La douleur de l'apitoiement sur soi-même
A cette époque de l'année, dans ce climat chaud, c'était le printemps. Le soleil était exceptionnellement doux, car un vent léger venait du nord, là où les montagnes neigeuses étaient froides. Sur le bord de la route, un arbre, qui une semaine plus tôt était nu, était maintenant recouvert de feuilles vertes et nouvelles qui brillaient au soleil.
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Ces feuilles étaient tendres, délicates et petites dans l'immense espace de l'esprit, de la terre et du ciel bleu ; et cependant, en très peu de temps elles donnèrent l'impression de remplir l'espace de toute pensée. Un peu plus bas sur la route, il y avait un arbre en fleurs, qui n'avait pas de feuilles mais simplement des bourgeons. Le vent avait éparpillé les pétales sur le sol et plusieurs enfants s'étaient assis parmi eux. C'étaient les enfants des chauffeurs et des autres domestiques. Ils n'iraient jamais à l'école, et resteraient à jamais les pauvres de ce monde. Mais là, parmi les pétales jonchant la route goudronnée, ces enfants faisaient partie de la terre. Ils étaient étonnés de voir un étranger s'asseoir parmi eux et se turent soudainement. Ils cessèrent de jouer avec les pétales et restèrent quelques secondes, aussi immobiles que des statues. Mais leurs yeux brillaient de curiosité amicale et d'appréhension.
Dans un petit jardin encaissé, près de la route, il y avait énormément de fleurs éclatantes. Un corbeau, sur les branches d'un arbre de ce jardin, se protégeait du soleil de midi. Son corps tout entier reposait sur la branche, les serres cachées sous les ailes. Il appelait ou répondait à d'autres corbeaux et, dans un intervalle de dix minutes, cinq ou six notes différentes apparurent dans son croassement. Il disposait sans doute d'un registre beaucoup plus étendu, mais se satisfaisait pour l'instant d'un petit nombre de notes. C'était un corbeau noir au cou gris, avec des yeux extraordinairement vifs et mobiles, et dont le bec était dur et acéré. Il était totalement au repos en même temps que totalement vivant. Il était curieux de constater comment l'esprit ne faisait qu'un avec l'oiseau.
L'esprit n'observait pas l'oiseau, quand bien même il avait enregistré tous les détails et n'était pas non plus l'oiseau lui-même car il ne s'y était pas identifié. Il était avec l'oiseau, son bec pointu et ses yeux vifs, comme la mer est avec le poisson. Il était avec l'oiseau, en même temps qu'il passait au travers et allait au-delà. L'esprit vif, agressif et apeuré du corbeau faisait partie intégrante de l'esprit qui embrassait les océans et le temps. Cet esprit était immense, illimité, au-delà de toute mesure et avait pourtant conscience du plus petit mouvement des yeux de ce corbeau noir, là, parmi les feuilles nouvelles et étincelantes. Il avait conscience des pétales qui tombaient, mais ne fixait pas son attention sur un point précis. A l'inverse de l'espace qui renferme toujours quelque chose - une particule de poussière, la terre ou le ciel - il était totalement vide et en cela pouvait être attentif sans cause précise. Son attention n'avait ni racine ni branche. La totalité de l'énergie était contenue dans cette immobilité vide. Ce n'était pas l'énergie qu'on accumule à dessein et qui se dissipe dès que la pression s'efface. C'était l'énergie de tous les commencements ; la vie que le temps ne venait pas clore.
Plusieurs personnes étaient venues ensemble, et tandis que chacune tentait d'exprimer un problème, les autres se mettaient à l'analyser et à le comparer à leurs propres épreuves. La souffrance ne peut se comparer. La comparaison entraîne l'apitoiement sur soi-même et le malheur n'est pas loin. L'adversité doit être appréhendée directement, mais non en pensant que la vôtre est plus grande que celle d'autrui.
Ils se turent quelques instants et l'un d'eux prit la parole.
