top of page

La peur ,Résistance, énergie et attention

La plupart d'entre nous sommes esclaves de nos habitudes — physiques et psychologiques. Certains en ont conscience et d'autres non ; or si l'on en a conscience est-il possible d'y mettre instantanément fin sans en porter le fardeau pendant de nombreux mois, de nombreuses années. Est-il possible d'y mettre fin sans aucune forme de lutte et de s'en débarrasser instantanément — l'habitude de fumer, un port de tête sujet à un tic, un sourire tout mécanique, enfin n'importe laquelle des nombreuses habitudes qui peuvent nous affliger ?

Prendre conscience de nos interminables et vains bavardages, de l'agitation de notre esprit — ceci peut-il être fait sans qu'il y ait résistance, contrainte, et ainsi en être quitte aisément, sans effort et instantanément ? Ceci implique plusieurs choses: tout d'abord la compréhension que toute lutte entreprise contre quelque chose, contre une habitude particulière, donne naissance à une certaine résistance à l'égard de cette habitude ; on peut voir aisément que toute résistance d'aucune espèce engendre de nouveaux conflits. Si l'on prétend résister à une habitude, chercher à la supprimer, lutter contre elle, l'énergie qui est nécessaire pour la comprendre se perd dans cette lutte et cette contrainte. Ceci entraîne une deuxième constatation: on prend pour admis que le temps est chose nécessaire, que toute habitude doit être lentement usée, lentement supprimée, anéantie.


Ainsi d'une part, nous sommes faits à cette idée qu'il n'est possible de nous libérer d'aucune habitude que par une résistance, en développant une habitude contraire, et d'autre part à l'idée que nous ne pouvons le faire que graduellement en y mettant du temps. Voyons les choses de près: il me semble que toute forme de résistance favorise de nouveaux conflits, et que le temps étalé sur de nombreuses journées, de nombreuses semaines, de nombreuses années, ne détruit pas véritablement l'habitude ; et nous nous demandons s'il est possible d'y mettre fin sans élaborer une résistance mais instantanément, sans qu'il faille compter sur le temps.


Pour être libéré de la peur, point n'est besoin d'une résistance agissant pendant un certain laps de temps, mais il faut une énergie capable de l'aborder et de la dissoudre en un instant ; telle est l'attention ; elle est l'essence même de toute énergie. Accorder son attention signifie consacrer toute son intelligence, son cœur, son énergie physique, et avec cette énergie, prendre conscience, regarder en face cette habitude particulière ; vous vous apercevrez alors qu'elle n'a plus de prise — elle disparaît instantanément. On pourrait penser que nos différentes habitudes ne sont pas particulièrement importantes, on les a et tant pis ; puis on leur trouve des excuses. Mais si nous pouvions établir une certaine qualité d'attention dans notre esprit, celui-ci ayant saisi le fait, la vérité, que l'énergie est attention et qu'elle est nécessaire quand il s'agit de dissoudre n'importe quelle habitude particulière, alors, ayant pris conscience d'une telle habitude, ou d'une certaine tradition, on s'aperçoit qu'elle disparaît instantanément.


On est peut-être habitué à parler d'une certaine façon, ou bien on se complaît à d'interminables bavardages inutiles ; si l'on devient lucidement attentif, on dispose d'une extraordinaire énergie — une énergie qui n'est pas due à une résistance comme la plupart d'entre elles. Cette énergie de l'attention c'est la liberté.


Une fois qu'on a compris ceci très profondément, non en tant que théorie mais comme un fait que l'on a expérimenté, un fait qui a été saisi, dont on est pleinement conscient, on peut alors examiner toute la nature et la structure de la peur. Il faut se souvenir, en parlant de cette question assez compliquée, que toute communication verbale entre vous et l'orateur devient difficile si l'on n'écoute pas avec le soin et l'attention voulus, alors la communication n'est pas possible, elle prend fin. Si vous pensez à une chose et que l'orateur parle d'une autre, si vous êtes préoccupé par votre peur particulière et que vous êtes centré sur elle, toute communication verbale entre vous et l'orateur prend fin également. Pour communiquer verbalement, il faut qu'il y ait une certaine qualité d'attention comportant une sollicitude, une intensité, une urgence à vouloir comprendre cette question.


Plus importante que la communication est la communion. La communication est verbale, la communion non-verbale. Deux personnes qui se connaissent très bien peuvent, sans prononcer un mot, se comprendre complètement, immédiatement, parce qu'elles ont établi une certaine forme de relation entre elles. Quand nous parlons d'une question très compliquée telle que la peur, il faut qu'il y ait communion aussi bien que communication. Les deux peuvent aller de pair tout le temps, autrement nous ne travaillerons plus ensemble. Ayant établi tout ceci — chose nécessaire — tournons-nous vers cette question de la peur. Il ne s'agit pas de vous affranchir de la peur.


