais cela fait partie de la vie et cela n'est pas trop grave aussi longtemps qu'on le fait avec modération et maîtrise. Manger de la viande n'est pas un crime aussi atroce que voudrait le laisser entendre notre ami. Je ne suis pas partisan des sports sanguinaires, mais tuer pour se nourrir n'est pas un crime contre Dieu. Pourquoi en faire un tel problème ?


— Comme vous le voyez, reprit le premier visiteur, je n'ai pas réussi à les convaincre que tuer pour se nourrir était quelque chose de barbare. D'ailleurs ce n'est pas sain de manger de la viande, tous ceux qui ont fait l'effort de se documenter objectivement le savent bien. Pour moi, c'est une question de principe de ne pas manger de viande, car c'est depuis des générations une tradition familiale. Il me semble que l'homme doit essayer d'éliminer de sa nature cette cruauté consistant à tuer pour se nourrir s'il veut vraiment devenir un être civilisé

.

— Voilà ce qu'il ne cesse de nous rabâcher, reprit le second visiteur. Il veut nous « civiliser », nous, les mangeurs de viande, mais les autres formes de cruauté qui ont cours ne semblent pas le déranger outre mesure. Il est avocat, et la cruauté inhérente à sa profession ne le gêne pas. Enfin, en dépit de notre désaccord sur ce point, nous sommes de bons amis, Nous en avons parlé des dizaines de fois, mais comme nous ne parvenons pas à une solution, nous avons décidé de venir en débattre avec vous.


— Il y a des questions plus vastes et plus importantes que le fait de tuer de malheureux animaux pour s'en nourrir, lança le quatrième. Tout dépend de la façon dont on appréhende la vie.


Quel est, en définitive, le problème ?


— Manger ou ne pas manger de la viande, répondit celui qui n'en mangeait pas.


Est-ce là le fond du problème, ou une partie d'une question beaucoup plus vaste ?


— L'acceptation ou le refus de l'homme de tuer pour satisfaire son appétit témoigne, à mon sens, de son attitude face à l'ensemble des problèmes de la vie.


Si l'on parvient à percevoir que le fait de se concentrer sur la partie ne débouche pas sur la compréhension du tout, nous réussirons peut-être à ne pas nous embrouiller dans des détails. Car si nous ne sommes pas en mesure de saisir la question dans son ensemble, la partie est investie d'une importance beaucoup plus grande que celle qu'elle a réellement. Le problème est beaucoup plus vaste qu'il ne paraît, n'est-ce pas ? C'est le problème du fait de tuer, et non pas simplement des bêtes pour s'en nourrir. Un homme n'est pas vertueux parce qu'il ne mange pas de viande, ou ne l'est pas moins parce qu'il en mange effectivement. Le dieu de l'esprit mesquin est également mesquin. Sa petitesse se mesure à celle de l'esprit qui dépose des fleurs à ses pieds. Le problème dans son ensemble recouvre les nombreux problèmes apparemment distincts que l'homme a créés à l'intérieur et à l'extérieur de lui-même. Tuer est véritablement un problème aussi vaste que complexe. Voulez-vous que nous le considérions ?


— Je crois que nous devrions, répondit le quatrième homme. C'est un problème qui m'intéresse énormément et il me plairait de l'appréhender de front.


Il y a diverses façons de tuer, n'est-ce pas ? On peut tuer d'un mot ou d'un geste, tuer par tuer ou par colère, tuer au nom d'un pays ou d'une idéologie, ou tuer pour une série de dogmes économiques ou de croyances religieuses.


— Comment est-il possible de tuer d'un mot ou d'un geste? demanda le troisième visiteur.


Ne le savez-vous pas ? D'un mot ou d'un geste, vous pouvez détruire la réputation d'un homme et le liquider par le biais de la diffamation, du ragot, du mépris. Et ne peut-on tuer par la comparaison ? N'est-ce pas tuer un jeune garçon que de le comparer à un autre qui est plus habile ou plus doué ? L'homme qui tue sous l'emprise de la colère ou de la haine est considéré comme criminel et on l'exécute. Et pourtant l'homme qui décide de faire lâcher des tonnes de bombes sur un pays et ses habitants fait figure de héros et croule sous les décorations. La tuerie se répand sur la terre entière.


