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Fragmentaires et l'action totale

Deux corbeaux se battaient et ne semblaient pas plaisanter. Ils sautaient lourdement sur le sol, les ailes repliées, et se déchiraient de leurs becs noirs et acérés. Deux ou trois congénères croassaient sur un arbre voisin et bientôt tous les corbeaux du voisinage arrivèrent, faisant un vacarme épouvantable et essayant d'arrêter le combat.

Ils étaient des dizaines mais en dépit de leurs croassements anxieux et pleins de colère, le combat ne cessa pas. Un cri ne l'interrompit pas non plus, mais quelqu'un frappa soudain dans ses mains et la peur les fit s'envoler tous, même les combattants qui reprirent leurs assauts parmi les branches des arbres environnants. Tout était fini. Une vache noire attachée à un piquet avait placidement regardé en direction du combat et s'était remise à brouter. Elle était assez petite et semblait douce, avec de grands yeux veloutés.


Une procession apparut sur la route. C'était un enterrement. Une demi-douzaine de voitures suivaient un corbillard dans lequel on voyait un cercueil, bois verni étincelant avec de nombreuses garnitures d'argent. Arrivé au cimetière, tout le monde descendit de voiture et le cercueil fut lentement transporté jusqu'à la tombe, qu'on avait dû creuser plus tôt dans la matinée. Ils la contournèrent deux ou trois fois, puis déposèrent soigneusement le cercueil sur deux solides madriers qui enjambaient la tranchée ouverte. Tous s'agenouillèrent tandis que le prêtre donnait sa bénédiction et le cercueil fut ensuite lentement descendu jusqu'à son lieu de repos dernier. Il y eut un long silence, puis chacun lança une poignée de terre fraîchement retournée et les fossoyeurs, vêtus de pagnes clairs, commencèrent à combler la tombe, qui fut bientôt remplie. Une couronne de fleurs blanches, qui commençaient déjà à se faner sous le soleil ardent, fut déposée là et tous s'en allèrent solennellement.


Il avait plu récemment et l'herbe du cimetière était d'un vert éclatant. Il était entouré de palmiers et de bananiers et de buissons en fleurs. C'était un endroit agréable et des enfants venaient jouer sur l'herbe, sous les arbres, là où il n'y avait pas de tombes. Très tôt le matin, bien avant que le soleil se lève, il y avait une rosée très dense sur l'herbe et les grands palmiers se détachaient contre le ciel étoile. Le vent du nord était frais et avec lui parvenait la plainte étouffée d'un train lointain. A part cela, tout était tranquille, il n'y avait pas de lumière dans les maisons voisines et les trépidations des camions sur la route n'avaient pas encore commencé.


La méditation est la floraison de la bonté ; ce n'est pas la culture de la bonté. Ce qui est cultivé ne dure pas ; cela meurt et doit être refait. La méditation n'est pas pour le méditant. Le méditant sait comment méditer, il pratique, contrôle, modèle, lutte, mais cette activité de l'esprit n'est pas la lumière de la méditation. La méditation n'est pas assemblée par l'esprit. C'est le silence total de l'esprit dans lequel le centre de l'expérience, du savoir, de la pensée, n'est plus. La méditation, c'est l'attention totale sans objet dans lequel la pensée s'absorbe. Le méditant ignore à tout jamais la bonté de la méditation.


C'était un homme déjà âgé et célèbre pour son idéalisme politique et ses bonnes œuvres. Il gardait au fond du cœur l'espoir de quelque chose d'infiniment plus vaste que cela, mais il était de ces hommes pour qui l'action juste avait toujours été le signe de la bonté. Il était constamment engagé dans la réforme qu'il considérait comme moyen pour parvenir au but suprême: le bien de la société. Il y avait en lui un curieux mélange de piété et d'anxiété, et il vivait dans la coquille de sa propre pensée bien raisonnée. Il avait pourtant entendu murmurer qu'il existait autre chose. II était venu accompagné d'un ami qui l'aidait activement dans la réforme sociale. Son ami était un petit homme sec qui donnait une impression d'agressivité maîtrisée et contenue. Il devait s'être rendu compte que l'agressivité n'était pas la bonne façon de faire, mais il ne réussissait pas à la masquer totalement. On la percevait dans ses yeux et, sans qu'il le sache, dans son sourire. Nous prîmes place dans la pièce et aucun d'eux ne sembla remarquer la branche délicatement fleurie qu'un coup de vent avait fait entrer par la fenêtre. Elle était sur le sol, et le soleil l'illuminait.