— Ma mère est morte il y a quelques années. Je viens de perdre mon père et je suis déchiré par le remords. C'était un bon père, et j'aurais dû être tel que je ne suis pas. Nos idées s'opposaient. Nos façons de vivre respectives nous séparaient. C'était un homme religieux, et mes dispositions religieuses ne sont pas évidentes. Nos rapports étaient parfois tendus, mais nous avions au moins des rapports, et maintenant qu'il n'est plus, je suis accablé de douleurs. Ma souffrance n'est pas seulement faite de re- mords, j'éprouve aussi le sentiment d'avoir été brutalement abandonné. Je n'avais ja- mais éprouvé ce genre de souffrance, c'est très aigu. Que dois-je faire? Comment en sortir?
Puis-je vous demander si vous souffrez à cause de votre père, ou si la douleur n'est due qu'au fait de ne plus avoir une relation dont vous aviez l'habitude?
— Je ne comprends pas très bien, répondit-il. Souffrez-vous parce que votre père n'est plus, ou parce que vous vous sentez seul?
— Tout ce que je sais, c'est que je souffre et je voudrais que cela cesse. Mais je ne comprends vraiment pas ce que vous dites. Pourriez-vous vous expliquer davantage?
C'est assez simple, non? Ou bien votre souffrance est liée à votre père, parce qu'il était heureux de vivre et ne voulait pas mourir et qu'il n'est plus ; ou bien vous souffrez parce que la relation qui signifiait quelque chose depuis si longtemps a été rompue et vous avez soudain conscience de la solitude. Quelle est la raison véritable? Ce qui vous fait souffrir, de toute évidence, ce n'est pas la mort de votre père, mais le fait que vous soyez maintenant seul et votre douleur est celle qui naît de l'apitoiement sur soi-même.
— Qu'est-ce exactement que la solitude? Ne vous êtes-vous jamais senti seul?
— J'ai souvent fait des promenades solitaires. Je fais de longues marches, seul, surtout pendant mes vacances.
N'y a-t-il pas une différence entre le sentiment de la solitude et le fait de faire une promenade solitaire?
— S'il y en a une, alors je crois que j'ignore ce qu'est la solitude.
— Je crois que nous ne savons pas ce que signifient la plupart des choses, si ce n'est au niveau formel, ajouta quelqu'un.
N'avez-vous jamais fait l'expérience personnelle de la solitude, comme vous avez pu faire l'expérience d'une rage de dents? Lorsque nous parlons de la solitude, faisons-nous l'expérience de la douleur psychologique qui s'y rattache, ou ne faisons-nous qu'utiliser un mot qui indique quelque chose dont nous n'avons jamais fait l'expérience directe? Souffrons-nous réellement ou pensons-nous que nous souffrons?
— Je voudrais savoir ce qu'est la solitude, répondit-il. Vous voulez dire que vous en voulez une description?
C'est faire 'expérience de l'isolement total, l'impression de ne pas pouvoir compter sur quoi que ce soit, et celle d'être coupé de tout rapport. Le moi, l'ego, le soi, est par nature toujours en train de bâtir un mur autour de lui, et toutes ses activités débouchent sur l'isolement. Prenant conscience de cet isolement, il se met alors à s'identifier à la vertu, à Dieu, à la propriété, à une personne, un pays, ou une idéologie ; mais cette identification fait partie du processus d'isolement.
En d'autres termes, nous prenons n'importe quel moyen pour échapper à la douleur de la solitude, à ce sentiment d'isolement, en sorte que nous n'en faisons jamais véritablement l'expérience. C'est un peu comme si quelque chose au coin de la rue nous faisait peur et que nous n'y faisions jamais face, que nous ne découvrions jamais ce que c'est réellement, mais que nous ne cessions de nous enfuir et de nous réfugier en quelqu'un ou en quelque chose, ce qui ne peut qu'entraîner une peur plus grande. N'avez-vous jamais ressenti cette impression de solitude totale, au sens d'être complètement coupé de tout, totalement isolé?