Pour la sécurité ou l'expansion d'une nation, on en détruit une autre. On tue les animaux pour s'en nourrir, ou pour les vendre, ou par soi-disant sport. On pratique sur eux la vivisection pour le « bien-être » de l'homme. Le soldat n'existe que pour tuer. On fait des progrès extraordinaires dans la technologie permettant d'exterminer un nombre incalculable d'individus en quelques secondes et à très grande distance. De nombreux savants se consacrent à cela, et les prêtres bénissent les bombardiers et les vaisseaux de guerre. Et nous détruirons aussi les choux et les carottes pour les manger ; nous tuons les insectes et les nuisibles. Comment déterminer la ligne au-de- là de laquelle nous ne devons pas tuer ?


— C'est l'affaire de chaque individu, répondit le second visiteur.


Est-ce aussi simple que cela ? Si vous refusez de faire la guerre, vous êtes soit fusillé soit mis en prison, ou peut- être vous internera-t-on dans un service psychiatrique. Si vous refusez de prendre part au jeu nationaliste de la haine, on vous méprise, et vous pourrez perdre votre travail. On vous fait subir diverses pressions pour vous obliger à vous conformer. Le fait de payer vos impôts, et même le fait d'acheter un timbre-poste, vous fait cautionner et soutenir la guerre, le massacre d'ennemis interchangeables.


— Mais que faire? demanda celui qui ne mangeait pas de viande. J'ai parfaitement conscience d'avoir tué, légalement, au tribunal, de très nombreuses fois. Mais je suis strictement végétarien et je ne tue jamais une créature vivante de mes propres mains.


— Pas même un insecte venimeux ? demanda le second.


— Uniquement si je ne peux pas faire autrement.


— Quelqu'un d'autre le tue alors à votre place.


— Mais dites-moi, reprit l'avocat végétarien, avez-vous voulu dire qu'il ne faut plus payer d'impôts ni écrire de lettres ?


Encore une fois, en nous occupant d'abord des détails de l'action, en nous demandant s'il vaut mieux faire ceci que cela, nous nous perdons dans les parties sans saisir le problème dans son ensemble. N'est-il pas nécessaire de considérer le problème en tant que tout ?


— Je vous accorde qu'il y a une façon globale d'aborder le problème, mais les détails ont aussi leur importance. Nous ne pouvons négliger notre activité présente, n'est-ce pas ?


Quel contenu donnez-vous à « façon globale d'aborder le problème »? Est-ce un accord purement intellectuel, une reconnaissance théorique, ou bien avez-vous réellement assimilé la totalité du problème de tuer ?


— Pour être franc, je n'avais pas accordé beaucoup d'attention, jusqu'à maintenant, aux implications que pouvait avoir ce problème. Je ne m'étais occupé que d'un seul de ses aspects.


Ce qui n'est pas du tout équivalent au fait d'ouvrir en grand la fenêtre pour regarder les cieux, les arbres, les gens et tout le mouvement de la vie, mais revient plutôt à jeter un coup d'œil furtif par cette fenêtre à peine entrebâillée. Et l'esprit est tout à fait ainsi: l'une de ses parties, la moins importante, est hyper-active tandis que tout le reste est endormi. C'est cette activité étroite et mesquine de l'esprit qui suscite les petits problèmes mesquins du bien et du mal, les valeurs morales et politiques, et ainsi de suite. Si nous pouvions percevoir authentiquement l'absurdité de ce processus, nous explorerions naturellement, sans la moindre contrainte, l'ensemble du champ mental. En sorte que le problème dont nous parlons n'est plus simplement de savoir s'il faut ou s'il ne faut pas tuer les animaux, mais concerne plutôt la cruauté et la haine qui ne cesse de croître dans le monde et en chacun de nous. Car là est bien le problème, n'est-ce pas ?