- Mon ami et moi ne sommes pas venus parler d'action politique, déclara le premier. Nous savons parfaitement ce que vous en pensez. Pour vous, l'action n'est ni politique, ni réformiste ni religieuse. Il n'existe qu'une action, l'action totale. Mais la plupart d'entre nous ne pensent pas ainsi. Notre pensée est compartimentée, les cloisons sont parfois étanches et parfois flexibles, perméables. Et notre action est toujours fragmentaire. Nous ne savons pas ce qu'est l'action totale. Nous ne connaissons que les activités de la partie et nous espérons qu'en assemblant ces diverses parties nous formerons un tout.


Est-il jamais possible de former un tout en assemblant les parties, si ce n'est dans le domaine mécanique ? Car vous avez dans ce cas un plan qui vous aide à assembler les diverses pièces. Mais avez-vous un schéma de ce genre qui vous aidera à construire la société parfaite ?


- Nous en avons un, répondit l'ami.


Vous savez alors déjà ce que sera le futur de l'homme ?


- Nous n'avons pas de telles prétentions, mais nous voulons véritablement que certaines réformes aient lieu, réformes que personne ne pourrait contester.


Mais la réforme ne peut être que fragmentaire, c'est une évidence. S'activer à faire le « bien » sans comprendre l'action totale devient à la longue quelque chose de néfaste, n'est-ce pas ?


- Qu'est-ce que cette action totale ?


Ce n'est certainement pas l'assemblage de diverses activités séparées. Pour comprendre l'action totale, il faut que cesse l'activité fragmentaire. Il est impossible de voir d'un seul coup d'œil la totalité des cieux en passant d'une petite fenêtre à une autre. Il faut abandonner toutes les fenêtres, n'est-ce pas ?


- Cela semble parfait intellectuellement, mais lorsque vous voyez l'affamé, le pauvre misérable, vous bouillez intérieurement et vous voulez faire quelque chose.


C'est tout à fait naturel. Mais la simple réforme nécessite toujours une autre réforme et entreprendre toutes ces activités fragmentaires sans avoir compris l'action totale semble aussi nuisible que destructeur.


- Mais comment comprendre cette action totale dont vous parlez ? demanda l'autre.


Il faut, de toute évidence, commencer par abandonner la partie, le fragmentaire, c'est-à-dire le groupe, la nation, l'idéologie. Si l'on s'accroche à ces notions, on espère comprendre l'ensemble, mais c'est impossible. C'est un peu comme l'homme ambitieux qui essayerait d'aimer. Pour aimer, le désir de la réussite, du pouvoir et de la situation doit totalement cesser. On ne peut pas tout avoir. Et de la même façon, l'esprit dons la pensée elle-même est fragmentaire est incapable de découvrir cette action totale.


- Mais alors comment la découvrir ? s'exclama l'ami. Il n'y a pas de recette, pas de formule pour sa découverte.


Le sentiment d'être un et complet diffère énormément de la description intellectuelle qu'on peut en donner. Mais nous n'avons pas le sentiment de cette totalité unifiée, et nous essayons d'assembler les fragments, espérant ainsi former un tout. Puis-je vous demander pourquoi vous faites quoi que ce soit ?


- J'éprouve et je pense et l'action naît de cela.


Cela ne débouche-t-il pas sur une contradiction dans vos diverses activités ?


- Si parfois, mais l'on peut éviter la contradiction en s'en tenant à une ligne d'action définie.


En d'autres termes, vous refusez toutes les activités qui n'ont pas de rapport avec celle que vous avez choisie. Cela ne finira-t-il pas par créer de la confusion tôt ou tard ?


- Peut-être. Mais que doit-on faire ? demanda-t-il avec une certaine irritation.