— Je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous voulez parler.
Mais alors, si je peux me permettre, comment savez-vous ce qu'est la douleur? Éprouvez-vous la douleur aussi violemment et intensément qu'une rage de dents? Lorsque vous avez une rage de dents, vous agissez en conséquence: vous allez chez le dentiste. Mais lorsqu'il s'agit de la douleur, on ne songe qu'à s'en évader par le biais des explications, de la croyance, la boisson et ainsi de suite.
Vous agissez, mais votre action n'est pas susceptible de libérer l'esprit de la douleur, n'est-ce pas?
— Je ne sais quoi faire, c'est pourquoi je suis ici. Avant de savoir ce que vous devez faire, ne vous faut-il pas découvrir ce qu'il en est véritablement de la douleur? Ne vous êtes-vous pas fait une idée, une opinion de ce qu'est la douleur? Or, de toute évidence, la fuite, l'évaluation, la peur, vous empêchent de l'expérimenter directement. Lorsque vous souffrez d'une rage de dents, vous ne la conceptualisez pas de façon théorique. Vous l'éprouvez et vous agissez. Mais là, nulle action n'intervient, qu'elle soit immédiate ou lointaine, parce qu'en fait, vous ne souffrez pas réellement. Pour souffrir et comprendre la souffrance, vous devez la regarder et non vous en enfuir.
— Mon père a irrémédiablement disparu, et j'en souffre. Que dois-je faire pour que cette souffrance ne m'atteigne plus?
Nous souffrons parce que nous ne savons pas ce qu'il en est véritablement de la souffrance. Le fait réel et l'idée que nous en avons sont deux choses distinctes, qui vont dans deux directions opposées. Peut-on savoir si vous êtes occupé par le fait, la réalité, ou simplement par l'idée de la souffrance?
— Vous ne répondez pas à ma question, fit-il remarquer avec insistance. Que dois- je faire?
Voulez-vous échapper à la souffrance ou vous en libérer? Si vous voulez simplement fuir, une pilule, une croyance, une explication, un amusement pourront vous y « aider », avec pour conséquences inévitables la dépendance, la peur et ainsi de suite. Mais par contre, si vous souhaitez vous libérer de la douleur, vous devez cesser de fuir et en prendre conscience sans juger, sans choisir. Vous devez observer la douleur, l'étudier, en reconnaître toutes les intrications subtiles. Vous n'en aurez alors plus peur et le poison de l'apitoiement sur soi-même n'existera plus. C'est en la comprenant qu'on se libère de la douleur. Pour la comprendre, il faut la vivre, en faire l'expérience véritable et non simplement écouter la fiction verbale de la douleur.
— Puis-je poser une question? demanda l'un des autres visiteurs. De quelle façon doit-on vivre sa vie quotidienne? Comme si l'on ne vivait que cette unique journée, cette heure unique.
— Comment? Si vous n'aviez plus qu'une heure à vivre, que feriez-vous?
— Je n'en sais vraiment rien, répondit-il anxieusement.
Ne feriez-vous pas en sorte d'arranger vos affaires extérieures, votre travail, votre testament et ainsi de suite? Ne feriez-vous pas venir votre famille et vos amis pour leur demander qu'ils vous pardonnent le mal que vous avez pu leur faire et pour leur pardonner vous-même le tort qu'ils ont pu vous causer? Ne mourriez-vous pas totalement aux choses de l'esprit, aux désirs et à ce monde? Et si cela peut être fait pendant une heure, c'est que c'est possible également pendant les jours et les jours qui restent.
- Une telle chose est-elle véritablement possible? Essayez, et vous le découvrirez. - Jiddu Krishnamurti
Note 55 - La douleur de l'apitoiement sur soi-même - Commentaire sur la vie tome 3