Dès l'instant où vous vous efforcez de vous en libérer, vous créez contre elle une résistance. Aucune forme de résistance n'y mettra fin — elle demeurera toujours, même si vous cherchez à vous en évader, à y résister, à la dominer, à la fuir et ainsi de suite, elle sera toujours là. Fuir, se dominer, supprimer, sont des formes de résistance ; et la peur continue d'exister même si vous développez contre elle une force plus grande encore. Ne parlons donc pas d'être affranchi de la peur. Être affranchi de quelque chose n'est pas la liberté. Je vous en prie, comprenez ceci, parce qu'en approfondissant la question, si vous avez consacré toute votre attention à ce que l'on aura pu dire, il vous faudra quitter cette salle libéré de tout sentiment de peur. Telle est la seule question qui importe et non pas ce que l'orateur dit ou ne dit pas, ou si vous êtes d'accord ou non ; ce qui est important c'est que l'on puisse psychologiquement et dans le tréfonds de son être, se débarrasser de la peur.


Donc, il ne s'agit pas d'en être affranchi ou d'y résister, il s'agit d'en comprendre la nature et la structure, comprendre ; ceci veut dire apprendre à la connaître, l'observer, entrer avec elle en contact direct. Nous avons donc à apprendre à connaître la peur et non pas comment nous en évader, comment y résister par le courage et ainsi de suite. Nous sommes là pour apprendre à connaître. Que signifie pour vous ce mot « apprendre » ? Assurément, il ne s'agit pas d'accumuler tout ce que nous savons sur la peur. Il serait inutile d'approfondir la question si ceci n'est pas parfaitement compris.


Nous nous figurons qu'apprendre signifie accumuler n'importe quel savoir sur un sujet donné ; ainsi, si l'on veut apprendre l'italien, il faut emmagasiner des mots et leur sens, la grammaire, et comment joindre les phrases entre elles et ainsi de suite ; ayant accumulé des connaissances, on est capable de parler cette langue- là. Autrement dit, il y a accumulation de connaissances suivie d'action ; par conséquent il faut du temps. Eh bien ! nous prétendons qu'accumuler ainsi n'est pas apprendre. Apprendre est toujours dans le présent actif, il ne résulte pas d'un savoir accumulé ; apprendre à connaître est un processus, une action qui appartient toujours au présent. La plupart d'entre nous sommes habitués à l'idée qu'il s'agit tout d'abord de rassembler des connaissances, des informations, de l'expérience et d'agir à partir de ce connu. Nous disons, nous, quelque chose d'entièrement différent. Le savoir appartient au passé et quand on agit c'est le passé qui détermine l'action. Nous disons que le fait d'apprendre accompagne l'action elle-même et que, par conséquent, il n'y a jamais accumulation, savoir.


Apprendre à connaître la peur est affaire du présent, c'est quelque chose de neuf. Si je l'aborde à partir de mon passé accumulé, à partir de mes souvenirs et de mes associations passées, je ne me trouve jamais face à face avec elle, et par conséquent je n'apprends rien à son sujet. Ceci je ne peux le faire que si mon esprit est neuf, plein de fraîcheur. Et c'est là notre difficulté parce que nous abordons toujours la peur ayant dans l'esprit les associations, les souvenirs, les incidents, les espérances, lesquels nous empêchent de la regarder d'une façon nouvelle et d'apprendre à la connaître d'instant en instant.


Nombreuses sont les peurs — peur de la mort, de l'obscurité, de perdre sa situation, du mari ou de la femme, de l'insécurité, la peur de ne pas s'accomplir, de ne pas être aimé, peur de la solitude, peur de ne pas réussir. Toutes ne sont-elles pas l'expression d'une peur centrale ? Et nous nous demandons dès lors si nous examinons une peur particulière ou s'il s'agit d'aborder le fait lui-même ?


Nous désirons comprendre la nature de la peur et non pas les modalités de ses expressions. Si nous pouvons considérer le fait central, nous pourrons alors résoudre ou agir sur les formes particulières. Donc, ne brandissez pas votre peur particulière pour dire : « Ceci je vais le résoudre », mais comprenez la nature et la structure de la peur en elle- même ; et vous pourrez dès lors vous tourner vers votre peur à vous. Voyez l'importance pour l'esprit d'être dans un état entièrement dépourvu de toute espèce de peur. Parce qu'avec elle existe l'obscurité et l'esprit s'émousse, puis il recherche différentes évasions, différents stimulants, des distractions — que ce soit à l'église ou sur le terrain de football ou à la radio. Un tel esprit angoissé est incapable de clarté et ignore le sens du mot amour — il peut connaître le plaisir mais il ne connaît certainement pas ce que cela signifie que d'aimer. La peur est destructrice et elle enlaidit l'esprit.

