La vrai liberté
Question : Même après la fin de la domination britannique, il n'y a pas eu de changement radical dans notre système d'éducation. L'accent et la demande portent sur la spécialisation, c'est-à-dire une formation technique et professionnelle. Quelle est la meilleure voie pour que l'éducation devienne le véhicule d'une vraie liberté?
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Krishnamurti : Monsieur, qu'entendons-nous par vraie liberté? La liberté politique? Ou la liberté de penser ce que vous voulez? Pouvez-vous penser ce qui vous plaît? Et la pensée amène-t-elle la liberté? Toute pensée n'est-elle pas conditionnée? Qu'entendons- nous par vraie liberté? Autant que nous le sachions, l'éducation est une pensée conditionnée, n'est-ce pas?
Tout ce qui nous préoccupe, c'est d'acquérir un métier ou d'utiliser nos connaissances pour notre satisfaction et avancement personnel, pour réussir dans le monde. N'est-il pas important de voir ce que nous entendons par une vraie liberté? Peut-être que si nous le comprenions, l'acquisition d'une technique en vue de nous spécialiser dans un métier aurait quelque utilité. Mais se contenter de cultiver des compétences techniques sans comprendre ce qu'est la véritable liberté conduit à la destruction et à encore plus de guerres. C'est exactement ce qui se passe dans le monde aujourd'hui. Découvrons donc ce que nous entendons par vraie liberté.
Il est évident que la première condition nécessaire à la liberté, c'est l'absence de peur, non seulement celle imposée par la société mais aussi la peur psychologique de l'insécurité. Vous pouvez avoir un très bon métier et grimper à l'échelle du succès mais s'il y a ambition et lutte pour devenir quelqu'un, la peur n'en est-elle pas la conséquence inévitable ? Et cela n'implique-t-il pas que celui qui réussit brillamment n'est pas vraiment libre ? La peur imposée par la tradition, la soi-disant responsabilité des lois sociales ou par votre propre peur de la mort, de l'insécurité et de la maladie — tout cela empêche donc la vraie liberté d'exister, n'est-ce pas ?
La liberté est donc impossible s'il existe la moindre forme de contrainte intérieure ou extérieure. La contrainte naît de la pulsion à se conformer au modèle social ou au modèle personnel du bien et du mal que l'on a créé. Le modèle est créé par la pensée qui est le résultat du passé, de votre tradition, de votre éducation, de toute votre expérience fondée sur le passé. C'est pourquoi, tant qu'existe la moindre forme de contrainte, qu'elle soit imposée par le gouvernement ou la religion ou par le modèle personnel que vous avez vous-même créé en désirant vous réaliser, en désirant devenir grand —, il ne peut y avoir de vraie liberté. La vraie liberté, telle que nous l'entendons, n'est pas facile à réaliser ou à comprendre. Mais nous voyons que nous ne pouvons pas connaître la vraie liberté tant que subsiste la moindre forme de peur.
Individuellement ou collectivement, il ne peut y avoir de liberté dans la peur et la contrainte. Nous pouvons spéculer sur la vraie liberté mais la liberté réelle est différente de l'idée que nous nous en faisons. Tant que l'esprit recherche une forme quelconque de sécurité — ce qui est le cas pour la plupart d'entre nous —, tant que l'esprit recherche un état de permanence, quel qu'il soit, la liberté ne peut exister. Tant que nous recherchons la sécurité, individuellement ou collectivement, la guerre est inévitable.
C'est une évidence et c'est ce qui se passe aujourd'hui dans le monde. Il ne peut y avoir de vraie liberté que lorsque l'esprit comprend tout le mécanisme du désir de sécurité et de permanence. Après tout, c'est ce que vous recherchez avec vos dieux et vos gourous. Dans vos relations sociales, dans votre gouvernement, vous voulez la sécurité. C'est pourquoi vous investissez votre dieu d'une sécurité suprême, au-dessus de vous. Vous rattachez à cette image l'idée que vous, en tant qu'entité, êtes très éphémère et que là, au moins, vous avez de la permanence. Ainsi, au départ, vous avez ce désir de permanence religieuse, et toutes vos activités politiques, religieuses et sociales, quelles qu'elles soient, se fondent sur lui — avoir des certitudes, vous perpétuer à travers la famille, la nation, une idée ou votre fils.