— Tout à fait, répondit le quatrième visiteur avec vigueur. La brutalité aveugle envahit le monde comme une peste. Une nation entière est anéantie par sa voisine plus grande et plus puissante. C'est la bien la haine et la cruauté qui sont le problème, et non pas la question de savoir si on aime ou non le goût de la viande.


La cruauté, la colère, la haine qui existent en nous s'expriment de tellement de façons: dans l'exploitation du faible par le puissant et le rusé, dans la cruauté d'obliger tout un peuple, sous peine d'être exterminé, à accepter une certaine manière de vivre idéologique, dans le fait d'établir le nationalisme et les gouvernements souverains par une propagande abusive, et enfin en cultivant des croyances organisées et dogmatiques, que l'on appelle religions, mais qui divisent l'homme et son semblable. La cruauté s'exprime de façon aussi diverse que subtile.


— Et même si nous y consacrions notre vie, nous ne pourrions pas découvrir la totalité de ces façons subtiles qui l'expriment, n'est-ce pas? s'enquit le troisième homme.


Alors que devons-nous faire?


— Il me semble, déclara le premier, que nous ne voyons pas le plus important. Chacun se protège, nous défendons nos propres intérêts, nos fondements économiques ou intellectuels, ou peut-être une tradition dont nous tirons un certain profit, pas nécessairement pécuniaire. C'est cet intérêt personnel qui apparaît dans tout ce que nous touchons, de la politique à Dieu, qui est à la racine de ce problème.


Peut-on savoir, encore une fois, si c'est là une déclaration purement verbale, une conclusion logique que l'on peut réduire en morceaux ou habilement justifier ? Où cela rend-il compte de la perception d'un fait réel dont on retrouve la signification dans votre vie quotidienne de pensée et d'action ?


— Vous essayez de nous amener à faire la distinction entre le mot et le fait réel, dit le troisième visiteur, et je commence à comprendre combien cette distinction est importante. Car si nous ne l'établissons pas, nous nous perdrions en paroles, sans la moindre action - exactement comme nous le faisons.


L'action naît de la perception. La perception de la totalité du problème débouche sur l'action totale.


— Lorsque l'on ressent profondément quelque chose, dit le quatrième, on agit, et une telle action n'est ni de l'ordre de l'impulsion ni de la pseudo-intuition, pas plus que ce n'est un acte prémédité ou calculé.


Cette action est née des profondeurs de notre être. Si cet acte provoque de la souffrance et du malheur, on est prêt à le payer, mais c'est rarement le cas. La question est de savoir comment maintenir cette sensation profonde.


— Avant d'aller plus loin, dit le troisième visiteur très gravement, précisons ce qui a été dit. L'on comprend que pour qu'ait lieu une action totale, il faut une perception totale, qui implique une compréhension psychologique pleine et entière du problème, car sinon il ne s'agit que d'une action fragmentaire, dont les éléments ne s'assemblent jamais. Bien. Cela est clair. Mais, comme nous l'avons dit, le mot n'est pas la sensation, le mot peut l'évoquer mais ce phénomène verbal ne suffit pas à donner vie à ce sentiment. Est-il donc possible, en conséquence, de pénétrer directement dans l'univers de la sensation, sans passer par sa description et sans le symbole ou le concept ? N'est-ce pas la question que l'on ne peut manquer de se poser ?


En effet. Nous sommes distraits par les mots, les symboles. Nous éprouvons rare- ment si ce n'est en réponse à la stimulation du concept, de la description. Le terme « Dieu » n'est pas Dieu, mais ce mot nous fait réagir selon notre conditionnement. Nous ne pouvons découvrir la véracité ou la fausseté de Dieu qu'à partir du moment où le mot « Dieu » ne provoque plus en nous certaines réponses physiologiques ou psychologiques déterminées. Comme nous l'avons dit, la perception totale débouche sur l'action totale - ou plutôt, la perception totale est l'action totale. Une sensation s'évanouit et nous laisse au même point qu'avant. Mais cette perception totale dont nous parlons n'est pas une sensation, elle ne dépend pas de la stimulation, elle se nourrit d'elle-même, il n'est pas besoin d'artifice.


