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Le défi du présent


Ce chemin creux allait jusqu'à la mer depuis la route, large et bien éclairée, et passait entre les jardins de nombreuses maisons luxueuses. Tout était tranquille dans ce chemin, les murs des jardins semblant arrêter les bruits de la ville. Le chemin suivait un tracé très sinueux et sur les murs blancs les ombres dansaient lorsqu'un souffle de vent agitait les arbres.


L'air était embaumé de nombreux parfums: l'iode de la mer, l'odeur du repas du soir, le parfum du jasmin et les vapeurs d'échappement des voitures. Une brise légère venait maintenant de la mer, et il régnait une étrange intensité. Une grosse fleur blanche poussait dans la terre sombre du fossé et son parfum s'exhalait dans l'air du soir. Le chemin continuait à descendre et rencontra bientôt une autre route qui longeait la mer.


Un jeune homme était assis au bord de cette route, tenant un chien au bout d'une laisse. Tous deux se reposaient. Le chien était imposant, puissant, plein de santé et bien nourri. Son propriétaire devait estimer que le chien était plus important que celui qui le promenait car ce dernier portait des habits crasseux et avait un regard apeuré et abattu. C'était le chien qui comptait, et non l'homme, et le chien semblait le savoir. Les chiens de race sont des poseurs, de toutes façons. Deux personnes passèrent, riant et discutant, et le chien grogna de façon menaçante à leur passage. Mais ils n'y firent pas attention, car le chien était en laisse et fermement tenu. Un petit garçon transportait quelque chose de très lourd avec beaucoup de difficulté. Mais il était cependant très joyeux et souriait en marchant.


Tout était maintenant très calme ; nulle voiture ne passait et il n'y avait personne sur la route. L'intensité se développa graduellement. Elle n'était pas due à la tranquillité de la soirée, ou au ciel étoile, aux ombres dansantes, au chien au bout de sa laisse, ou au parfum du vent léger. Mais tout cela faisait au contraire partie intégrante de cette intensité. Il n'y avait plus que cela, une intensité simple et claire, sans cause, sans dieu, sans le murmure d'une promesse, et si puissante que le corps se trouvait momentanément incapable du moindre mouvement. Toutes les facultés sensorielles atteignaient à une extrême sensibilité.


L'esprit, cette chose étrange et complexe, était vidé de toute pensée et se trouvait de ce fait en état d'éveil total. C'était une lumière qui ne projetait aucune ombre. L'être tout entier était embrasé d'une intensité qui consumait le mouvement du temps. La pensée est le symbole du temps, et dans cette flamme le bruit de l'autobus qui passait et le parfum de la fleur blanche se consumaient. Le bruit et le parfum y étaient entrelacés mais constituaient deux flammes distinctes et séparées. Sans le moindre frémissement, et sans que l'observateur soit, l'esprit avait conscience de cette intensité. Il en était lui-même la flamme, claire, intense et pure.


Il était avec sa femme dans la petite pièce, dont la seule fenêtre donnait sur un mur nu devant lequel s'élevait le tronc brun et massif d'un grand arbre. On ne voyait que ce tronc épais qui vous cachait les branches feuillues. C'était un homme de haute taille, bien bâti et assez lourd. Il avait le sourire facile et amical mais ses yeux pouvaient exprimer la colère et son langage être assez cassant. Il avait de toute évidence beaucoup lu, et il essayait maintenant de transcender le savoir. Sa femme avait des yeux clairs et un visage agréable ; elle était elle aussi assez forte, mais sans mollesse. Elle ne prit que peu de part à la conversation, qu'elle suivit cependant avec le plus grand intérêt. Ils n'avaient pas d'enfants.


— Est-il possible de libérer l'esprit de la mémoire? demanda-t-il. Le souvenir n'est-il pas la substance même de l'esprit - la mémoire étant le savoir et l'expérience des siècles passés? Chaque expérience ne renforce-t-elle pas la mémoire? Je n'ai jamais réussi à comprendre, quoi qu'il en soit, pourquoi on devrait se libérer du passé, comme vous semblez l'affirmer. Le passé est enrichi par nombre d'associations agréables et de souvenirs. Fort heureusement, on peut souvent oublier les incidents déplaisants ou désagréables mais les souvenirs agréables demeurent. L'être serait très pauvre si l'on devait rejeter tout le savoir et l'expérience qu'on a acquis. Quel pauvre esprit que celui privé de la profondeur du savoir et de l'expérience ! Ce serait là un esprit primitif.


Si vous n'éprouvez pas la nécessité de vous libérer du passé, il n'y a pas le moindre problème, n'est-ce pas? Vous conserverez la richesse du passé, toutes ses joies et toutes ses souffrances. Mais le passé est-il chose vivante? Ou bien le mouvement du présent donne-t-il vie au passé? Le présent, dans son intensité exigeante et sa rapidité changeante, apparaît comme un défi constant à l'esprit. Le présent et le passé sont toujours en conflit, sauf si l'esprit s'avère capable d'appréhender totalement le passé mobile. Le conflit n'a lieu que lorsque l'esprit, alourdi par le passé, le connu, l'expérimenté, répond de façon incomplète au défi du présent, qui est par essence nouveau, en constante mutation.


— Mais comment l'esprit pourrait-il répondre complètement au présent? Il me semble que notre esprit est toujours soumis à l'empreinte du passé. Serait-il possible de se libérer totalement de cette empreinte?


Essayons de le découvrir. Le passé est le temps, n'est-ce pas - le temps comme expérience, comme savoir. Et toute expérience nouvelle renforce le passé.


— De quelle façon?