Comment un tel esprit, en quête constante de permanence et de sécurité, consciemment ou inconsciemment, comment un tel esprit peut-il jamais trouver la liberté ? En réalité, nous ne recherchons pas une véritable liberté. Nous recherchons quelque chose de différent. Nous recherchons des conditions meilleures, un état meilleur. Nous ne voulons pas la liberté. Nous voulons des conditions de vie meilleures, supérieures, plus nobles que nous appelons l'éducation. Cette éducation peut-elle apporter la paix dans le monde ? Sûrement pas. Elle va, au contraire, produire encore plus de guerres et de malheurs. Tant que vous serez hindou, musulman ou Dieu sait quoi, vous créerez le conflit - pour vous-même, vos voisins et votre nation. En êtes-vous conscient? Regardez ce qui se passe ! Je n'ai pas besoin de vous le dire car vous le savez déjà.
Au lieu d'être des hommes unis, vous nourrissez des pensées de séparation, vos activités sont fractionnées, morcelées, désintégrées - vous vous battez tous. Voilà le résultat de cette soi-disant liberté et de cette soi- disant éducation. Vous dites que vous avez une unité religieuse mais, en fait, vous vous battez et vous entretuez parce que vous ne voyez pas le processus global de la vie, parce que tout ce qui vous préoccupe, c'est demain ou un meilleur emploi. En sortant d'ici après m'avoir écouté, vous ferez exactement la même chose. Vous serez sectaire, oubliant le reste du monde. Tant que vous penserez en ces termes, vous aurez guerres, malheurs et destructions. Vous ne serez jamais en sécurité, ni vous, ni vos enfants, même si c'est elle que vous recherchez, et vous penserez donc de façon étriquée et régionaliste. Tant que vous vous comporterez ainsi, vous aurez inévitablement des guerres.
Votre mode de vie actuel montre bien que vous ne voulez pas vraiment la liberté. Ce que vous voulez, c'est seulement un mode de vie plus agréable, plus de sécurité, plus de satisfactions, l'assurance d'un travail, d'une position religieuse ou politique. De tels hommes ne peuvent créer un monde nouveau. Ce ne sont pas des hommes religieux, des hommes intelligents. Comme tous les politiciens, ils pensent à court terme, voulant des résultats immédiats. Et vous savez que tant que vous abandonnerez le monde aux mains des politiciens, vous aurez la guerre, la misère et la destruction. Messieurs, je vous en prie, ne souriez pas. C'est vous qui en êtes responsables et non pas vos leaders. C'est votre responsabilité individuelle qui est en jeu.
La liberté est quelque chose d'entièrement différent. La liberté naît, on ne peut pas la rechercher. Elle jaillit lorsque vous êtes sans peur et qu'il y a de l'amour dans votre cœur. Vous ne pouvez pas avoir d'amour en pensant comme un hindou, un chrétien, un musulman ou un parsi. La liberté n'apparaît que lorsque l'esprit ne recherche plus la sécurité pour la sécurité, pas plus que dans la tradition ou le savoir. Un esprit handicapé ou encombré par le savoir n'est pas un esprit libre. L'esprit n'est libre que lorsqu'il est capable d'affronter la vie, à tout moment, d'affronter la réalité que chaque incident, chaque pensée, chaque expérience révèle. Et cette révélation est impossible lorsque l'esprit est handicapé par le passé.
Il appartient à l'éducateur de donner naissance à un être nouveau, de créer un être humain qui soit différent, sans peur, indépendant, qui fondera lui-même sa propre société - une société totalement différente de la nôtre car notre société est basée sur la peur, l'envie, l'ambition et la corruption. La véritable liberté ne peut jaillir qu'avec la naissance de l'intelligence - c'est-à-dire la compréhension du processus global, du processus intégral de la vie.