L'insensibilité et la résistance au bruit
La mer était calme et l'horizon clair. Il faudrait encore une heure ou deux avant que le soleil n'apparaisse derrière les collines, et la lune blafarde dansait sur les flots. Il faisait si clair que tous les corbeaux du voisinage s'étaient mis à croasser, ce qui réveilla les coqs. Mais bientôt les corbeaux et les coqs furent à nouveau silencieux.
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Il était encore trop tôt, même pour eux. C'était un étrange silence, qui n'avait rien de commun avec celui qui suit le bruit, ou avec l'immobilité pesante qui précède la tempête. Ce n'était pas un silence « d'avant ou d'après ». Rien ne bougeait, rien ne remuait dans les broussailles. C'était un silence total, d'une intensité pénétrante. Ce n'était pas le contour du silence, mais son existence même, qui balayait toute pensée, toute action. L'esprit ressentait ce silence incommensurable et devenait lui-même silencieux - ou plutôt pénétrait dans le silence sans qu'opère la résistance de sa propre activité.
La pensée n'évaluait plus, ne mesurait plus et n'acceptait plus le silence, mais était elle-même silence. La méditation avait lieu sans effort Il n'existait plus de méditant, de pensée à la poursuite d'une fin et c'est en cela que le silence était méditation. Ce silence avait son propre mouvement, et pénétrait chaque recoin des profondeurs de l'esprit. Le silence était l'esprit ; l'esprit n'était pas devenu silencieux. Le silence avait germé au cœur même de l'esprit et quand bien même les corbeaux et les coqs annonçaient à nouveau l'aube à grands cris, ce silence ne cesserait jamais. Le soleil se levait derrière les collines ; des ombres profondes s'étendaient sur la terre et le cœur les suivrait tout au long du jour.
La voisine était très jeune et avait trois enfants. Son mari rentrerait du bureau à la fin de l'après-midi, et après avoir joué ensemble, tous souriaient par-dessus le mur du jardin. Un jour elle vint avec un de ses enfants, poussée par la curiosité. Elle parla de beaucoup de choses -vêtements, voitures, éducation et boisson, surprises-parties et vie sociale du club. Un léger murmure venait des collines, qui se dissipait avant que vous ne puissiez l'entendre vraiment. Quelque chose flottait au-delà des mots mais elle n'avait pas le temps d'y prêter attention. L'enfant devint nerveux et turbulent.
Je me demande pourquoi vous perdez votre temps avec des gens pareils, lança-t-il en entrant. Je la connais, c'est un papillon mondain, qui excelle dans les cocktails et qui a un certain goût et pas mal d'argent. Je suis étonnée qu'elle soit venue vous voir. C'est vraiment vous faire perdre votre temps, mais peut-être en retire- ra-t-elle quelque chose. Vous connaissez sans doute ce genre de femmes: robes et bijoux avant tout, et qui ne s'intéressent qu'à elles-mêmes. J'étais venu vous parler de tout autre chose, bien entendu, mais le fait d'avoir rencontré cette femme-là m'a assez bouleversé. Excusez-moi d'avoir parlé d'elle.
C'était un homme encore jeune, bien élevé et à la voix cultivée, qui semblait précis, ordonné et assez méticuleux. Son père était bien connu dans le domaine politique. Il était marié, avait deux enfants, et gagnait suffisamment sa vie pour n'avoir pas de problèmes d'argent. Il aurait pu gagner bien davantage, dit-il, mais cela n'en valait pas la peine. Il allait envoyer ses enfants au collège et les laisser ensuite se débrouiller seuls. Il parla de sa vie, des caprices de la fortune, des hauts et des bas de son existence.
— Vivre en ville est devenu pour moi un cauchemar, reprit-il. Le bruit de la grande ville me dérange au-delà de toute expression. Le chahut des enfants à la maison est déjà très désagréable mais le tumulte de la ville, avec les autobus, les voitures, les tramways, le martèlement incessant qui provient des chantiers de construction, les voisins qui font hurler leur radio - toute cette cacophonie est horriblement déplaisante, cela vous détruit et vous ébranle. Je n'arrive pas à m'y faire. Cela me brouille l'esprit et physiquement, cela finit par me torturer. La nuit, je me bouche les oreilles, mais je sais que le bruit est toujours là. Je ne suis pas encore un « cas », mais je le de - viendrai sûrement si je ne fais pas quelque chose.
Pourquoi pensez-vous que le bruit vous fait un tel effet? Le bruit et le calme ne sont-ils pas liés? Le bruit existerait-il sans le calme?
— Je peux seulement vous dire que le bruit en général est en train de me rendre fou.
Supposez que vous entendiez un chien aboyer dans la nuit, sans interruption. Que se passe-t-il? Vous enclenchez alors le mécanisme de la résistance, n'est-ce pas? Vous luttez contre le bruit que fait le chien. La résistance est-elle signe de sensibilité?
— Je livre beaucoup de combats de ce genre, non seulement contre les aboiements des chiens, mais contre le bruit de la radio, le bruit que font les enfants. Nous passons notre vie à résister, n'est-ce pas?
Entendez-vous réellement le bruit, ou n'avez-vous conscience que du dérangement qu'il suscite en vous, et auquel vous résistez?