— Mais comment provoquer cette perception totale ? demanda le premier visiteur d'un ton insistant.


Si l'on peut le faire remarquer, vous semblez ne pas comprendre. Une perception que l'on peut provoquer reste de l'ordre de la stimulation. C'est une sensation que l'on entretient de diverses façons, par une méthode ou par une autre. Et c'est alors que le moyen ou la méthode revêt toute l'importance, et non plus la perception. Le symbole en tant que moyen vers la perception est enchâssé dans un temple, dans une église et la perception n'existe alors plus qu'au travers du symbole ou du mot. Peut-on vraiment « provoquer » la perception totale ? Réfléchissez, je vous en prie, ne répondez pas.


— Je vois ce que vous voulez dire, déclara le troisième. La perception totale ne peut être provoquée: elle est ou elle n'est pas. Cela nous laisse assez pu d'espoir, n'est- ce pas?


Croyez-vous ? Vous éprouvez un sentiment de désespoir parce que vous voulez arriver quelque part, vous voulez atteindre à cette perception totale. Et comme vous n'y parvenez pas, vous vous sentez plutôt perdu et désorienté. C'est ce désir de réussir, d'arriver, de devenir qui suscite la méthode, le symbole, le stimulant, à partir et au travers duquel l'esprit trouve réconfort et distraction. Considérons ensemble une nouvelle fois le problème de tuer, de la cruauté et de la haine. Parler d'une façon de tuer « humanitaire » est parfaitement absurde. S'abstenir de manger de la viande tout en détruisant votre fils en le comparant à un autre garçon, c'est être cruel. Prendre part au massacre respectable au nom de votre pays ou d'une idéologie, c'est répandre et cultiver la haine. Être gentil envers les animaux et cruel envers votre semblable au moyen de mots, d'actes ou d'attitudes, c'est engendrer l'inimitié et la brutalité.


— Je crois avoir compris enfin ce que vous voulez dire. Mais comment donc naîtra cette perception totale ? Je demande cela comme une interrogation comprise à l'intérieur d'un processus de recherche. Je ne suis pas en quête d'une méthode: j'en vois bien trop l'absurdité. Je vois également que le désir de réaliser suscite ses propres obstacles, et que se sentir sans espoir, ou sans ressource, est parfaitement idiot. Tout maintenant est très clair.


Si cela est clair, non seulement intellectuellement et théoriquement, mais avec autant de réalité que celle de la douleur causée par une épine dans votre pied, il y a alors compassion, amour. Et vous avez alors déjà ouvert la porte à ce sentiment total de la compassion. L'homme qui connaît la compassion connaît aussi l'action qu'il doit faire. Sans l'amour, vous essayez de découvrir ce qu'il est bon de faire et votre action n'engendre que davantage de souffrance et de misère, c'est l'action des politiciens et des réformistes. Sans l'amour, vous ne pouvez saisir le sens de la cruauté ; une sorte de trêve pourra intervenir dans le règne de la terreur, mais la tuerie et la guerre continueront à avoir lieu à d'autres niveaux de notre existence.


— Nous manquons de compassion et c'est bien là qu'est l'origine de nos souffrances, dit le premier visiteur d'un ton convaincu.


Nous sommes durs à l'intérieur de nous-mêmes, c'est quelque chose de très laid, que nous cachons sous des mots gentils et des actes de générosité superficielle. Un cancer nous ronge le cœur, en dépit de nos croyances religieuses et de nos réformes sociales. C'est dans nos propres cœurs que doit avoir lieu une opération, pour qu'une nouvelle semence puisse y être déposée. C'est de cette opération que dépend la vie de cette nouvelle graine. L'opération a commencé, puisse la graine porter ses fruits. - J.K.


Note 33 - Du fait de tuer - Commentaire sur la vie tome 3

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