Est-ce là une question purement formelle, ou bien commencez-vous à comprendre que le fait de ne choisir qu'un seul type d'action se révèle sélectif et néfaste ? Car c'est en définitive parce que vous ne ressentez pas la nécessité d'une action totale que vous vous dispersez dans des activités contradictoires. Pour éprouver cette nécessité de l'action totale, vous devez vous interroger au plus profond de vous-même. Il n'est pas d'interrogation sans humilité. Seule l'humilité mène à la connaissance. Mais vous, vous savez tout, et comment l'homme qui sait serait-il humble ? Lorsque l'humilité est là, il n'est plus possible d'être réformateur, ou politicien.


- Mais alors nous ne pouvons plus rien faire, et nous serons réduits en esclavage par ceux de l'extrême gauche dont l'idéologie promet un paradis sur la terre! Ils prendront le pouvoir et nous liquideront. Mais une telle éventualité peut fort bien être évitée grâce à une législation intelligente, à des réformes et par la socialisation graduelle de l'industrie. C'est tout cela que nous voulons.


- Mais l'humilité ? demanda le premier. Je comprends son importance, mais comment l'atteindre?


Certainement pas avec une méthode. Pratiquer l'humilité, c'est cultiver l'orgueil. Une marche à suivre implique un résultat, et le résultat est arrogance. Le problème, c'est que la plupart d'entre nous veulent être quelqu'un et c'est cette activité partielle et réformiste qui nous donne la possibilité de satisfaire cette envie. La révolution économique ou politique reste partielle, fragmentaire et ne débouche que sur une misère et une confusion plus grandes, ainsi qu'on a pu le voir récemment. Il n'est qu'une révolution véritable et totale, c'est la révolution religieuse, et cela n'a aucun rapport avec la religion organisée, qui n'est jamais qu'une autre forme de tyrannie. Mais pourquoi n'éprouve- t-on pas d'humilité ?


- Pour la simple raison que si l'on était humble, on ne pourrait rien faire, déclara l'ami. L'humilité est bonne pour l'ermite, et non pour l'homme d'action.


Vous n'avez pas abandonné vos idées reçues, n'est-ce pas ? Vous êtes arrivé avec elles et vous repartirez avec elles. Mais de toute évidence, penser à partir de conclusions n'est tout simplement pas penser.


- Qu'est-ce qui s'oppose à l'humilité ? demanda le premier.


La peur. La peur de dire « je ne sais pas » ; la peur de n'être pas un leader, de n'être pas important ; la peur de n'être pas « au courant », au niveau des concepts traditionnels comme à celui des plus récentes idéologies.


- Ai-je peur ? demanda-t-il pensivement.


Peut-on répondre à cette question à votre place ? Ne devez-vous pas découvrir tout seul ce qu'il en est véritablement ?


- Il me semble qu'il y a si longtemps que je fais la vedette que j'ai fini par croire que les activités dans lesquelles je suis engagé sont les seules justes et pures. Vous avez parfaitement raison. Nous parvenons à un certain degré de modification et d'adaptation, mais nous n'osons pas réfléchir trop profondément, car nous voulons compter parmi les leaders, ou être au moins dans leur entourage. Nous ne voulons pas qu'on nous oublie.


Et tout cela, à l'évidence, indique que ce n'est pas le peuple qui vous occupe, mais les idéologies, les plans et les Utopies. Vous n'aimez pas vos semblables, vous n'éprouvez pour eux aucune sympathie. Vous n'aimez que vous-même, au travers d'identifications personnelles à certaines théories, des idéaux et des activités réformistes. Il s'agit toujours de vous, revêtu de différents aspects de respectabilité. Vous aidez le peuple au nom de quelque chose, pour le bien de quelque chose. Ce qui vous intéresse vraiment, ce n'est pas d'aider le peuple, mais de promouvoir le système ou l'organisation dont vous affirmez qu'ils aideront le peuple. N'est-ce pas en cela que réside votre véritable intérêt ?


Ils ne répondirent pas et s'en furent. - J.K.


Note 50 - Les activités fragmentaires et l'action totale - Commentaire sur la vie tome 3

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