— Je ne vous suis pas très bien. Le bruit me dérange, et il est naturel de résister à ce qui vous dérange. N'est-ce pas normal? Nous opposons une résistance à presque tout ce qui est douloureux ou pénible.
Et nous faisons en sorte, en même temps, de cultiver ce qui est agréable et beau. Nous n'y résistons pas, nous en voulons au contraire davantage. Nous ne résistons qu'aux choses désagréables, à ce qui nous dérange.
— Mais, comme je le disais, n'est-ce pas naturel? Nous faisons tout cela instinctivement.
Je ne dis pas que c'est anormal ; c'est ainsi, c'est une réalité quotidienne. Mais en résistant à ce qui est déplaisant, laid, gênant et en n'acceptant que ce qui est agréable, ne donnons-nous pas naissance à un conflit permanent? Et le conflit n'a-t-il pas pour prolongement l'insensibilité et la médiocrité? Ce processus duel d'acceptation et d'op- position débouche sur l'égocentrisme de l'esprit, au niveau des sentiments et des activités, ne croyez-vous pas?
— Mais que faire?
Essayons de comprendre le problème et il est possible que cette compréhension suscite sa propre action, dans laquelle n'entre ni la résistance ni le conflit. N'est-ce pas le conflit, intérieur et extérieur, qui rend l'esprit égocentrique et par là insensible?
— Je crois comprendre ce que vous entendez par égocentrisme. Mais que voulez-vous dire par sensibilité?
Vous êtes sensible à la beauté, n'est-ce pas?
— Oui, au point que c'est presque une malédiction dans ma vie. J'éprouve une émotion quasiment douloureuse quand je vois quelque chose de beau, un coucher de soleil sur l'océan, le sourire d'un enfant ou un bel objet d'art. Les larmes me viennent aux yeux. Par contre, je déteste la crasse, le bruit et le désordre. Il arrive que je puisse à peine supporter de sortir dans la rue. Tous ces contrastes me déchirent intérieure- ment et, vous pouvez me croire, je n'exagère en rien.
Peut-on parler de sensibilité lorsque l'esprit s'extasie sur le beau et est horrifié par le laid? N'essayons pas de définir pour l'instant ce que sont la beauté et la laideur.
Mais lorsque existe ce conflit entre les contrastes, cette appréciation exagérée de l'un et cette résistance à l'autre, s'agit-il bien de sensibilité? Dès qu'apparaissent le conflit et la friction, la déformation, de toute évidence, ne peut manquer de suivre. N'y a-t-il pas déformation lorsque vous tendez vers la beauté et reculez devant la laideur? En résistant au bruit, n'êtes-vous pas en train de cultiver l'insensibilité?
— Mais comment tolérer ce qui nous semble hideusement laid? On y réagit de la même façon qu'aux mauvaises odeurs, n'est-ce pas?
Il y a la crasse et le sordide des rues de la ville, et la beauté du jardin. Ces deux choses sont des faits objectifs, des réalités. En refusant l'un, ne vous rendez-vous pas insensible à l'autre?
— Je vois ce que vous voulez dire. Mais que faire? Soyez sensible à ces deux réalités. Avez-vous jamais essayé d'écouter le bruit - de la même, façon que vous écoutez de la musique? Mais peut-être que nous n'écoutons jamais rien. Vous ne pouvez pas écouter ce que vous entendez si vous y opposez une résistance. Écouter veut dire être attentif, et la résistance fait obstacle à l'attention.
— Comment faire pour écouter avec ce que vous nommez l'attention?
De quelle façon regardez-vous un arbre, un jardin magnifique, le soleil sur les eaux ou une feuille qui vole dans le vent?
— Je ne sais pas, je les regarde, c'est tout. Êtes-vous embarrassé lorsque vous re- gardez les choses ainsi?
— Non.
Mais vous l'êtes lorsque vous résistez à ce que vous voyez.
— Ce que vous me demandez, c'est d'écouter le bruit comme si j'aimais cela, n'est- ce pas? Mais l'ennui, c'est que je déteste cela, et je crois que je ne pourrai jamais l'aimer. On ne peut pas aimer ce qui a un caractère de laideur et de brutalité.
Cela est possible et cela a été fait. Je ne prétends pas que vous devriez aimer le bruit. Mais n'est-il pas possible de libérer l'esprit de toute résistance et de tout conflit? Toute forme de résistance a pour action d'intensifier le conflit et le conflit entraîne l’insensibilité. Lorsque l'esprit est insensible, la beauté devient fuite de la laideur. Si la beauté n'est qu'un contraire, elle n'est pas la beauté. L'amour n'est pas le contraire de la haine. La haine, la résistance, le conflit n'engendrent pas l'amour. L'amour n'est pas une activité issue de la gêne et de l'embarras. C'est quelque chose qui est en dehors du champ de l'esprit. L'écoute est un acte d'attention, tout comme l'observation. Si vous ne condamnez pas le bruit, vous découvrirez qu'il cessera d'être un facteur de dérangement pour votre esprit.
— Je commence à comprendre ce que vous voulez dire. Et je vais le mettre en application dès que je quitterai cette pièce. - Jiddu Krishnamurti
Note 56 - L'insensibilité et la résistance au bruit - Commentaire sur la vie tome 3