Lorsqu'un événement se produit dans notre vie et que nous faisons ce que nous appelons une expérience, nous la traduisons immédiatement dans les termes du passé. Si nous avons une croyance religieuse particulière, cette croyance peut susciter certains types d'expérience qui à leur tour renforcent la croyance. La partie superficielle de l'esprit peut fort bien s'adapter aux pressions et aux exigences de son environnement immédiat, mais la partie obscure de l'esprit, elle, demeure sous le poids du conditionnement du passé, et c'est ce conditionnement, cet arrière-plan du passé qui impose l'expérience. La totalité du mouvement de la conscience, de ses manifestations, est la réponse du passé, n'est-ce pas? Le passé est essentiellement figé, assoupi, il n'a pas d'action propre. Mais il revient à la vie devant tous les défis qu'on peut lui adresser. Il y répond. Toute pensée est la réponse du passé, de l'expérience accumulée, du savoir. En sorte que toute pensée est conditionnée. La liberté est au-delà du pouvoir de la pensée.


— Mais comment l'esprit peut-il se libérer de ses propres limites?


Puis-je vous demander pourquoi l'esprit - c'est-à-dire le passé, le produit du temps - devrait-il être libre? Quel motif vous pousse à poser cette question? Pourquoi la posez-vous? Est-ce un véritable problème ou quelque chose de théorique?


— Les deux, je crois. Il y a une curiosité qui me pousse à savoir, comme on pour- rait vouloir connaître la structure de la matière, et c'est également un problème personnel. C'est un problème pour moi en ce sens qu'il ne me semble pas possible de sortir de mon conditionnement. Je pourrais réussir à briser une certaine forme de pensée, mais je créerais par là même un autre modèle. Le fait de briser l'ancien peut-il permettre au nouveau d'entrer en existence?


Si on peut le définir comme nouveau, s'agit-il bien du nouveau? De toute évidence, ce que l'on reconnaît comme étant le nouveau est toujours un produit de l'ancien. La récognition est issue de la mémoire. Ce n'est qu'à partir du moment où le passé n'est plus que le nouveau peut être.


— Mais l'esprit peut-il traverser le rideau du passé? Encore une fois, pourquoi cette question?


— Comme je l'ai dit, on éprouve une certaine curiosité, mais il y a également le désir de se libérer de certains souvenirs déplaisants et douloureux.


La simple curiosité ne mène pas très loin. Et essayer de conserver ce qui est agréable et de se défaire de ce qui est désagréable ne peut que rendre l'esprit terne et superficiel. Cela ne débouche pas sur la liberté. L'esprit doit se libérer de l'ensemble, et non simplement de ce qui est désagréable. Le fait d'être esclave de souvenirs agréables n'est sûrement pas être libre. Le désir de s'accrocher à ce qui est agréable suscite le conflit dans notre vie. Ce conflit conditionne encore davantage l'esprit, et un tel esprit ne peut jamais être libre. Aussi longtemps que l'esprit reste pris dans le filet de la mémoire, que cela soit agréable ou désagréable ; aussi longtemps qu'il est engagé dans le processus en chaîne de la cause et de l'effet, aussi longtemps qu'il utilise le présent comme passage du passé au futur, l'esprit ne sera jamais libre. La liberté dans ce cas, n'est qu'une idée, sans la moindre réalité. Il est indispensable de percevoir la vérité contenue en cela, et ce n'est qu'alors que votre question aura un contenu tout différent.


— Si cette vérité m'apparaît, la libération suivra-t-elle? Conjecturer est inutile. La vérité doit être vue, on doit faire l'expérience du fait véritable selon lequel il n'est pas de liberté tant que l'esprit est prisonnier du passé.


— Celui qui est libéré en ce sens a-t-il le moindre rapport à la causalité et au temps? Car sinon, à quoi sert cette liberté? Quelle valeur ou quelle signification un tel homme acquiert-il dans ce monde de joie et de souffrance?


Il est étrange que nous pensions presque toujours en termes d'utilité. Ne posez- vous pas cette question depuis le bateau qui dérive sur le fleuve du temps? Et vous voulez savoir la signification dont serait investi un homme libre pour les passagers de ce bateau. Il n'en aurait probablement aucune. La plupart des gens ne s'intéressent pas à la liberté ; et lorsqu'ils rencontrent un homme libre, ils en font soit une divinité qu'ils mettent sur un autel, ou bien ils le lapident avec des pierres ou des mots - ce qui dans les deux cas équivaut à le détruire. Mais de toute évidence, un tel homme ne vous intéresse pas. Ce que vous cherchez, c'est libérer l'esprit du passé - cet esprit qui est vous-même.


— Dès lors que l'esprit est libre, quelle est sa responsabilité?


Il est impossible d'accoler le terme de « responsabilité » à un tel esprit. Son existence même a une action explosive qui est de la plus haute importance. Celui qui est dans le bateau et demande de l'aide désire que celle-ci soit de l'ordre du passé, dans le champ de la récognition, et à cela l'esprit libre ne peut pas apporter de réponse. Mais cette liberté dynamique agit sur l'asservissement temporel.


— Je ne sais que répondre à tout cela. Très franchement, c'est par curiosité que ma femme et moi sommes venus. Et je découvre que je suis très sérieusement concerné. A un certain niveau très profond de moi-même, je suis sérieux, et j'en prends conscience pour la première fois. Parmi ceux de ma génération, beaucoup se sont éloignés des religions reconnues, mais au fond de moi ce sentiment religieux demeure, sans qu'il ait beaucoup de possibilités d'expression. Nous devons saisir l'occasion de cette possibilité d'expression lorsqu'elle se présente. - Jiddu Krishnamurti


Note 54 - Le défi du présent - Commentaire sur la vie tome 3

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