Il y a la peur physique et la peur psychologique. Il y a la peur physique du danger — comme de rencontrer un serpent ou de se trouver devant un précipice. Celle-là, l'angoisse physique devant un danger, n'est-elle pas intelligence ? Il y a là un précipice — je le vois, je réagis immédiatement, je ne m'en approche pas.


Mais cette peur n'est-elle pas intelligence, elle qui me dit: « Attention, il y a un danger » ? Cette intelligence a été construite à travers les âges, d'autres sont tombés dans le précipice, ou bien ma mère ou mon ami a dit : « Attention ! ». Donc, dans cette expression physique de la peur, il y a la mémoire et l'intelligence qui agissent en même temps. Puis il y a l'appréhension d'une peur physique par laquelle on a passé: avoir une maladie cause de grandes souffrances ; ayant passé par cette souffrance, une souffrance purement physique, nous ne voulons pas la voir se répéter, et nous en avons une peur psychologique bien que la souffrance ne soit pas dans l'immédiat. Eh bien ! comment une telle peur psychologique peut-elle être comprise afin qu'elle ne prenne pas vraiment naissance ?


J'ai souffert — la plupart d'entre nous avons souffert — c'est arrivé la semaine dernière ou bien il y a un an. La douleur était atroce, je ne veux pas la voir se répéter et j'ai peur qu'elle ne revienne. Que s'est-il passé ? Je vous en prie, suivez ceci soigneusement. Il y a le souvenir de cette souffrance et la pensée dit : « Qu'elle ne revienne pas, faites très attention ». En pensant à elle, on craint sa répétition, c'est la pensée qui invite la peur. C'est là une forme particulière d'appréhension, celle de voir une maladie se répéter avec la souffrance qui l'accompagne. Et puis il y a toutes les peurs psychologiques nées de la pensée — peur de ce que peut dire le voisin, de n'être pas tenu pour un grand bourgeois respectable, de ne pas parvenir à se conformer à la moralité sociale — ; laquelle est immoralité — peur de perdre une situation, d'être seul, d'être anxieux — (l'anxiété elle-même est peur) et ainsi de suite — tout cela est le produit d'une vie axée sur la pensée. Il n'y a pas seulement les peurs conscientes, mais encore les peurs enfouies, dissimulées dans la psyché, dans les couches profondes de l'esprit.


On peut agir sur les peurs conscientes, mais les peurs profondes et cachées sont plus difficiles. Comment faire surgir à la surface ces angoisses inconscientes et profondes, comment les dévoiler ? L'esprit conscient est-il capable de le faire ? Mû comme il l'est par sa pensée active, peut-il découvrir ce qui est inconscient, ce qui est caché ? (Nous nous servons du mot « inconscient » d'une façon non technique : ne pas être conscient de, ne connaissant pas les couches cachées — sans plus). L'esprit conscient, celui qui est entraîné à s'adapter sans cesse pour assurer la survie, le conservateur des choses comme elles sont — vous connaissez l'esprit conscient et ses ruses — un tel esprit est-il capable de dévoiler tout le contenu de l'inconscient ? Je ne le crois pas. Il peut dévoiler une couche qu'il traduira selon son conditionnement. Mais cette interprétation même, conforme au conditionnement, ajoutera aux nouveaux préjugés de l'esprit conscient, le rendant encore plus incapable d'examiner la couche suivante.


On peut voir que le simple effort conscient pour examiner le contenu plus profond de l'esprit devient extrêmement ardu à moins que l'esprit de surface ne soit complètement libéré de tout conditionnement, de tout préjugé, de toute peur — autrement dit, il est incapable de regarder. Voyant combien ce procédé est ardu, probablement complètement impossible, on demande : existe- t-il une autre façon de s'y prendre tout à fait différente ?


L'esprit peut-il se vider de toute peur par l'analyse, auto-analyse ou analyse professionnelle ? Ce procédé implique autre chose. Quand je m'analyse moi-même, que je m'observe, couche après couche, j'examine, je juge, je soupèse ; je dis : « ceci est bien », « cela est mal », « je rejetterai ceci », « je garderai cela ». Suis-je alors autre chose que la chose analysée ? Ceci vous devez y répondre vous-même, voir quelle en est la vérité. L'analyseur est-il autre chose que la chose analysée ? Par exemple la jalousie ? Le jaloux n'est pas différent, il est cette jalousie, il s'efforce de se distinguer de cette jalousie et d'être une entité qui dit : « Je vais regarder la jalousie, m'en débarrasser, la dominer. » Mais la jalousie et l'analyseur font partie l'un de l'autre.


Ce processus d'analyse fait intervenir le temps ; autrement dit, pour m'analyser il me faudra bien des jours ou peut-être bien des années. A la fin de ces années j'aurai encore peur. Donc, ce n'est pas l'analyse qui convient. Elle exige beaucoup de temps et quand la maison brûle vous n'allez pas vous asseoir pour analyser, ou vous adresser à un professionnel et lui dire : « S'il vous plaît, dites-moi tout ce qu'il y a à savoir sur moi-même » — il vous faut agir. L'analyse est une forme d'évasion, de paresse, d'inefficacité. Il est peut-être de mise pour un névropathe d'aller trouver un psychanalyste, mais même dans un tel cas il ne verra pas la fin de sa maladie. Mais c'est là une autre question.


L'analyse de l'inconscient conduite par le conscient ne convient pas. Ceci l'esprit l'a vu et il se dit : « C'est fini, l'analyse j'en ai vu la vanité ; je ne vais plus résister à la peur. » Vous suivez bien ce qui est arrivé à l'esprit ? Quand il a rejeté la façon traditionnelle d'aborder le problème, celui de l'analyse, de la résistance, du temps, que lui est-il arrivé, à lui ? Il est devenu extraordinairement aigu. L'esprit, par la nécessité d'observer, est devenu extraordinairement intense, acéré, vivant. Et il demande : y a-t-il une autre façon d'aborder ce problème qui consiste à dévoiler tout le contenu, le passé, l'héritage racial, familial, tout le poids des traditions culturelles et religieuses, produit de deux mille ou dix mille années ? L'esprit peut-il être affranchi de tout cela, peut-il le rejeter et par conséquent rejeter toute peur ? Ainsi je me trouve devant ce problème, ce problème qu'un esprit aiguisé — un esprit qui a rejeté toute forme d'analyse, laquelle, par force, prend du temps, et pour lequel par conséquent n'existe plus le demain — se propose de résoudre complètement et immédiatement. Par conséquent plus d'idéal ; plus question d'un avenir où l'on se dit : « Je vais m'en affranchir. » Ainsi, il est désormais dans un état d'attention complète. Il ne s'évade plus, il ne fait plus appel au temps comme moyen de résoudre son problème, il ne fait plus appel à l'analyse, il ne dresse aucune résistance. En tout cela il a pris une qualité entièrement nouvelle.


Les psychologues prétendent qu'il vous faut rêver, autrement vous deviendriez fou. Moi je me demande: « Mais pourquoi rêver ? » Existe-t- il une façon de vivre où l'on ne rêverait pas du tout ? — parce qu'alors, si vraiment on ne rêve pas du tout, l'esprit se repose totalement. Toute la journée il a été actif, il a observé, il a écouté, il a questionné, il a contemplé la beauté du nuage, le visage d'une belle créature, l'eau, le mouvement de la vie, tout — il a observé, il a regardé ; et quand il s'endort il lui faut un repos complet, autrement au réveil le lendemain matin il sera fatigué, il sera encore vieux.


On se demande dès lors s'il n'y aurait pas possibilité de ne pas rêver du tout, afin que l'esprit pendant le sommeil prenne un repos complet et puisse tomber sur certaines qualités qui lui sont interdites pendant les heures de veille ? Ce n'est possible — et ceci est un fait, ce n'est pas une hypothèse, une théorie, ou une invention, ou une aspiration — ce n'est possible que si vous êtes complètement éveillé au courant de la journée, observant votre activité, votre pensée, vos sentiments, vos mobiles, chaque intimation, chaque suggestion profondément enfouie, quand vous bavardez, quand vous vous promenez, quand vous écoutez quelqu'un, quand vous observez votre propre ambition, votre jalousie, vos sentiments, quand il s'agit de la « gloire de la France », quand vous lisez un livre qui affirme que « vos croyances religieuses sont des sottises » — quand vous observez pour voir ce qu'implique la croyance.


Pendant ces heures de veille, soyez complètement à l'écoute, que vous soyez assis dans un autobus ou bavardant avec votre femme, avec vos enfants, avec vos amis, quand vous fumez — pourquoi fumez-vous — quand vous lisez un roman policier — pourquoi vous le lisez — quand vous allez au cinéma — pourquoi — comme divertissement, comme stimulant sexuel ? Quand vous voyez un bel arbre ou le mouvement d'un nuage qui traverse le ciel, prenez-en conscience complètement, prenez conscience de ce qui se passe autour de vous et en vous, et vous vous apercevrez, au moment du sommeil, que vous ne rêvez pas, et au réveil le lendemain matin que vous avez un esprit plein de fraîcheur, d'intensité, de vie. J.K.


Chapitre 7 - La peur ,Résistance ; énergie et attention. - le vol de l'aigle (Paris, 13 avril 1969)

Archives

G.S.N. - Groupe Serge Newman - Créateur du site Jiddu Krishnamurti - clscarre@gmai.com

bottom of page